Polyhandicap

2024


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Communications

Prise en charge des personnes polyhandicapées de 1950 à nos jours : le cas genevois117

Mariama Kaba
Institut des humanités en médecine, CHUV-FBM
Université de Lausanne, Lausanne, Suisse
1
Cette communication s’inscrit dans la lignée des disability studies, ou études sur le handicap, qui se développent dans les sciences humaines et sociales en Amérique du Nord au cours des années 1970, et sont largement diffusées en Europe à partir des années 1990. Ces études postulent que le handicap n’est pas seulement localisé dans les corps ou l’esprit des individus, mais qu’il est aussi une identité socialement et culturellement construite, dont la signification est façonnée conjointement par les politiques, les pratiques professionnelles, les arrangements sociétaux et les valeurs culturelles.
Après une longue tradition d’études sur le handicap soulignant l’aspect victimisant ou, au contraire, héroïque des personnes en situation de handicap, les années 2000 ouvrent une ère florissante d’études présentant le handicap comme une clé de lecture permettant d’examiner les phénomènes de société à travers le temps, sur le modèle des études de genre, de classes et d’ethnies. En histoire, notamment, l’intérêt est porté sur les politiques sociales, le militantisme en faveur des droits et les associations des personnes en situation de handicap. La parole leur est également donnée dans les années 2010, qui voient se multiplier des études impliquant des interviews de personnes en situation de handicap et des recherches aux approches participatives.
En 2015, la Fondation Clair Bois, principale institution pour personnes polyhandicapées du canton de Genève2 , souhaite retracer l’histoire de ses 40 années d’existence. Une histoire presque sans passé en regard du contexte du polyhandicap, qui n’a jusqu’alors pas fait l’objet d’investigations poussées. Mandatée pour réaliser cette recherche, je suis amenée à explorer les archives de la Fondation Clair Bois et celles de la principale association de parents à l’origine de la fondation, l’Association genevoise des parents d’enfants infirmes moteurs cérébraux (AGEIMC), actuellement association Cerebral Genève. Deux domaines se croisent donc dans cette étude, qui permettent de construire l’histoire du polyhandicap : l’histoire du combat des parents d’une population enfantine très marginalisée, d’une part, et l’histoire d’une institution dans son environnement social, d’autre part. Cette présentation de la prise en charge des personnes polyhandicapées à Genève depuis le milieu du xxe siècle déborde largement le cadre cantonal, car l’histoire du polyhandicap est d’abord une histoire de réseau autour de la paralysie cérébrale.

Une histoire de réseau autour de la paralysie cérébrale

À la fin des années 1950, le nombre d’enfants atteints de paralysie cérébrale, alors appelés « enfants infirmes moteurs cérébraux » ou « enfants IMC », est estimé à 3 000 individus en Suisse, tandis que le canton de Genève compte quelques dizaines d’enfants concernés. Il est alors communément admis que, dans les pays occidentaux au niveau socioéconomique comparable à celui de la Suisse, l’infirmité motrice cérébrale touche une tranche marginale de la population. Elle concernerait 0,3 % de la population globale, loin derrière la déficience mentale qui est le handicap le plus représenté, avec 3 % de la population.
Pour rappel, la paralysie cérébrale est à l’origine des formes de déficiences les plus sévères, résultat de lésions cérébrales survenues avant la naissance, pendant l’accouchement ou chez le tout petit enfant. Elle provoque divers types de paralysies souvent associées à des troubles cognitifs et sensoriels importants. Les personnes concernées sont généralement dépendantes pour tous les actes la vie quotidienne, et sont considérées comme étant l’une des catégories de la population les plus vulnérables.
La faible proportion d’enfants infirmes moteurs cérébraux accentue l’aspect de marginalité à double titre : moins connus du grand public, ces enfants sont moins soutenus, tandis que leurs déficiences très prononcées sont souvent impressionnantes, suscitant étonnement, malaise, voire rejet. La plupart des parents d’enfants infirmes moteurs cérébraux restent discrets, bannissant certains lieux publics lors des sorties en famille afin d’éviter les regards insistants ou, au contraire, fuyants – une réalité encore présente de nos jours.

Aux origines de l’organisation suisse en faveur des enfants infirmes moteurs cérébraux : les buts de l’ASEIMC (Association suisse en faveur des enfants infirmes moteurs cérébraux)

Face à l’isolement de ces enfants et de leurs familles, celles-ci entrevoient la possibilité d’améliorer leur situation, dans le contexte d’activisme social qui caractérise le milieu du xxe siècle. Pour rappel, au sortir de la Seconde guerre mondiale, les pays concernés relancent l’économie : trois décennies de croissance où se développe l’État social, ou État Providence, qui favorise une forte expansion du secteur social.
Cette société fait aussi face à une nouvelle compréhension du handicap, du fait d’avancées sur le plan médical : à partir des années 1950, l’argument des tares héréditaires et de l’alcoolisme pour expliquer les déficiences de l’enfant est remis en question par de nouvelles recherches. Celles-ci mettent en lumière les causes médicales de certaines maladies, telles que le syndrome de Down (trisomie 21) ou l’infirmité motrice cérébrale.
C’est dans ce contexte qu’est créée, en 1957, l’ASEIMC. L’invitation à l’assemblée de l’ASEIMC, qui va réunir 150 personnes en Suisse allemande, est lancée par un père de jumeaux infirmes moteurs cérébraux, Hans Leuzinger. Il assumera durant plusieurs années la présidence du comité central de l’organisation.
Lors de la fondation de l’ASEIMC, les thèmes prioritaires sont l’échange d’informations et d’expériences, la collaboration entre les proches et les professionnels, ainsi que la création de centres scolaires et thérapeutiques. À noter que les premières écoles spécialisées destinées spécifiquement aux enfants infirmes moteurs cérébraux existent ailleurs dès la fin des années 1940, en Angleterre et en Suède.
La prise de contact entre parents et avec l’ASEIMC est notamment favorisée par l’entremise de la docteure Elsbeth Köng, pionnière en Suisse des traitements de l’infirmité motrice cérébrale. D’abord responsable de l’Hôpital des enfants à Zurich où elle a fait sa formation, Elsbeth Köng devient médecin itinérant dès 1955, initiant dans plusieurs cantons la méthode Bobath (créée en Angleterre dans les années 1940) pour le traitement physiothérapique des enfants infirmes moteurs cérébraux.
Dès les années 1950, le travail d’Elsbeth Köng, qui deviendra cheffe de service à la Clinique pour enfants de Berne en 1963, permet donc aux enfants infirmes moteurs cérébraux de suivre une thérapie plus appropriée à leur état de santé, et d’informer les familles concernées. Elsbeth Köng réalisera aussi en 1960 une brochure intitulée Traitement et éducation de l’enfant infirme moteur cérébral, conçue pour aider les parents qui, pour la plupart, ne disposent à l’époque d’aucune connaissance sur le handicap de leur enfant. Soutenue par Elsbeth Köng, l’ASEIMC va favoriser l’émergence de sections régionales, notamment à Zurich (1957) ainsi que dans les cantons de Vaud et Genève (1958).

Le handicap à Genève : contexte législatif et institutionnel (années 1950-1960)

Dans le canton de Genève, l’Association genevoise en faveur des enfants infirmes moteurs cérébraux (AGEIMC) voit le jour dans une année charnière. La loi cantonale de 1952 sur l’aide aux invalides, qui était jusqu’alors limitée à la population active – donc surtout masculine – est modifiée en 1958 pour prendre en compte les personnes avec déficience mentale. D’autres associations du domaine du handicap sont créées la même année, comme l’Association de parents d’enfants mentalement handicapés (APEMH), qui sera très active à Genève et ailleurs. De plus, les discussions sur une assurance invalidité fédérale (au niveau national), qui couvrirait l’ensemble de la population suisse, active et non active, sont en passe d’aboutir.
La Suisse sera l’un des derniers pays d’Europe à se doter d’une assurance invalidité nationale, qui entre en vigueur en 1960. La loi sur l’assurance invalidité fournit un cadre législatif à la création d’institutions spécialisées en laissant toute latitude aux cantons d’initier, ou non, la création d’établissements. Elle assure en outre que les enfants « invalides » recevant un enseignement spécialisé peuvent obtenir des subsides, qui allègent sensiblement la participation financière des familles lors du placement de leurs enfants en établissement spécialisé.
Lors de la première révision de la loi sur l’assurance invalidité de 1968, une modification importante est apportée dans le domaine de l’éducation : la notion d’« inéducable » est supprimée de la loi, ce qui a pour conséquence que le droit aux subsides pour la formation scolaire spéciale existe indépendamment de la possibilité d’une réinsertion dans la vie active (article 8 de la loi). De plus, à Genève, le canton se dotera d’une loi d’encouragement, votée en 1971, pour l’attribution de subventions aux établissements d’éducation qui « accueillent des mineurs en difficulté d’âge scolaire et postscolaire placés hors du milieu familial » (article 1).
Couplé à la période de bonne conjoncture, ce contexte législatif favorise en Suisse un « boom » des institutions dans le champ de l’éducation spécialisée, mais aussi dans celui de la formation d’adultes sur le marché secondaire du travail (tableau Irenvoi vers). Les politiques sociales suisses vont donc fortement favoriser le système institutionnel, tandis que, ailleurs en Europe, souffle un vent de désinstitutionnalisation. Dans le domaine du handicap très sévère, les associations revendiquent des structures spécialisées, thérapeutiques et scolaires. Il faut relever aussi, pour l’époque, les modifications dans la population concernée : les enfants atteints de séquelles de poliomyélite, dont la proportion décroît fortement en Suisse dès le début des années 1960 du fait de la vaccination anti-poliomyélite, laissent place aux enfants atteints de paralysie cérébrale en forte hausse.

Tableau I Le « boom » des institutions à Genève

Année de création
Institution
1961
Centre de physiothérapie pour enfants IMC
1962
Ateliers pour adultes avec déficiences mentales de la SGIPA
1962
Village d’Aigues Vertes pour adultes de l’APEMH
1965
Foyer privé Peter Camille pour enfants avec déficience mentale
1967
Foyer Clair Fontaine pour adolescents de l’APEMH
1967
Foyer de Murcie pour jeunes travailleurs et apprentis des APEMH, SGIPA, AJETA
1971
Foyer handicap pour personnes avec déficiences physiques
1972
École spéciale pour enfants plurihandicapés de l’APEMH
1975
Foyer Clair Bois de Lancy pour enfants et adolescents IMC

AJETA : Association d’aide aux jeunes travailleurs et apprentis ; APEMH : Association de parents d’enfants mentalement handicapés ; IMC : Infirme moteur cérébral ; SGIPA : Société genevoise pour l’intégration professionnelle d’adolescent(e)s et d’adultes.

Mais dans un premier temps, l’urgence pour l’AGEIMC réside dans l’accès des enfants aux traitements par physiothérapie. Ceux-ci sont jusqu’alors prodigués à l’Hôpital orthopédique de Lausanne, à 60 kilomètres de Genève, où les parents doivent se rendre à leurs frais.
L’AGEIMC prend contact avec un éminent médecin, Frédéric Bamatter, professeur de la clinique pédiatrique à l’Université de Genève, spécialisé dans les malformations congénitales des nourrissons. Il va initier en 1961 la création du premier Centre de physiothérapie pour infirmité motrice cérébrale à Genève, qui ne cessera de se développer par la suite. Frédéric Bamatter et son équipe de soignants vont aussi soutenir les premières initiatives de l’AGEIMC dans la mise sur pied d’activités récréatives (camps de vacances, cours de natation, fêtes diverses). Ces loisirs permettent de rompre le quotidien des familles et des enfants, et de stimuler le développement de ces derniers tout en favorisant davantage leur intégration – ou du moins leur visibilité – dans la société.
L’AGEIMC bénéficie aussi de ressources matérielles et financières, grâce à : (i) l’assurance invalidité nationale dès son entrée en vigueur en 1960 ; (ii) la Fondation suisse en faveur des enfants infirmes moteurs cérébraux (future Fondation Cerebral) qui est créée en 1961 afin de centraliser la récolte de dons et fournir un appui matériel aux familles ; (iii) l’Association privée Pro Infirmis qui centralise l’information sur le handicap en Suisse ; (iv) ainsi qu’à des dons de diverses provenances. Sans omettre l’investissement de nombreux bénévoles, puisque les compétences des membres de l’AGEIMC ne seront « professionnalisées » qu’à la fin des années 1970, avec un premier poste de secrétaire financé par l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS) – équivalent suisse de l’Inserm en France. De plus, Genève voit en 1965 la création de l’Union des Associations d’invalides et handicapés du canton, qui fédère les divers groupes genevois dans le but de mettre en commun les énergies et obtenir plus de visibilité et de résultats dans leurs actions.
Il faut rappeler que cette activité intense dans le domaine du handicap s’observe un peu partout dans les pays occidentaux. Des personnalités influentes, directement concernées par le handicap, se mobilisent. Aux États-Unis par exemple, le Président Kennedy, dont une des sœurs a une déficience mentale, a nommé en 1961 la première Commission d’experts à la Maison Blanche chargée d’étudier la question de la prise en charge des personnes avec déficience mentale. La période vit aussi les effets de la crise politique et culturelle de « Mai 68 », qui favorise une société plus permissive et plus tolérante aux différences, marquée par un essor manifeste de l’activité associative (estudiantine, féministe, écologique, pacifiste, etc.). Dans ce contexte, la Ligue internationale des associations de parents d’enfants mentalement handicapés adopte en 1968 la Déclaration des droits des déficients mentaux, suivie 3 ans plus tard par une Déclaration similaire promulguée par l’Assemblée générale des Nations unies.

Un premier projet d’institution pour enfants infirmes moteurs cérébraux à Genève (années 1970)

Un autre défi de l’AGEIMC est l’obtention d’une structure d’accueil et éducative destinée aux enfants infirmes moteurs cérébraux et permettant d’assurer un suivi adéquat par des professionnels pour lesquels n’existe alors aucune formation dans le domaine de l’infirmité motrice cérébrale à Genève. Au préalable, il s’agit de cerner les besoins.
Pour ce faire, divers appuis vont être trouvés, grâce à l’engagement d’un club très privé de Genève, le Club du Lundi, formé d’anciens officiers à la retraite. Le président de ce club, un ancien directeur d’entreprise, prend l’initiative de former un groupe de travail pour étudier la question du vide institutionnel pour les enfants infirmes moteurs cérébraux. Les membres de ce groupe proviennent de milieux sociaux ou professionnels influents qui, disposant d’un certain « capital social » (décrit par le sociologue Bourdieu), font bénéficier le projet de leurs réseaux. Il s’agit notamment du professeur Frédéric Bamatter, d’une assistante sociale de Pro Infirmis, d’un journaliste, d’un avocat, de représentants de l’AGEIMC. Ce groupe va mandater une enquête pour connaître les besoins des familles sur le canton de Genève. À noter que les enquêtes sur les types de déficiences au niveau national constituent, encore de nos jours, le maillon faible de l’évaluation des besoins par le gouvernement suisse.
Suite à l’évaluation des besoins des familles du canton, le groupe effectue un important travail de lobbying auprès des diverses autorités, de la population et de l’assurance invalidité afin d’obtenir les accords pour créer une institution. Enfin, il organise des campagnes de sensibilisation auprès du public (manifestations, ventes, publications de brochures, etc.) visant à mieux faire connaître la situation des enfants infirmes moteurs cérébraux et de leur famille et la nécessité d’une institution. Avec l’AGEIMC, le groupe obtient en 1971 la création de la Fondation Clair Bois, destinée au contrôle des fonds et des subventions pour la réalisation d’un foyer d’enseignement et d’éducation spécialisés.
Si bien qu’en 1975 s’ouvre le premier foyer de Clair Bois, sur la commune de Lancy, qui se destine à 40 enfants pour l’internat et l’externat. Il s’agit d’une institution privée reconnue d’utilité publique. À ses débuts, très peu d’enfants sont accueillis, et ils le sont surtout sur le mode de l’externat. Car les familles sont réticentes à confier à des tiers, encore peu formés dans le domaine, leur enfant « hyper vulnérable » du fait de la lourdeur des déficiences, et dont les parents connaissent la moindre spécificité. Il faudra une dizaine d’années pour que la confiance entre les parents et le foyer s’installe, mais aussi pour que la majorité des éducateurs acquièrent les compétences nécessaires.
L’institution sera soutenue dès ses débuts par l’Association des amis de Clair Bois, qui poursuit le travail d’information et d’aide à la récolte des fonds. Par ailleurs, Clair Bois participera à des projets des autorités politiques lancés dans le domaine du handicap, notamment dans le cadre d’une commission chargée de coordonner et documenter les activités des services publics et privés en faveur des personnes avec déficience mentale.
À partir du milieu des années 1970, les valeurs se sont modifiées et de nouvelles conceptions de la personne en situation de handicap se font jour, portées par de nouvelles approches intellectuelles et théoriques du handicap. Ainsi, les disability studies développées aux États-Unis et au Canada, soutiennent que le handicap n’est pas seulement localisé dans le corps ou l’esprit des individus, mais est aussi et surtout une identité socialement et culturellement construite. Dès les années 1980, le « principe de normalisation », puis celui de « valorisation du rôle social » proposent des approches socio-éducatives plus participatives et valorisantes pour les personnes en situation de handicap. Au niveau international, l’Organisation mondiale de la santé édite la première Classification internationale des déficiences, incapacités et handicaps (1980), qui, bien que contestée dès son application, ouvrira la voie à d’autres modèles, tels que le Processus de production du handicap (PPH) dans les années 1990, ainsi que la deuxième Classification internationale du handicap en 2000. De plus, 1981 est désignée Année internationale de la personne handicapée par les Nations unies, donnant à de nombreux projets l’occasion de visibilité.
Les années 1980 voient aussi une nouvelle orientation vers les adultes avec déficiences sévères, du fait du vieillissement de cette population. L’espérance de vie des enfants avec paralysie cérébrale s’est allongée grâce aux avancées médicales couplées à l’évolution des mesures socio-éducatives. Il y a donc besoin de plus de places pour ces personnes dans les institutions.

Nouveaux projets d’institutions pour personnes polyhandicapées à Genève (années 1980-1990)

Ainsi à Genève s’ouvre en 1986 le deuxième foyer de Clair Bois, dans le quartier de Pinchat. Ce foyer est une expérience pilote à Genève et pour toute la Suisse, car il offre une prise en charge éducative d’adultes avec déficiences physiques très sévères, dans un contexte étudié pour ce type de population.
À cette occasion, la Fondation Clair Bois procède à une refonte de ses statuts pour spécifier sa nouvelle orientation qui, aux enfants infirmes moteurs cérébraux, ajoute les adultes, en introduisant également la notion de polyhandicap (encadré 1renvoi vers). Cette dernière désigne alors les « handicapés locomoteurs très touchés ayant besoin d’une scolarité spéciale et susceptibles d’acquérir une certaine autonomie sociale » ; ou encore « très fortement handicapés qui, hors de leur entretien, ne requièrent aucuns soins médicaux spéciaux ».

Encadré 1: Buts de la Fondation Clair Bois selon les statuts de 1986, article 3

« a) la construction et l’exploitation de maisons d’accueil et d’éducation en externat ou internat d’enfants, d’adolescents, et de jeunes adultes infirmes moteur-cérébraux ou handicapés locomoteurs très touchés, ayant besoin d’une scolarité spéciale et susceptibles d’acquérir une certaine autonomie sociale ;
b) d’accueillir temporairement des enfants, adolescents ou jeunes adultes très fortement handicapés qui, hors de leur entretien, ne requièrent aucuns soins médicaux spéciaux. »
Cette expérience d’un nouveau foyer pour adultes polyhandicapés s’inscrit aussi dans un processus de reconnaissance et de valorisation, à travers le concept désormais répandu de l’autodétermination. Celle-ci donne la possibilité aux personnes d’être véritablement actrices de leur vie et de faire des choix qui les concernent (exprimer des préférences, prendre des initiatives, participer aux décisions), sans que les incapacités soient un facteur d’exclusion. On réalise aussi que ces personnes n’ont pas seulement des manques, mais aussi des compétences. Cela entraînera d’ailleurs quelques tensions avec les parents, qui ne sont pas habitués à ce que leurs enfants soient traités d’adulte à adulte.
Au début des années 1990, la Fondation Clair Bois ouvre un troisième foyer, sur la commune de Chambésy, destiné aux enfants infirmes moteurs cérébraux de quelques mois à l’âge de 12 ans. Il s’agit là d’une demande explicite des autorités cantonales genevoises qui, ayant réalisé les besoins institutionnels en la matière, préfèrent s’en remettre au savoir-faire de la Fondation Clair Bois au lieu d’ouvrir une nouvelle institution publique. Désormais, avec trois foyers, la Fondation peut accueillir les personnes polyhandicapées de la naissance à l’âge adulte. Avec une centaine de bénéficiaires et près de 250 employés, la gestion de la Fondation s’est complexifiée, si bien qu’une Direction générale est créée en 1991.
Avec l’aide de l’AGEIMC, la Fondation Clair Bois poursuit les campagnes de sensibilisation en faveur des personnes polyhandicapées sur tout le canton de Genève. Elle devient une favorite des milieux de soutien et peut garder le cap, malgré la récession économique qui s’est installée dans les années 1970 et qui se fait particulièrement sentir dès les années 1990. En effet, dès cette période, des restrictions budgétaires de taille sont imposées aux institutions, ce qui se manifeste par une importante diminution des subventions publiques. Les partenariats de toutes sortes doivent être consolidés, ce en quoi la Fondation Clair Bois a une certaine expérience.
Une pression supplémentaire est ajoutée par les approches modernes d’évaluation et de « qualité », qui visent à rationaliser et uniformiser les pratiques, notamment par de nouvelles procédures de soins. Il s’agit d’assurer la qualité des prestations, tout en faisant des économies, alors même que la demande est en hausse. Sur le terrain, cette situation se traduit par d’autres modalités de prise en charge moins individualisées, ce qui est très difficile dans le domaine du polyhandicap. Un nouveau type de personnel encadrant arrive aussi en institution, tels que aides-soignants et assistants socio-éducatifs, dont la formation est moins poussée que les éducateurs et thérapeutes.
On assiste aussi à un durcissement des conditions du marché du travail dans le contexte de mondialisation et d’accélération des échanges, présent dans tous les domaines de la société. Les professionnels des institutions expriment une augmentation du stress et de la pénibilité au travail, à laquelle répondent certaines mesures institutionnelles (formation continue et sensibilisation au burn out). Par ailleurs, la question de l’intégration des nombreuses minorités, linguistiques et religieuses, ainsi que l’évolution encore difficile du statut des femmes, réactualisent les réflexions sur l’égalité des chances pour tous, y compris pour les personnes en situation de handicap.
Ainsi, l’article sur l’Égalité de la nouvelle Constitution fédérale suisse, qui entre en vigueur en 2000, prévoit pour la première fois « des mesures en vue d’éliminer les inégalités qui frappent les personnes handicapées » (alinéa 4). Ces mesures sont entérinées en 2004 par la Loi suisse sur l’élimination des inégalités frappant les personnes handicapées (LHand). De plus, la Convention internationale pour les droits des personnes handicapées, adoptée en 2006 par les Nations unies, est ratifiée par la Suisse en 2014.
Au début du nouveau millénaire, certains droits restés longtemps tabou dans le domaine du handicap sont levés, notamment par le biais de formations des professionnels du champ. C’est le cas de sujets tels que l’intimité, la vie affective et la sexualité des personnes en situation de handicap, et de la problématique du deuil rencontré par les professionnels en institution lors du décès des résidents.

Conclusion

Du fait de la grande vulnérabilité de la population prise en charge, les évolutions institutionnelles, éducatives et thérapeutiques ont lieu dans la recherche d’un équilibre constant entre des pratiques professionnelles renouvelées, les attentes des familles et certains impératifs politiques. Les difficultés n’ont pas manqué dans l’institutionnalisation du polyhandicap, mais la Fondation Clair Bois a bénéficié de son savoir-faire et du crédit auprès de la population et des autorités pour maintenir le cap. Son statut d’institution privée lui a en outre permis de maintenir une certaine liberté d’action, tout en pouvant compter sur les subventions publiques et de généreux donateurs. Aussi, à l’heure actuelle, avec cinq foyers – deux supplémentaires pour adultes se sont ouverts dans les années 2000 – la Fondation Clair Bois reste la seule institution du canton de Genève qui prend en charge les personnes ayant les déficiences les plus sévères.
Toutefois, d’autres modèles de prise en charge de la population polyhandicapée sont désormais pensés. Les réflexions se portent notamment sur le développement de structures pluridisciplinaires partagées avec d’autres types de populations, l’externalisation des prestations, ou encore un soutien plus conséquent aux familles qui souhaitent une prise en charge à domicile. L’organisation accrue d’activités extra-scolaires figure aussi parmi les revendications les plus fortes des familles.

Références

[1] Kaba M. « D’autant plus déterminée qu’elle défend les plus vulnérables de tous ». Les débuts de l’Association genevoise des parents d’enfants infirmes moteurs cérébraux (années 1950-1970). In: In : Hürlimann G, Mach A, Rathmann-Lutz A, et coll., eds, editors. Lobbying: Die Vorräume der Macht – Les antichambres du pouvoir. Zurich:Chronos (Verlag); 2016; 25164Retour vers
[2] Kaba M. Clair Bois – 40 ans (1975-2015). Genèse et développement de la première fondation en faveur des personnes polyhandicapées à Genève. Plan-les-Ouates:Fondation Clair Bois; 2015. 131 pp. Retour vers
[3] Kaba M. La recherche en histoire sur le handicap. De la production de savoirs sur le handicap aux connaissances sur notre société. Pages romandes : Revue d’information sur le handicap. 2008; 4:4-6Retour vers
[4] Kaba M. Des reproches d’inutilité au spectre de l’abus. Étude diachronique des conceptions du handicap du xixe siècle à nos jours. Carnets de bord en sciences humaines. 2007; 13:68-77Retour vers

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