Polyhandicap

2024


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Communications

Histoire du polyhandicap au Québec : le développement des services pour les enfants ayant un polyhandicap
au Québec, 1940-1980

Susanne Commend
Laboratoire TEMOS (Temps, Mondes, Sociétés) UMR 9016,
Université d’Angers, Angers
Les enfants ayant un polyhandicap ont longtemps été absents des récits historiques, du moins « invisibilisés » en raison des représentations sociales marquées par l’incompréhension, la peur ou encore le rejet. Au Québec comme ailleurs en Occident au début des années 1940, la naissance d’un enfant ayant une malformation congénitale, surtout si elle était accompagnée d’une déficience intellectuelle, pesait lourdement sur les familles puisqu’on y voyait la preuve d’une punition divine à l’égard de péchés commis par les parents. Dans la société québécoise de l’après-guerre, encore marquée par la domination de la religion catholique, les médecins accoucheurs incitaient les familles à placer ce nouveau-né dans une institution administrée par des communautés religieuses. Il était fréquent que les praticiens partagent les préjugés véhiculés par l’ensemble de la société à l’égard du handicap, et en particulier du handicap mental.
S’ils survivaient, ces enfants étaient souvent cachés dans des asiles et des institutions ou loin de la maison familiale. Leur participation à la vie de leur communauté a donc longtemps été marginale. Par conséquent, les documents d’archives permettant de retrouver le passé de ces enfants sont difficiles à trouver, et se limitent souvent à des archives institutionnelles qui sont avares d’informations sur des thèmes plus sensibles, comme la vie familiale ou les trajectoires individuelles.

Historicité des désignations :
dire et définir le polyhandicap au Québec

Au Québec, les personnes polyhandicapées sont désignées par diverses appellations, et le terme polyhandicap est rarement utilisé. Comme le soulignent Thania Corbeil et Francine Julien-Gauthier, dans cette province canadienne, l’information disponible au sujet de l’aide et des services offerts aux personnes polyhandicapées et à leur famille n’est pas facile à repérer, notamment parce que les personnes polyhandicapées sont désignées par différentes appellations telles que « personnes ayant des incapacités sévères et multiples » (Julien-Gauthier et Corbeil, 2021renvoi vers, p. 1178). Dans les services scolaires, ces enfants font partie de la catégorie des élèves ayant une déficience intellectuelle profonde et le mot polyhandicap n’apparaît pas.
Selon ces chercheuses, la personne polyhandicapée se définit comme celle « ayant un handicap grave à expression multiple associant déficience motrice et déficience intellectuelle sévère et entraînant une restriction extrême de son autonomie et de ses possibilités de perception, d’expression et de relations » (Julien-Gauthier et Corbeil, 2021renvoi vers, p. 1179). Le Centre Philou, organisme montréalais offrant des services aux enfants polyhandicapés et leur famille, propose une définition analogue : « l’enfant polyhandicapé présente une déficience motrice grave combinée à une déficience intellectuelle de sévère à profonde entraînant une restriction extrême de l’autonomie »1 . Plus largement, l’Office des personnes handicapées du Québec définit la personne handicapée comme « toute personne ayant une déficience entraînant une incapacité significative et persistante et qui est sujette à rencontrer des obstacles dans l’accomplissement d’activités courantes » (Office des personnes handicapées du Québec, 2017renvoi vers, p. 7). Au niveau fédéral enfin, la Loi canadienne sur l’accessibilité définit le handicap comme : « Déficience notamment physique, intellectuelle, cognitive, mentale ou sensorielle, trouble d’apprentissage ou de la communication ou limitation fonctionnelle, de nature permanente, temporaire ou épisodique, manifeste ou non et dont l’interaction avec un obstacle nuit à la participation pleine et égale d’une personne dans la société » (Loi canadienne sur l’accessibilité L.C., ch. 10, 2019)2 .
Dans l’après-guerre, l’incapacité motrice chez les enfants est principalement due à la poliomyélite et à la paralysie cérébrale. À l’époque, les enfants atteints d’une de ces conditions entraînant des difficultés motrices ou neuro-musculaires sont globalement désignés par le terme « infirmes » (crippled), appellation délibérément reprise dans ce texte pour signifier l’historicité et le caractère construit du concept. Si l’histoire de la poliomyélite est assez bien documentée, la paralysie cérébrale demeure pour sa part très peu connue3 .
Selon nos recherches, le terme polyhandicapé est mentionné pour la première fois dans un quotidien montréalais en 1975. Avant les années 1970 qui sont marquées par une vaste mobilisation des personnes handicapées pour la reconnaissance de leurs droits, des termes ayant une connotation péjorative sont généralement employés : arriéré, sous-doué, infirme, hydrocéphale, débile, notamment. Le terme d’enfant inadapté apparaît dans la décennie 1960 et coexiste avec celui d’enfance exceptionnelle, un calque de l’anglais exceptional children. Au cours des années 1970, les enfants ayant à fois une déficience intellectuelle et motrice sont désignés par l’adjectif sur-handicapés, ou encore multi-handicapés, et il n’est pas rare qu’il existe une certaine ambiguïté, voire une confusion, entre ces termes.

Parents dévoués ou désemparés, les familles au chevet de l’enfant polyhandicapé

L’annonce d’une déficience motrice ou d’une malformation congénitale au moment de la naissance du bébé, ou plus tard dans la vie de l’enfant, bouleverse profondément le destin des familles. À travers le choc de l’annonce du handicap du nouveau-né, les familles vivent une crise profonde qui est parfois accentuée par le manque de coopération du personnel médical.
Les proches sont alors déchirés par un dilemme douloureux : faut-il garder le nourrisson ou le placer ? Les recherches de Marie-Paule Malouin sur l’enfance en difficulté au Québec, tout comme les travaux fondateurs de Lucia Ferretti montrent que les familles canadiennes-françaises avaient davantage recours au placement de leur progéniture dans les institutions religieuses que les anglophones chez qui l’organisation de services sociaux à domicile était plus développée (Malouin, 1996renvoi vers ; Porter et Ferretti, 2014renvoi vers, p. 234-5). L’évolution de la protection de l’enfance, la promotion des droits des enfants, conjuguées à de nouvelles sensibilités face au bien-être et à l’épanouissement des petits, fondés sur la psychologie, vont peu à peu renverser la tendance des familles à confier leur nouveau-né déficient à une institution. Les parents obtiennent de nouveaux droits, mais en contrepartie, ils se voient conférer des responsabilités accrues : d’abord, celle de garder leur enfant handicapé à la maison ; ensuite, celle de favoriser son développement dès le plus jeune âge en lui donnant divers soins, tout comme une éducation lui permettant d’augmenter son autonomie. L’essor du « modèle de la psychologie », qui insiste notamment sur l’importance du lien affectif avec la mère et le respect du rythme de l’enfant, entraîne une multiplication des attentes à l’égard du rôle maternel (Hamelin Brabant, 2006renvoi vers ; Turmel, 1997renvoi vers). Idéalisée, cette perception de plus en plus complexe de la maternité accroît la pression sur les mères. Ainsi, celles qui ne correspondent pas à la vision idyllique de la « bonne maman souriante et attentionnée » qui, de surcroît, élève un enfant handicapé feront davantage l’objet de critiques (Baillargeon, 2004renvoi vers).
Souvent blâmées pour le handicap du bébé, les mères sont particulièrement sujettes à la désapprobation puisque la culpabilité qu’elles éprouvent peut les conduire à rejeter le nouveau-né ou à l’autre bout du spectre, à surprotéger l’enfant. Cette surprotection parentale est vivement décriée par les pédagogues qui dénoncent les effets néfastes sur l’enfant : manque d’autonomie et de confiance, agressivité allant parfois jusqu’à un comportement délinquant. Par ailleurs, la tendance des mères à « couver » leurs enfants est plus marquée pour les filles que les garçons, celles-ci étant perçues doublement vulnérables et inaptes au mariage.

Le développement des soins pour les paralysés cérébraux au Québec

La paralysie cérébrale, ou déficit moteur cérébral (DMC), devient la première cause de déficience physique chez les nourrissons au tournant des années 1960 au Québec, tout comme dans la plupart des pays industrialisés. Trouble affectant le tonus musculaire, la coordination et les mouvements, la paralysie cérébrale résulte de lésions irréversibles du cerveau qui peuvent survenir avant la naissance, durant l’accouchement ou pendant les deux premières années de vie de l’enfant. Ces lésions se produisent parfois en raison d’une infection chez la mère pendant la grossesse (rubéole), ou des suites d’une grossesse multiple (jumeaux) ou prématurée. La paralysie cérébrale peut entraîner des troubles moteurs (posture, coordination des mouvements), ainsi que des troubles sensoriels et du langage, à des degrés variables d’une personne à l’autre. Historiquement, la paralysie cérébrale était faussement associée à une malformation congénitale et héréditaire qui faisait peser le poids d’une « faute » génétique ou morale sur les parents. Les parturientes ne se résignaient pas toutes à porter le blâme de cette naissance anormale. Plusieurs mères étaient au contraire convaincues que la pathologie de leur nourrisson avait été causée par une erreur médicale du praticien au moment de l’accouchement, comme n’avoir pas réagi assez promptement pour lui éviter de manquer d’oxygène, par exemple. Des femmes dont nous avons recueilli les témoignages soupçonnaient même leur médecin d’être en état d’ivresse. Par ailleurs, les médecins accoucheurs n’étaient pas formés pour diagnostiquer cette pathologie. Encore au début des années 1950, croyant à tort que la paralysie cérébrale entraîne de facto une déficience intellectuelle, les médecins déclarent généralement aux parents qu’aucun traitement n’est susceptible d’améliorer l’état de leur bébé et qu’il est donc préférable de le placer dans une institution pour « arriérés mentaux ». Accablés par ce diagnostic sans espoir d’amélioration, des familles se sont séparées de l’enfant, d’autres le gardaient par devoir mais demeuraient démunies et sans ressources pour les aider dans leur tâche. Les incapacités associées à la paralysie cérébrale (comme une déficience visuelle, auditive ou intellectuelle, notamment) sont en réalité très variables d’un enfant à l’autre, mais elles s’avèrent alors fort mal connues. Tandis que les jeunes atteints de poliomyélite parviennent à récupérer un usage partiel de leurs membres, les paralysés cérébraux ayant des atteintes multiples ont pour leur part longtemps été perçus comme des « incurables », les « plus infortunés des infirmes » (Hanes, 1995renvoi vers, p. 33). Le développement de la réadaptation et les tentatives des groupes de parents vont peu à peu modifier cette vision très péjorative.
Au tournant des années 1950, des cliniques consacrées aux traitements de la paralysie cérébrale sont inaugurées dans les hôpitaux montréalais pour enfants, d’abord au Children’s Memorial Hospital (CMH) puis à Sainte-Justine. Cet essor des services spécialisés s’effectue dans le milieu hospitalier avec la collaboration et les efforts conjugués du personnel médical et de l’Association de la paralysie cérébrale du Québec (APCQ). Créé en 1949, ce regroupement de parents anglophones tente, par sa contribution financière, d’inciter le personnel à acquérir une expertise dans ce domaine encore largement inexploré.
Pionnier en neurologie pédiatrique au Québec, le docteur Preston Robb ouvre la première clinique de paralysie cérébrale dans la province en 1947, au CMH4 . Jusqu’alors, les quelques traitements de réadaptation que ces jeunes recevaient étaient surtout offerts dans une école spécialisée, la School for Crippled Children ; il leur fallait donc attendre d’avoir atteint l’âge scolaire pour amorcer leur réadaptation. Convaincu de l’importance de prodiguer des soins précoces, le docteur Robb instaure une clinique de stimulation pour les enfants d’âge préscolaire sous la supervision commune des départements d’orthopédie, de neurologie et du service social de l’hôpital. Les tout-petits atteints de déficit moteur cérébral y reçoivent des traitements de physiothérapie et d’orthophonie. Dès le début des années 1950, la clinique de paralysie cérébrale se développe davantage et se distingue par la vaste équipe multidisciplinaire formée à la fois de neurologues, d’orthopédistes, de physiothérapeutes, d’orthophonistes, d’ergothérapeutes, de psychologues, de travailleurs sociaux et d’éducateurs spécialisés (Commend, 2018renvoi vers, p. 156). Une collaboration s’établit entre cette équipe et les parents : le docteur Robb et l’orthopédiste Murray McIntyre siègent d’ailleurs au comité médical de l’APCQ, tout comme les docteurs Albert Royer et Calixte Favreau, de l’hôpital Sainte-Justine (Commend, 2018renvoi vers, p. 157).

Les écoliers atteints de paralysie cérébrale entre scolarisation et traitements psychomédicaux

Dans les années 1920, l’État québécois légifère afin de permettre aux commissions scolaires d’organiser des services adaptés pour les enfants handicapés. La Loi concernant l’établissement de classes spéciales pour l’instruction de certains enfants, adoptée en 1929, autorise les commissaires d’écoles, sans pour autant les y obliger, à ouvrir des classes spéciales pour les enfants jugés « arriérés ou qui sont incapables de profiter de l’enseignement donné dans les classes qui correspondent à leur âge » ou encore qui « à raison de faiblesse physique ou pour autres causes exigent une attention spéciale »5 . Cette loi coïncide avec l’ouverture, la même année, des premières classes spéciales pour les enfants ayant un retard intellectuel dans la métropole. En 1932, la première école pour les élèves ayant un handicap moteur, l’école Victor Doré, ouvre ses portes à Montréal. Afin d’assurer une prise en charge globale de l’enfant, cette école est à la fois un lieu d’instruction et de soins. Des traitements de réadaptation sont assurés par une équipe multidisciplinaire (orthophoniste, physiothérapeute, ergothérapeute, travailleur social) sous la direction d’un orthopédiste.
L’expertise médico-psychiatrique joue un rôle marquant dans la sélection des élèves dès les années 1920, puisque l’entrée à l’école est à la fois déterminée par le diagnostic d’un médecin et une évaluation psychométrique. Cette entrée de la médecine dans l’école se manifeste partout en Occident et s’intensifie avec la généralisation des inspections médicales. Les tests de mesure de l’intelligence développés par Binet et Simon sont utilisés afin de dépister et classer les élèves selon leur quotient intellectuel et des barèmes précis permettent de tracer la frontière entre la « normalité » et l’anormalité (Binet et Simon, 1907renvoi vers). En plus d’établir une opposition entre les normaux et les anormaux, ces tests déterminent la frontière entre les éducables, qui relèveront de l’école régulière (ou de la classe spéciale selon leur niveau), et les inéducables, relégués à l’hospice ou l’asile, traçant ainsi un clivage entre le champ pédagogique et le médico-psychiatrique6 .
Chargée de former les citoyens en devenir, l’école devient le lieu où s’effectuent le tri et le classement des enfants dans un objectif d’efficacité pédagogique et, à terme, d’efficience budgétaire. En écartant les sujets incapables de s’instruire par les méthodes pédagogiques ordinaires, les classes spéciales visent à permettre des économies en écartant les élèves occupant « inutilement » les bancs d’école. Cette sélection précoce et ce classement des élèves permettent l’homogénéisation des classes, un principe pédagogique défendu dans les écoles européennes tout comme au Québec, et qui légitimise la ségrégation des enfants en difficulté. Ces classes plus homogènes doivent permettre d’accroître le rendement scolaire des élèves, garantissant ainsi une rentabilité économique à l’État, un principe qui justifie l’organisation d’écoles et de classes spéciales soutenues par le financement public (Commend, 2018renvoi vers, p. 208).
Avant 1950, les futurs élèves, bien qu’ils aient souvent accumulé un retard académique, se doivent d’avoir un quotient intellectuel dans la moyenne, des enfants jugés trop arriérés sont exclus de l’école régulière pour être envoyés dans des écoles spéciales et parfois en bout de ligne à l’asile (Saint-Jean-de-Dieu, au Mont-Providence ou à l’hôpital Sainte-Anne de Baie-Saint-Paul).
Le début des années 1960 marque une période charnière au cours de laquelle la proportion d’enfants atteints de séquelles de la poliomyélite décroît, tandis que le nombre de cas de paralysie cérébrale augmente dans les écoles spécialisées du Québec, dont la plus importante est l’école Victor-Doré à Montréal. Ainsi, au cours de l’année scolaire 1964-65, 42 % des écoliers de cet établissement sont atteints de paralysie cérébrale (soit 175 enfants sur 420 inscrits)7 . L’amélioration de l’accès à l’éducation et le changement des mentalités favorisent progressivement l’admission des jeunes ayant un léger handicap dans les écoles régulières. En parallèle, les développements de techniques pédagogiques et des soins médicaux pour les paralysés cérébraux, conjugués aux pressions des groupes de parents, leur permettent d’être davantage scolarisés. Outre cet accroissement des cas de paralysie cérébrale, la clientèle de l’école spécialisée se complexifie, les élèves présentant alors 63 pathologies différentes, en plus d’être « de plus en plus gravement handicapés », ce qui reflète l’accroissement du polyhandicap dans la province8 . Le directeur de l’école Victor-Doré insiste alors sur les caractéristiques de cette population scolaire très hétérogène aux possibilités d’apprentissage très différentes, ajoutant : « certains ne sont chez nous qu’en convalescence, d’autres devront s’y retrouver pour toute leur scolarité. Quelques enfants meurent tous les ans, d’autres atteints de dégénérescence physique mourront d’ici quelques années »9 . En 1981, l’école Victor-Doré accueille 124 enfants (86 garçons et 48 filles), âgés entre 5 et 13 ans, provenant de tout l’Ouest du Québec, pour la plupart atteints de déficiences multiples. Près de 40 % de ces élèves ont un déficit moteur cérébral qualifié de « sévère », ce qui signifie qu’ils ne marchent pas et sont totalement dépendants pour les activités de la vie quotidienne10 .
En plus de cette complexification, loin de diminuer, la clientèle des jeunes handicapés ne cesse alors d’augmenter, même à l’école spécialisée, sous l’effet de la réforme de l’éducation au début de la décennie 1960 qui entraîne une démocratisation de l’instruction et un prolongement de la scolarité. À travers le Bureau de l’enfance exceptionnelle créé en 1963, l’État administre et supervise dorénavant la scolarisation des enfants en difficulté, développe de nouveaux services éducatifs, ce qui favorise l’accès à l’instruction pour cette clientèle. Outre ces changements dans le domaine de l’éducation, cette augmentation est aussi liée à la poussée démographique des enfants d’âge scolaire résultant du baby boom d’après-guerre. Alors qu’en 1946, l’enfance en difficulté représentait à peine 0,65 % de la population scolaire, cette proportion atteint les 1,1 % en 1965. Douze ans plus tard en 1977, les élèves en adaptation scolaire représentent 8,6 % de l’effectif régulier, une hausse importante de la clientèle (Duval et coll., 1997renvoi vers, p. 315).
Au tournant des années 1980, le gouvernement québécois adopte sa première politique de l’adaptation scolaire, qui reconnaît l’importance de rendre l’école publique plus accessible aux élèves les plus lourdement handicapés. Les services éducatifs pour les enfants ayant une déficience intellectuelle profonde, tout comme les jeunes polyhandicapés, se développent vers un modèle plus inclusif.

Une association de parents pour éduquer
et écouter les familles

En 1949, des parents d’enfants handicapés se regroupent afin de lutter contre la « longue et déplorable indifférence » de la société à l’égard de la paralysie cérébrale. Cette affection est alors peu connue, mal diagnostiquée ou encore confondue avec la déficience intellectuelle, et les jeunes paralysés cérébraux sont perçus comme les cas les plus « désespérés » parmi l’ensemble des enfants handicapés. Les parents veulent donc sensibiliser la société à leur situation et inciter les pouvoirs publics à financer la recherche dans ce domaine, comme le fait remarquer la journaliste Renaude Lapointe : « Il a fallu le cri pathétique de leurs parents, groupés en association, pour éveiller la conscience nationale à cette réalité11 . »
L’Association de la paralysie cérébrale du Québec (APCQ) vise à « assurer aux victimes de la paralysie cérébrale d’être acceptées comme des êtres humains ayant droit au respect et à l’admiration de tous » et à appuyer leurs parents dans leur lourde tâche (cité dans Commend, 2018renvoi vers, p. 240). À ses débuts, cette association de parents, qui mobilise essentiellement les élites anglophones de la métropole, finance la recherche médicale sur la paralysie cérébrale ainsi que le perfectionnement de professionnels de la santé. Bénéficiant de solides appuis financiers issus des milieux d’affaires, elle se dote d’un groupe de conseillers médicaux qui comprend les meilleurs spécialistes des hôpitaux montréalais.
Prenant appui sur les innovations apportées par la réadaptation chez les anciens combattants, les parents d’enfants institutionnalisés ont commencé à lutter pour l’amélioration des conditions de vie dans les établissements asilaires, de même que pour la création d’écoles et de services éducatifs pour leurs enfants. Mère d’un enfant ayant une déficience intellectuelle, Hanna Wollock entreprend les premières démarches pour regrouper d’autres parents et fonde l’Association de secours aux enfants arriérés en 1951. Cette association vise à élaborer et développer des moyens et programmes destinés à promouvoir le traitement, la formation, l’éducation, la réadaptation et l’orientation vocationnelle des personnes arriérées mentalement (Association du Québec pour l’intégration sociale, 2011, p. 27)12 .
En 1952, l’Association de la paralysie cérébrale du Québec (APCQ) fournit à l’hôpital Sainte-Justine les fonds nécessaires à l’ouverture d’une clinique spécialisée et à la formation du personnel intervenant auprès d’enfants atteints de déficit moteur cérébral (Baillargeon, 2007renvoi vers, p. 110). Afin de combler la pénurie chronique de personnel diplômé et spécialisé dans le domaine de la paralysie cérébrale, l’APCQ offre régulièrement des bourses de perfectionnement : Germaine Huot, qui dirige le département d’orthophonie, obtient une bourse d’études en orthophonie dans une université américaine. En 1961, cinq physiothérapeutes et deux médecins bénéficient de telles bourses de stage, comme l’indique le rapport de Lorna Sparrow, directrice de l’APCQ (Command, 2018renvoi vers, p. 157). À la fin des années 1960, plus de 500 enfants sont accueillis annuellement à la clinique de paralysie cérébrale de Sainte-Justine. Une maternelle basée sur la méthode Montessori est aussi ouverte à la même époque afin de permettre aux bambins ayant un déficit moteur cérébral (DMC) de socialiser et d’accroître leur réceptivité aux traitements de stimulation dès le plus jeune âge. Enfin, les parents sont étroitement associés aux soins, et des rencontres avec les membres de l’équipe multidisciplinaire sont régulièrement organisées à cet effet (Roy, 2007renvoi vers, p. 341).
L’APCQ instaure un programme d’éducation du public et un service de renseignements. Elle organise aussi des séances d’informations sur la paralysie cérébrale destinées au grand public afin de démystifier cette pathologie. L’association finance en outre la publication ou la traduction en français de divers documents informatifs. Au cours des premières années qui suivent la fondation de l’organisme, des articles paraissent dans divers quotidiens. Ceux-ci expliquent aux citoyens que les jeunes enfants atteints sont « mentalement normaux », même si leur corps est « dans un étau », souligne en 1950 le président et fondateur de l’APCQ, William Macklaier, au journal La Presse (Commend, 2018renvoi vers, p. 240). Ces campagnes médiatiques de sensibilisation insistent sur le potentiel intellectuel de ces enfants, en dépit de leurs difficultés de coordination et leurs problèmes d’élocution. Le docteur Pierre Labelle, chirurgien orthopédiste à l’hôpital Sainte-Justine, déclare par exemple dans une entrevue à La Presse en 1953 : « [S]i l’intelligence est intacte dans un corps infirme, tout n’est pas perdu13 . » Cette stratégie de communication met l’accent sur le fait que les paralysés cérébraux sont éducables, sans doute pour les distinguer des déficients mentaux auxquels ils sont associés, l’« arriération mentale » étant encore à cette époque très stigmatisante. Certains articles prétendent même qu’une proportion notoire de ces enfants ont une intelligence dépassant la moyenne, en plus d’avoir une personnalité très déterminée14 . Outre ce discours normalisant, les médias véhiculent largement une idéologie de la guérison, insistant sur les effets prodigieux des traitements de réadaptation et des avancées médicales sur l’état de ces enfants.
Le président de l’APCQ exprime une croyance triomphaliste aux progrès médicaux, qui produisent chaque jour de véritables miracles. Cette rhétorique de la guérison présente le handicap comme une condition qui, à l’aide d’un travail acharné et de traitements assidus, peut être surmontée. On réalise également des prouesses grâce aux techniques offertes par la physiothérapie ou l’orthopédie. Ainsi, un article paru en 1950 explique que l’Association de paralysie cérébrale du Québec « confie aux recettes souvent miraculeuses de la physiothérapie les membres impuissants ou atrophiés de nombreux enfants de tous les âges et de tous les quartiers15  » (nous soulignons). Outre les traitements ou la chirurgie, l’utilisation de prothèses pour suppléer des membres paralysés ou atrophiés constitue souvent une véritable panacée dans le discours. Reprenant le champ sémantique du « miracle », des articles tempèrent toutefois les attentes liées aux avancées médicales et mettent les parents en garde. Ils les invitent à demeurer réalistes et à « ne pas s’attendre à des miracles, mais plutôt [à] exercer leur patience en face du progrès très lent réalisé par leur enfant », comme le conseille la journaliste Renaude Lapointe16 . Le docteur Labelle utilise lui aussi cette formule : « Il ne faut pas s’attendre à un miracle dans le cerveau de l’enfant, mais plutôt dans le cœur de ceux qui l’entourent17  », ajoute-t-il.
Au début des années 1960, l’APCQ compte des divisions dans presque toutes les régions du Québec et réunit plus de 1 000 membres. Les médias régionaux font régulièrement paraître des invitations aux parents pour les inciter à participer à des rencontres d’éducation du public où l’on présente des conférences et des films. Des activités favorisant les échanges entre les parents et des groupes d’entraide sont aussi organisées.
Au tournant des années 1960, plusieurs facteurs concourent à changer le rôle des familles et à accroître leurs responsabilités à l’égard de leur enfant handicapé, notamment par le maintien de ce dernier à la maison. Les recherches psychosociales, qui s’intensifient dans les années 1940, démontrent les effets néfastes de la privation de l’affection maternelle et d’un séjour prolongé en institution sur le développement affectif et intellectuel des jeunes enfants (Malouin, 1996renvoi vers, p. 403-4). Les attaques répétées contre le placement en institution entraînent la fermeture graduelle des crèches et des orphelinats dans les années 1960, alors que le placement en famille d’accueil est désormais privilégié. En parallèle, à la fin des années 1970, le mouvement de défense des droits des personnes handicapées, qui s’appuie sur le principe de la normalisation, accentue la tendance au maintien des jeunes déficients dans leur milieu familial.

Des soins et des services près de la communauté : intégration et participation sociale, 1960-1980

Entre le début des années 1960 et le milieu des années 1970, un nouveau paradigme émerge en Occident : l’intégration sociale pour tous. La déficience intellectuelle « devient un état évolutif, caractérisé par l’insuffisance mentale, mais aussi, et c’est nouveau, par des limitations de l’adaptation sociale imputables au moins pour une part à la société, dont les exigences sont analysées désormais comme productrices de handicap », explique Lucia Ferretti (Ferretti, 2011renvoi vers, p. 332). D’un être appréhendé à partir de ses manques, au point parfois de presque se faire dénier le statut d’être humain, le déficient intellectuel devient une personne dont on apprend à voir aussi les capacités et à qui on reconnaît de plus en plus de droits. Les documents d’archives reflètent ces changements de perception, puisqu’ils mettent davantage l’accent sur la personne et son potentiel en vue d’acquérir l’autonomie dans la dignité. Cette évolution se traduit par l’adoption de textes officiels notamment la Déclaration des droits de l’enfant inadapté promulguée par le Bureau international catholique de l’enfance en 1963, puis la Déclaration des droits du déficient mental sanctionnée par l’Assemblée générale des Nations unies en 1971.
Dans les années 1970, sous l’influence des principes de la normalisation et de l’intégration, les associations de parents et de personnes handicapées revendiquent leurs droits et se mobilisent au Québec et sur la scène internationale, ce qui entraîne des changements législatifs. À cet égard, l’Assemblée nationale du Québec adopte, en 1978, la Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées. Cette dernière modifie la charte québécoise des droits et libertés de la personne de 1975 en ajoutant le handicap comme motif éventuel de discrimination. La loi a également pour effet de créer l’Office des personnes handicapées du Québec (OPHQ). Cette mobilisation trouve un écho sur la scène internationale : l’Organisation des Nations Unies décrète 1981 « Année internationale des personnes handicapées », ce qui permet de renforcer le mouvement de prise de parole amorcé précédemment (Office des personnes handicapées du Québec, 1981renvoi vers).
Les réflexions des divers acteurs tant associatifs que politiques conduisent, quelques années plus tard, à la publication d’une « politique d’ensemble » intitulée À part… égale. L’intégration sociale des personnes handicapées : un défi pour tous18 . Le document, qui bénéficie d’un consensus entre les acteurs gouvernementaux et les représentants de la société civile, fournit un énoncé extrêmement détaillé des principes et des valeurs devant guider les interventions québécoises en matière d’intégration sociale (Bourgault, 2016renvoi vers, p. 120-3). Parmi les orientations formulées, cette politique vise l’adoption d’une nouvelle approche théorique pour conceptualiser la personne handicapée. Développé par l’un des rédacteurs du document, le chercheur Patrick Fougeyrollas, le modèle du « Processus de production du handicap » le définit non pas comme une caractéristique intrinsèque à un individu, mais plutôt comme le résultat d’une relation entre les facteurs personnels et environnementaux (Fougeyrollas, 1986renvoi vers et 2010renvoi vers). Ce nouveau cadre théorique rompt avec une vision biomédicale du handicap pour proposer une conception axée sur les barrières socioéconomiques et culturelles comme entraves à la participation sociale et à l’intégration des individus.

Conclusion

En dépit des avancées importantes sur le plan politique et législatif, les logiques d’exclusion à l’égard des enfants lourdement handicapés perdurent encore de nos jours. Le désengagement de l’État néolibéral, le néo-eugénisme sous la forme du dépistage systématique des anomalies intra-utérines, la pression de la performance et l’intolérance à la différence dans les écoles freinent la participation des jeunes ayant un polyhandicap à la société québécoise. Les représentations péjoratives coexistent avec des images plus positives, tel le futur citoyen réadapté. Le discours empreint de capacitisme qui met l’accent sur la vulnérabilité, le sentimentalisme ou l’idéologie de la guérison perpétue en effet une fausse image des enfants handicapés, refusant de les reconnaître pleinement et tout simplement comme de véritables sujets de droits.

Références

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[3] Binet A, Simon T. Les enfants anormaux. Paris:Armand Colin; 1907. Retour vers
[4] Bourgault G. L’influence du mouvement associatif des personnes handicapées sur les politiques sociales au Québec entre 1975 et 1985. Mémoire de Maîtrise en histoire. Université du Québec; Montréal: Canada. 2016; 164 pp. Retour vers
[5] Commend S. « Au secours des petits infirmes » : Les enfants handicapés physiques au Québec entre charité et exclusion, 1920-1990. Thèse de doctorat en Histoire, Université de Montréal; {Montréal} 2018; 320 pp. Retour vers
[6] Julien-Gauthier F, Corbeil T. Chapitre 67. La situation des personnes polyhandicapées au Québec. In: In : Camberlein P, Ponsot G, eds, editors. La personne polyhandicapée : La connaître, l’accompagner, la soigner. Paris:Dunod; 2021; 11771203Retour vers
[7] Duval L, Lessard C, Tardif M. Loqiques d’exclusion et logiques d’intégration au sein de l’école. Le champ de l’adaptation scolaire. Recherches sociographiques. 1997; 2:303-34Retour vers
[8] Ferretti L. De l’internement à l’intégration sociale : L’Hôpital Sainte-Anne de Baie-Saint-Paul et l’émergence d’un nouveau paradigme en déficience intellectuelle, 1964-1975. Revue d’histoire de l’Amérique française. 2011; 2333161Retour vers
[9] Fougeyrollas P. La funambule, le fil et la toile : Transformations réciproques du sens du handicap. Québec:Presses Université Laval; 2010. 338 pp. Retour vers
[10] Fougeyrollas P. Processus de production du handicap et lutte pour l’autonomie des personnes handicapées. Anthropologie et Sociétés. 1986; 2:183-6Retour vers
[11] Hamelin Brabant L. L’enfance sous le regard de l’expertise médicale : 1930-1970. Recherches sociographiques. 2006; 2:277-98Retour vers
[12] Hanes R. Linking Mental Defect to Physical Deformity: The Case of Crippled Children in Ontario: 1890-1940. Journal on Developmental Disabilities. 1995; 1:33-49Retour vers
[13] Malouin M-P. L’univers des enfants en difficulté au Québec entre 1940 et 1960. Montréal:Bellarmin; 1996. Retour vers
[14]Office des personnes handicapées du Québec (OPHQ). Guide sur le parcours scolaire. Pour les parents d’un enfant handicapé. OPHQ; Québec:2017; 78 pp. Retour vers
[15]Office des personnes handicapées du Québec (OPHQ). Pleine participation et égalité. Année internationale des personnes handicapées, dossier n° 1 : Définition de la personne qui vit avec un handicap. OPHQ; Québec:1981; 43 pp. Retour vers
[16] Porter M, Ferretti L. Histoire de l’Hôpital Sainte-Anne de Baie-Saint-Paul. Dans Charlevoix tout se berce. Sillery:Septentrion; 2014; 312 pp. Retour vers
[17] (dir.) Roy CC. La petite histoire de Sainte-Justine, 1907-2007 : Pour l’amour des enfants. Montréal:Éditions du CHU Sainte-Justine; 2007. 420 pp. Retour vers
[18] Turmel A. Absence d’amour et présence des microbes : sur les modèles culturels de l’enfant. Recherches sociographiques. 1997; 38:89-115Retour vers

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