2010


ANALYSE

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Stratégie de réduction des risques en France

La réduction des risques associés à l’usage de drogues, telle qu’elle s’est mise en place en France depuis quelques années, s’inscrit dans la suite de quatre décennies de politiques visant à limiter ou annuler la consommation de drogues. La législation, l’organisation sanitaire et sociale, la répression ont été articulées pour tendre vers cet objectif. La plupart des observations font part d’une impossibilité d’obtenir cette éradication, de la gravité des dommages associés, et de l’accroissement des usages nocifs d’alcool, de cocaïne, de cannabis... Ces constats ont amené les pouvoirs publics, les acteurs de santé et la société toute entière à concevoir la prévention et le soin aux usagers de drogues d’une façon plus ouverte, construite autour de plusieurs niveaux d’intervention, mettant parfois en tension les objectifs de soins et le cadre répressif toujours d’actualité.

Contexte de la lutte contre la toxicomanie

En 40 ans, les différents pays ont organisé la « lutte contre la toxicomanie ». La nécessité d’une politique de santé publique affirmée, pérenne, s’est ensuite imposée, associée parfois à des résistances fortes.

Évolution des usages de drogue

Jusqu’au milieu des années 1960, l’usage de drogues était relativement limité à certaines grandes villes en France.
Au début des années 1970, la consommation de substances psychoactives est associée à un mouvement de « contre-culture » de la jeunesse, et génère une cristallisation de la répression sociale (Szasz, 1994renvoi vers). Cependant, la consommation de drogues n’a rien d’une épidémie, elle ne concerne que certaines couches de la population. Comme le note Alain Ehrenberg (Ehrenberg et Mignon, 1992renvoi vers; Ehrenberg, 1995renvoi vers) : « La drogue entre dans l’espace public comme symbole d’une transformation de la relation à la politique, participant à la contestation du système politique institutionnel ». Dans cette logique, le toxicomane s’est exclu de lui-même de la société puisqu’il privilégie « ses passions privées », et ceci justifie aussi les objectifs de « lutte contre la drogue ».
À partir des années 1980, les produits utilisés se diversifient. La drogue principalement utilisée est le cannabis, mais l’héroïne, d’abord limitée à de petits groupes, se diffuse plus largement (Bouhnik, 2008renvoi vers). Elle est de qualité très variable, le plus souvent injectée avec des seringues empruntées au secteur sanitaire (vaccins, seringues à insuline) ou de « seconde main ». Au cours de cette décennie, l’augmentation du nombre de consommateurs et leur précarité illustre l’impossibilité, par les mesures en cours, à juguler le phénomène (Bergeron, 2009renvoi vers).

Mesures légales

Dans les années 1960, seul le trafic1 est l’objet de préoccupation et la circulaire de 1961 stipule « que les magistrats du ministère public s’attachent à requérir une répression impitoyable du trafic illicite des stupéfiants ». Les toxicomanes quant à eux doivent être traités avec « humanité et discernement » et il est souhaitable d’envisager des cures de désintoxication (Simmat-Durant, 2000renvoi vers).
Les mouvements de mai 1968, la médiatisation d’une overdose en 1969, conduisent les pouvoirs publics à légiférer. L’adhésion de la France à la Convention unique sur les stupéfiants du 30 mars 1961 des Nations Unies date seulement de la fin de l’année 19682 , donc après qu’une opinion publique favorable à une action contre la drogue se soit dessinée. L’objectif de cette convention est de limiter la production et le commerce de substances interdites en établissant une liste de ces substances, qualifiées de stupéfiants.
Le 31 décembre 1970 est donc votée une Loi relative aux mesures sanitaires de lutte contre la toxicomanie et la répression du trafic et de l’usage illicite de substances vénéneuses, dont les grandes lignes, malgré plusieurs textes aménageant certains de ses aspects, sont encore applicables aujourd’hui. Le texte de la loi de 1970 a pour caractéristiques principales d’être fortement répressif, tout en prévoyant un lien avec le sanitaire. Il n’y a pas de différence de traitement entre les différentes drogues classées comme stupéfiants3 , et la loi ne distingue pas les quantités possédées (même en présence d’une quantité très faible, les textes concernant le trafic peuvent être mis en œuvre). Il n’y a pas de distinction entre la détention pour simple usage et la détention en vue de la revente. Mais l’usager peut faire l’objet d’une certaine mansuétude car on lui propose de se soigner bien qu’il puisse être condamné a des peines allant jusqu’à un an d’emprisonnement.
Plusieurs ouvrages et de très nombreux articles ont étudié cette Loi et ses effets. Le rapport Pelletier (1978renvoi vers) ne recommandait pas de changements à la loi de 1970 : « la mission n’a pas jugé utile d’envisager une modification au système juridique actuel tant qu’un véritable débat public n’aura pas permis de définir les orientations souhaitées par le corps social français ». Mais il débouchait sur des recommandations amenant des prises en charge socio-thérapeutiques et même pénales plus importantes. Les orientations du rapport ont été perçues par certains comme médicalisantes par d’autres comme aggravant la répression en allongeant l’emprisonnement, la garde à vue...
Selon le rapport Henrion (1995renvoi vers), l’injonction thérapeutique constitue un exemple du fossé existant entre une mesure et l’indifférence avec laquelle celle-ci est appliquée : « A tous les stades de la procédure juridique consécutive à une incrimination pour usage de drogue, la loi prévoit une série d’aiguillages permettant de mettre l’usager sur la voie des soins socio-médicaux plutôt que de le poursuivre et le condamner à une peine de prison. Les structures nécessaires ne sont toutefois pas adaptées au niveau des demandes d’aide spontanées, sans compter les personnes contraintes de suivre une injonction thérapeutique. On a soigné les aiguillages jusque dans les moindres détails, mais on a négligé de poser les rails ».
La très grande majorité de ces textes dénonce les limites de la loi de 1970 ou les aspects négatifs, d’autant plus notables que son efficacité (quant à la diffusion des drogues) a été réduite, qu’elle a été associée à une image « stigmatisante » de la toxicomanie et à une marginalisation des toxicomanes (Henrion, 1995renvoi vers).

Évolution des prises en charge des toxicomanes

Jusque dans les années 1980, la politique française de lutte contre la toxicomanie est fondée sur l’abstinence (Bergeron et Kopp, 2002renvoi vers). Elle vise à désintoxiquer les drogués et à éradiquer les substances de la société.
Au début des années 1970, un secteur de soins spécialisés en rupture avec le système de santé de l’époque « qui ne voulait pas des toxicomanes et dont les toxicomanes ne voulaient pas » (Valleur, 2001renvoi vers), accueillit des « toxicomanes malades » (considérés comme « délinquants » en dehors), et proposa des sevrages en privilégiant un travail sur le processus toxicomaniaque (Valleur, 1998renvoi vers).
Ce travail était fondé sur la définition que donnait le Dr Olievenstein de la toxicomanie : la rencontre entre un individu, un produit et un moment socio-culturel (modèle largement repris depuis).
Le personnel qui travaillait dans ces centres, très investi et peu médical, s’appuyait sur son histoire de vie, restait centré sur son expérience propre et était souvent peu informé des travaux menés à l’étranger (Henrion, 1995renvoi vers). L’objectif principal recherché était l’arrêt de la toxicomanie et privilégiait l’importance de la démarche individuelle.
De même, un certain nombre de travaux souligne que le système de soins (expérimental et militant) a peu pris en compte les morbidités associées à la toxicomanie du fait de la spécialisation du travail des centres (psychothérapie et travail social essentiellement) (Chossegros, 2007renvoi vers). L’isolement culturel des personnels qui travaillaient dans ces structures de soins de type ambulatoire, postcures, familles d’accueil et qui étaient souvent recrutés par cooptation a unifié les représentations françaises des intervenants en toxicomanie. Le dispositif centré sur l’arrêt de la consommation, d’une part disqualifiait les traitements de substitution qui commençaient à apparaître (ils maintenaient la dépendance) et d’autre part ne prenaient pas en compte les comorbidités, l’arrêt de la consommation devant les guérir.
Au cours des années 1990, plusieurs événements vont bouleverser les représentations sur les toxicomanes et les pratiques des professionnels : les épidémies (sida, hépatites), le développement du concept d’addictions, les évolutions des usagers eux-mêmes (en termes de type de consommation, de caractéristiques sociales...). Ce nouveau contexte médical relance la priorité sanitaire et l’urgence nécessite le recours a une vision plus pragmatique comme le montre l’exemple de la méthadone : ouverture de 1 000 places méthadone en 1994, élargissement de la prescription en 1995. L’idée de la substitution, remplacer une drogue par un médicament aux effets proches mais contrôlés, revient à réduire les risques encourus du fait de l’usage de drogues.
L’influence de plusieurs experts ou collectifs inspirés par les expériences étrangères faisant la promotion des traitements de substitution oriente une nouvelle manière de prendre en charge ces patients (Moatti et coll., 1998renvoi vers). En juillet, 1995 la buprénorphine en traitement de substitution est autorisée à trois dosages (0,4, 2 et 8 mg sous le nom de Subutex) vendue dans les pharmacies à partir de février 1996 et donnant la possibilité à tout médecin de la prescrire.

Stratégie de réduction des risques

Cette stratégie se conçoit comme la mise en place d’outils et d’actions efficaces, correspondant à des objectifs de santé, individuelle et sociale.

Contexte lié au VIH

Dans les années 1980, l’épidémie de sida, au-delà des dommages individuels majeurs qu’elle implique, transforme la toxicomanie en problème de santé publique nécessitant une stratégie nouvelle (Jauffret-Roustide, 2004renvoi vers). Le seul traitement curatif de la toxicomanie et en particulier la recherche forcenée de l’abstinence ne peut plus être le pilier essentiel des stratégies sanitaires. Les concepts se modifient dans la même logique. Il convient de réorganiser la hiérarchie des objectifs des politiques sanitaires. Il est urgent de traiter les conséquences des usages et de prévenir les risques qui leur sont associés. Traiter les causes de la toxicomanie et prévenir les usages ne peuvent plus, dans cette actualité, être des objectifs uniques (Bergeron, 2009renvoi vers). Les « toxicomanes », souvent stigmatisés, deviennent des « usagers de drogues » et la notion de risque à prévenir ou à réduire se développe. Les échanges avec les usagers, en lien avec l’observation des pratiques de consommation conduisent à considérer l’usager de drogues comme une personne qui a un moment donné est dans l’impossibilité de s’arrêter de consommer des substances psychoactives. Il est donc nécessaire de le prendre en compte pour prévenir les risques liés à son mode de vie et la question se pose d’offrir un matériel d’injection stérile aux toxicomanes qui injectent des drogues (Lert , 2000renvoi vers).
Dans un contexte international, qui met en évidence la transmission du VIH par le partage de seringues chez les usagers de drogues par voie intraveineuse, Mme Barzach, ministre de la Santé (1986-1988), se positionnant strictement dans une démarche de santé publique, autorise la vente libre de seringues en pharmacie (Décret 87-328 du 13 mai 1987). Ce décret dit « Barzach » en 1987, marque l’amorce timide de la politique de réduction des risques en France. C’est un acte fondateur, qui n’est plus remis en question, de la réduction des risques.

Organisation sanitaire et aspects législatifs

Les évolutions des usages (augmentation des consommations d’héroïne injectée ou de codéine, puis d’alcool et de cocaïne, plus récemment mésusage de la buprénorphine par exemple) et des dommages (diverses infections ou lésions...), confortent la nécessité d’adapter en permanence la réponse sociétale à des comportements « à risques » bien identifiés.
Pendant longtemps, dans la logique de la Loi de 1970 et de son application, les ministères de l’Intérieur et de la Justice ont été au centre du dispositif gouvernemental. Le système de soins se mettait en place progressivement sous l’impulsion des Ddass et des Directions du ministère de la Santé DGS/DH. L’apparition du sida et le développement des traitements (de substitution aux opiacés, antirétroviraux...) ont renforcé massivement la part sanitaire du dispositif avec l’investissement croissant du ministère de la Santé (DGS, Dhos) qui développait le système de soins, des Directions départementales sanitaires et sociales et l’implication de l’assurance maladie. La prévention « de la toxicomanie » relevait de plusieurs ministères : Jeunesse et Sport, Éducation Nationale, par exemple. Ainsi, la nécessité d’une coordination s’est faite sentir. En 1982, est créée une Mission permanente de lutte contre la toxicomanie, qui deviendra en 1996 la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (Mildt). Des présidences brèves et d’orientations diverses de cette Mission, rattachée au Premier Ministre, ont eu pour conséquences d’en limiter les résultats (Cour des Comptes, 1998renvoi vers). Les pouvoirs publics ont cependant pris à plusieurs reprises, des décisions majeures dont les suites ont été rapidement bénéfiques aux usagers telles que la vente libre des seringues, et l’autorisation de mise sur le marché des traitements de substitution.
Les différents gouvernements depuis plus de 10 ans, se positionnent globalement dans le même sens, en améliorant à travers différents textes législatifs, les processus de prévention et de soins des addictions (tableau 2.Irenvoi vers et annexe 2).

Tableau 2.I Textes légaux marquant la mise en œuvre de la réduction des risques

Texte
Date
Code
Orientation ou extrait d’article significatif
Loi
31-12-1970
 
Loi cadre
Arrêté
07-03-1995
 
Relatif aux conditions de mise en œuvre des actions de prévention facilitant la mise à disposition, hors du circuit officinal, des seringues stériles
Loi n° 97-1164
19-12-1997
 
Financement de la sécurité sociale pour 1998/Art 1.2.2.3. Poursuivre la lutte contre la toxicomanie et la politique de réduction des risques en direction des usagers de drogues
Circulaire DGS/DIV-sida n° 98-72
04-02-1998
 
Relative aux orientations de la politique de réduction des risques chez les usagers de drogues en 1998
Circulaire
JORF n°216
13-09-1999
17-09-1999
 
Relative à la lutte contre la drogue et à la prévention des dépendances
Code de l’Action Sociale et des Familles
23-12-2000
Article L312-1
Concerne les établissements ou services qui assurent des prestations de soins et de suivi médical, dont les centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie, les centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogue.
Loi 2004-806 LSP
09-08-2004 Modifié par Loi n° 2004-809 du 13 août 2004
Article L3121-4 (CSP)
La politique de réduction des risques en direction des usagers de drogues vise à prévenir la transmission des infections, la mortalité par surdose par injection de drogue intraveineuse et les dommages sociaux et psychologiques liés à la toxicomanie par des substances classées comme stupéfiants.
Décret n° 2005-347
14-04-2005
 
Approuvant le référentiel national des actions de réduction des risques en direction des usagers de drogues et complétant le code de la santé publique
Décret n° 2005-1606
19-12-2005
Article R. 3121-33-1 (CSP)
Relatif aux missions des centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues et modifiant le Code de la santé publique
Circulaire DGS/S6B/DSS/1A/DGAS/5C/2006/01
02-01-2006
 
Relative à la structuration du dispositif de réduction des risques, à la mise en place des centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (Caarud) et à leur financement par l’assurance maladie
Circulaire interministérielle N°DGS/MC2/MILDT/2009/63
23-02-2009
 
Relative à l’appel à projet pour la mise en œuvre des mesures relatives aux soins, à l’insertion sociale et à la réduction des risques du Plan gouvernemental de lutte contre les drogues et les toxicomanies 2008-2011 concernant le dispositif médico-social en addictologie
Notons en particulier, le plan triennal Mildt (1999-2001), fondateur d’une évolution forte des mentalités et des pratiques, la Conférence de consensus en juin 20044 , ou encore le Référentiel national des actions de réduction des risques en direction odes usagers de drogues de 2005.
Le dernier Plan gouvernemental de lutte contre les drogues et les toxicomanies (2008-2011) de la Mildt prévoit, dans son chapitre « Soigner, insérer, réduire les risques », plusieurs axes de prise en charge et de prévention des addictions (tableau 2.IIrenvoi vers).

Tableau 2.II Axes de prise en charge et de prévention des addictions du Plan gouvernemental de lutte contre les drogues et les toxicomanies (2008-2011) de la Mildt

Améliorer les compétences des professionnels dans le domaine de la prévention individuelle ciblée et de la prise en charge
Améliorer la prise en charge sanitaire et sociale des jeunes consommateurs
Développer de nouvelles modalités de prise en charge des usagers de cocaïne
Améliorer la prise en charge et la continuité des soins délivrés aux usagers de drogues et d’alcool incarcérés
Préserver la santé de l’enfant à naître et de la mère et prendre en compte les spécificités des femmes usagères de drogues et d’alcool
Réduire les risques sanitaires liés à l’usage de drogues
Réduire la morbidité et la mortalité liées à l’hépatite C chez les usagers de drogues
Améliorer l’insertion et la réinsertion sociale des personnes présentant une addiction
Réduire l’usage détourné de médicaments et protéger leur valeur thérapeutique
Ce plan gouvernemental est articulé avec le Plan Addiction (2007-2011) du ministère de la Santé, qui prévoit :
• Objectif 4 : Poursuivre la politique de réduction des risques ;
• Mesure 8 : Améliorer les pratiques en matière de réduction des risques ;
• Il s’agit d’améliorer l’accessibilité aux traitements de substitution aux opiacés, de lutter contre le trafic et d’agir contre le mésusage des traitements de substitution aux opiacés ;
• Mesure 9 : Mettre en place une évaluation des dispositifs médicaux utilisés dans la réduction des risques.
Ces différents plans, motivés par des choix politiques et sociaux, s’appuient depuis la fin des années 1990, sur des données fournies par l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) qui prend une position majeure dans le champ des addictions en dotant le pays d’une source d’informations solides sur la réalité du phénomène et qui occupe un rôle d’appui de la Mildt (Cadet-Tairou et coll, 2008renvoi vers; OEDT, 2008renvoi vers). À noter, la mise en place depuis 1999 d’un dispositif (« Tendance récentes et nouvelles drogues » ou Trend) permettant aux Pouvoirs Publics d’avoir des informations « en temps réel » sur les tendances de consommations et d’adapter les réponses. De même, la compétence attribuée à l’Institut National de Prévention et d’Éducation pour la Santé (Inpes) en matière de prévention et d’information a permis de diffuser des outils validés et « unifiés » aux différents acteurs.
Les pouvoirs publics sont donc amenés à intégrer plusieurs axes pour construire une politique publique cohérente :
• intégrer les positions des différents ministères. C’est à ce niveau que doit se concevoir une articulation entre les aspects répressifs, sanitaires et préventifs ;
• homogénéiser les échelons nationaux et régionaux. Il reste en effet des différences marquées selon les départements ;
• tenir compte des évolutions des usages (augmentation des consommations d’héroïne injectée ou de codéine, puis d’alcool (Ritter et Cameron, 2006renvoi vers) et de cocaïne, plus récemment mésusage de la buprénorphine par exemple) et des dommages (diverses infections ou lésions...). Ces évolutions confortent en effet la nécessité d’adapter en permanence la réponse sociétale (Hedrich et coll., 2008renvoi vers) à des comportements « à risques » bien identifiés.
Ainsi, les stratégies de réduction des risques, non entravées par une politique répressive inappropriée (Rhodes et coll., 2006renvoi vers), permettent d’accueillir les usagers, assurent un accompagnement social, et privilégient la santé « globale » au sens de l’Organisation Mondiale de la Santé.

Diversification des acteurs et dispositifs

Intervenants en toxicomanie

La prise en charge des toxicomanes s’est construite dans des centres en rupture avec la psychiatrie traditionnelle qui se déclinait en centres de soins ambulatoires, postcures et familles d’accueil. Les professionnels, intervenants en toxicomanie (terme désignant un statut professionnel créé dans les années 1980), revendiquent des savoir-faire spécifiques, une « proximité » qui facilite l’accueil des toxicomanes. Cependant, cette situation « d’exception » complexifie les relations entre la société (les villes ou les quartiers où doivent s’installer ces centres), les professionnels et les toxicomanes.
Les centres sont donc positionnés pour permettre aux patients d’avoir accès à des soins. La gratuité et l’anonymat, qui sont prévus dans la Loi du 31-12-1970, ont pour objectif de susciter une démarche volontaire des toxicomanes, de favoriser l’accueil dans ces centres, dans des conditions susceptibles de déboucher sur une « cure ». Ce statut d’exception ne garantit pas l’accès au système de droit commun (Assurance Maladie).
Sur le fond, les professionnels s’opposent fortement à l’image « du drogué », combattent la loi de 1970 non adaptée à des « personnes en souffrance », cumulant les handicaps psychiques, psychologiques et sociaux. Le travail proposé est inspiré par les théories psychanalytiques. Il est posé qu’il n’y a pas de structure psychique propre au toxicomane (Hachet, 2002renvoi vers) et la toxicomanie est plutôt considérée comme symptôme d’une souffrance. Des concepts fondateurs du champ sont posés (l’ordalie, la séduction, la transgression...). Les savoirs autour de la toxicomanie ne sont pas constitués, toutes les expérimentations sont possibles.
Une modification des pratiques se produit dans les années 1980-90, avec une professionnalisation accrue où, à côté des psychiatres et des psychologues, les médecins somaticiens interviennent dans les centres. Les dommages somatiques (infections...) et les décès (overdoses) viennent en effet imposer une diversification de la prise en charge. L’approche « santé publique » s’impose.
L’épidémie du sida amène une évolution nette de la typologie des professionnels. Des médecins généralistes « de ville » s’engagent dans les prises en charge. Des services hospitaliers (infectieux) intègrent la problématique de l’usage de drogues dans leurs suivis, des associations se créent, et les usagers s’organisent.
Ces évolutions se font avec de nombreuses difficultés : à tout moment doivent se définir en effet, l’amélioration de l’accès aux soins de ces patients, avec des objectifs de santé individuelle, et une politique de santé publique, modifiant ou mettant en tension les positions des différents acteurs.

Dispositifs de réduction des risques

Par les décrets du 24 août 1988 et du 11 août 1989, la vente libre de seringues est pérennisée. Les seringues peuvent être désormais délivrées en pharmacie (sans obligation de justification de son identité et sans remise d’une ordonnance). Cependant aucune mesure de sensibilisation des pharmaciens n’accompagne les décrets. En 1989, le premier programme d’échange de seringues est organisé par Médecins du Monde. Mais ce n’est qu’en 1995 qu’un décret permettra aux associations ainsi qu’a toute personne menant une action de prévention du sida ou de réduction des risques de délivrer gratuitement des seringues stériles dans des conditions définies par un arrêté ministériel (décret du 7 mars 1995).
En 1994, la Direction générale de la santé promeut la diffusion du Stéribox (conçu en 1992) à l’échelle nationale et il est commercialisé en pharmacie. Cet outil est une trousse contenant deux seringues de 1ml, deux ampoules d’eau pour préparation injectable (stérile), deux tampons imbibés d’alcool, un préservatif ainsi qu’une notice d’utilisation. On y trouve également une boîte en carton destinée à contenir la seringue usagée. Il est destiné à limiter les risques de transmission de pathologies infectieuses chez les usagers de drogues par voie injectable.
Outre les programmes d’échanges de seringues et l’action en direction des pharmacies, divers distributeurs sont installés par certaines municipalités dans les quartiers fréquentés par les toxicomanes ce qui permet aux plus marginalisés d’avoir accès aux seringues.
Dans les suites de la vente libre de seringues, les référentiels évoluent : sevrage et psychothérapie sont présentés comme des exigences décalées face à l’urgence infectieuse et la nécessité s’impose de mettre en œuvre des outils spécifiques centrés sur la réduction de ce risque viral (« vital »). Les dangers liés à la dépendance passent au second plan.
Ces évolutions amènent à l’autorisation de mise sur le marché des traitements de substitution (1995-1996, tableau 2.III), délégitimant partiellement l’expertise des intervenants habituels, les questions pratiques s’imbriquant avec un conflit sur le plan théorique.
Il est intéressant de noter que cette évolution est similaire dans tous les pays d’Europe, avec une démarche de réduction des risques qui passe de la marginalité à un courant dominant, même si les « tempos », les stratégies nationales et les choix spécifiques d’outils ont différé. Il s’agit de dissocier « punir et guérir » (Jeanmart, 2008renvoi vers) et l’Europe tend vers une homogénéisation (Hedrich et coll., 2008renvoi vers).
En France, le changement est donc à la fois plus tardif et plus modeste. Il donne effectivement lieu à des confrontations fortes entre les intervenants traditionnels et les nouveaux acteurs. Entre 1990 et 1992, des acteurs s’engagent dans les toutes premières actions de prévention du sida qui associent les usagers de drogues à la protection de leur santé. Parallèlement, quelques médecins généralistes commencent à prescrire des « produits de substitution », en marge de la Loi : les produits qu’ils utilisent sont destinés au traitement de la douleur, la prescription de morphiniques pour le traitement de la toxicomanie n’était pas prévue. Officiellement en France, jusqu’en 1993, il y a seulement 52 patients en traitement par la méthadone.
Des mesures de réduction des risques sont prises par Simone Veil : la réduction des risques infectieux chez les toxicomanes devient un dispositif, rendu public le 21 juillet 1994. Celui-ci répond à deux objectifs : prévenir la contamination par les virus du sida et de l’hépatite et permettre aux usagers d’accéder au système de soins. Ce nouveau dispositif comprend des kits avec seringues stériles vendues en pharmacie dont le Stéribox, des programmes d’échange de seringues, des « boutiques » qui accueillent des usagers sans exiger qu’ils renoncent à consommer des drogues, des réseaux de médecins généralistes, des équipes chargées de l’accueil des toxicomanes à l’hôpital et enfin les traitements de substitution. Deux médicaments acquièrent une autorisation de mise sur le marché pour le traitement des usagers dépendant de l’héroïne, la méthadone et le subutex, nouveau médicament que les médecins généralistes peuvent prescrire (il existe une différence d’accès entre ces deux médicaments, la méthadone ne pouvant être prescrite qu’en centre spécialisé, ce qui entraîne parfois un délai à l’initiation du traitement, tableau 2.IIIrenvoi vers).

Tableau 2.III Chronologie de la mise en place des dispositifs de réduction des risques

Dispositifs de réduction des risques
Années de mise en place en France
Mise en vente libre de seringues en officines
Décret 15-03-1987
Groupes auto support
1991
Diffusion des Steribox
Circulaire du 15-09-1994
PES dans les associations
Décret du 07-03-1995
Diffusion des TSO : méthadone
Circulaire de mars 1994 délivrance par les CSST
Diffusion des TSO : buprénorphine
Circulaire de mars 1995 : prescription par tous les médecins
Automates
Lettre de la DGS 15-10-1995
Diffusion des TSO : méthadone
Circulaire de janvier 2003 : prescription par tous les médecins exerçant en établissement de santé
Caarud
Circulaire DGS 02-01-2006

Évolution des modes d’intervention

Parallèlement à l’évolution des dispositifs, des réseaux ville-hôpital (circulaire du 07 Mars 1994) se créent, permettant aux centres spécialisés, aux professionnels de ville (médecins et pharmaciens) et aux hôpitaux, d’assurer une prise en charge cohérente et homogène des usagers de drogues. Il s’agit souvent de former et mobiliser les acteurs du champ sanitaire exerçant en libéral à la prise en charge des « toxicomanes ». Ces réseaux évoluent en fonction des textes et des financements, deviennent des réseaux de santé le plus souvent polyvalents, ou assurent une action loco-régionale de coordination spécifique grâce à l’engagement de certains professionnels.
Les différents acteurs de dépistage, de prévention et du soin médico-psycho-social, peuvent être schématiquement classés en plusieurs champs (Mildt, 2001) :
• les intervenants médicaux ou sociaux « polyvalents » : médecine scolaire, médecine du travail, éducateurs et intervenants sociaux, travailleurs sociaux... ;
• les intervenants de terrain spécialisés : actions en milieu festif, équipes de réduction des risques, de prévention ou d’écoute spécialisée... ;
• les professionnels de santé de proximité : médecins généralistes, pharmaciens, organisés ou non en réseaux ;
• les services, unités, ou consultations spécialisés : centres de soins spécialisés aux toxicomanes (CSST) et centres de cure ambulatoire en alcoologie (CCAA) devenus centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa), « antennes dopage », consultations « jeunes consommateurs », boutiques, sleep-in... ;
• les établissements hospitaliers, urgences, services somatiques, psychiatriques, équipes de liaison ;
• les centres permettant des moyens et longs séjours (avec différentes modalités de soins ou d’accompagnement) ;
• les réseaux (ville-hôpital, de soins, de proximité, de santé...) peuvent assurer la mise en lien des différents champs ;
• les associations d’usagers ou d’ex-usagers.
« La réduction des risques, c’est de la promotion de la santé » (Mino, 1996renvoi vers). C’est ce qui explique l’investissement d’un nombre important d’acteurs, certains appartenant au « droit commun » (au système de santé habituel), d’autres fonctions étant créées pour répondre à des besoins particuliers de certains sous-groupes.
En ce sens, le développement récent des centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (Caarrud) est une étape importante (Toufik et coll., 2008renvoi vers). Il est également logique que des intervenants qui ne relèvent pas d’une institution puissent agir en sécurité s’ils se conforment à des recommandations de bonnes pratiques (Coppel et Duplessy, 2005renvoi vers). En effet, ces interventions sont souvent mal articulées avec des actions nationales (Commission Européenne, 2007renvoi vers) et utilisent parfois des outils ou techniques non évalués. Assurées par des associations ou des acteurs militants, des interventions de proximité comme « d’aller vers » les usagers (Mougin, 2002renvoi vers) (« outreach », « maraudes ») présentent l’avantage d’être au plus proche des lieux de vie et des besoins des usagers. L’articulation de ces actions avec des interventions plus globales, assurées par des professionnels dits « de droit commun », fait partie de la stratégie d’intervention en matière de prévention et de prise en charge des addictions.
En conclusion, la stratégie nationale actuelle de réduction des risques se donne comme objectif la cohérence entre les actions des différents secteurs répressifs, sanitaire, préventif, l’accessibilité et l’adaptation permanente aux nouveaux usages et comportements à risque. Elle est issue de plusieurs décennies d’évolution marquées par différentes visions sociales de l’usage des drogues et de la toxicomanie et par l’apparition d’épidémies. L’approche santé publique prévaut maintenant dans la stratégie française qui bénéficie de données d’observation utiles à l’évaluation de l’impact des politiques en œuvre.

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