Polyhandicap

2024


ANALYSE

IV-

La personne polyhandicapée, ses aidants, la société


27-

Maltraitance

Les études portant sur maltraitance et polyhandicap sont rares, mais convergent autour de l’idée que la vulnérabilité majeure qui caractérise le polyhandicap renforce les risques de maltraitance.
Nous le montrerons à propos de la vulnérabilité physique, mais aussi de la vulnérabilité communicationnelle (fragilité liée à l’impossibilité de s’exprimer de manière à être compris), et de la vulnérabilité psychique. Plusieurs auteurs insistent sur ces derniers aspects en réaction à l’idée d’une absence de vie psychique chez la personne polyhandicapée, une idée qui en elle-même peut conduire à de la maltraitance, en faisant de ces sujets vulnérables des objets de soin sans véritable intériorité.
La reconnaissance des personnes polyhandicapées en tant que sujets est l’un des fondements de la bientraitance. Si elle relève de l’évidence pour un grand nombre de professionnels, rappelons qu’elle est le plus souvent niée socialement, y compris à l’hôpital (Blondel et Delzescaux, 2018renvoi vers), tant la connaissance du polyhandicap reste incomplète et le rapport à une vie qui ne peut revenir à la norme rejeté par principe. Une acculturation à la situation si particulière de polyhandicap apparaît donc essentielle.
En effet, il existe une tendance institutionnelle à uniformiser le soin et à objectiver celui ou celle qui, du fait de sa dépendance, se trouve être en position d’objet de soin. Institutionnellement, les efforts pour que l’activité de soin soit centrée sur la personne, avec des projets personnalisés, se heurtent toujours à la tendance consistant à en faire un projet d’établissement où le fonctionnement et l’activité priment sur le rapport à l’autre. Cette tendance mène à ne plus agir avec les personnes concernées, mais par exemple avec ses collègues, en échangeant par-dessus le corps des personnes que l’on prend en charge et non plus en soin. La mobilisation des équipes autour d’un accompagnement riche devient d’autant plus difficile que la subjectivité de l’autre est méconnue : « seules risqueront d’être retenues à l’ordre du jour les tâches rudimentaires visant à assurer aux personnes une survie somatique et seuls primeront les besoins les plus rudimentaires figurant au pied de la pyramide des besoins de Maslow » (Casagrande, 2013renvoi vers) : ces besoins rudimentaires concernent la faim, la soif, la respiration, le sommeil et la sexualité (ce dernier besoin étant largement évacué de la prise en soins de la personne polyhandicapée). La pyramide de Maslow mentionne dans ses étages supérieurs les besoins de sécurité (avec un environnement stable et prévisible), les besoins d’appartenance (avec l’amour et l’affection des autres), les besoins d’estime (la reconnaissance) et enfin d’accomplissement. Il n’est pas inintéressant de les citer à propos du polyhandicap et de réfléchir à leur pertinence dans le soin. Si l’on en vient à les considérer comme hors de propos, n’est-on pas en train de nier la subjectivité de la personne à laquelle on les applique ? C’est ce qu’indique également Alice Casagrande : « Pour s’inscrire dans une dynamique de bientraitance, l’accompagnement des personnes polyhandicapées doit viser à faire sans relâche le pari du sens, c’est-à-dire d’une intériorité, même si cette intériorité est illisible et indéchiffrable. » (Casagrande, 2013renvoi vers). Nous reviendrons à la fin de ce chapitre sur l’importance éthique de ce « pari du sens » ou de l’intériorité.
Ces premières considérations nous montrent, et de nombreuses références le rappellent, que la maltraitance n’est pas nécessairement liée à une volonté de nuire (c’est le cas le plus rare), mais plutôt à une volonté de fonctionner, d’agir, souvent dans un contexte institutionnel difficile, sans se poser de questions sur la nature de l’accompagnement que l’on propose. Le défaut de connaissances, en particulier dans un champ aussi complexe que celui du polyhandicap, conduit à la maltraitance involontaire. Moins une personne est en capacité de répondre de manière aisément interprétable, plus il est facile de plaquer sur elle des besoins ou envies qu’elle ne possède pas ou à l’inverse de réduire ces besoins à leur portion congrue (les seuls besoins physiologiques précédemment évoqués), ce qui favorise le fonctionnement institutionnel et la tendance à l’uniformisation contre l’individualisation du soin.
On le voit, la question de la maltraitance n’est pas aussi aisée à circonscrire que l’on peut le penser de prime abord : définir la maltraitance uniquement comme « toute forme de violences, d’atteintes ou de brutalités physiques ou mentales, d’abandon ou de négligence, de mauvais traitements ou d’exploitation, y compris la violence sexuelle » (Clerebau et coll., 2020renvoi vers) reviendrait à réduire la maltraitance à ses manifestations les plus marquées. Or elle surgit très facilement dans une relation avec une inégalité majeure de pouvoir de l’un sur l’autre : par exemple, le pouvoir sur un corps qui ne peut se mouvoir seul, l’emprise sur un sujet qui ne peut s’exprimer par lui-même. Cette idée est souvent rappelée dans le cas de la maltraitance infantile, mais elle est pertinente dans tous les cas de dépendance. Ainsi l’examen de la situation de polyhandicap ne fait que grossir à la loupe les risques afférents aux autres situations de vulnérabilité.
L’association entre une déficience motrice évaluée comme majeure et une déficience intellectuelle évaluée comme sévère à profonde, comme la diversité des étiologies et tableaux cliniques regroupés sous la catégorie de polyhandicap rendent nécessaire une pluralité d’approches, que ce soit sous l’angle des modes de communication adaptés, de la prise en soins au moment des repas ou de l’accompagnement quotidien. Nous avons donc retenu des éléments de littérature théorique insistant sur la difficulté de se représenter une intériorité inaccessible, d’autres traitant des pratiques les plus concrètes que l’on peut observer en extériorité, d’autres enfin envisageant la maltraitance sous l’angle de l’institution (souvent dus à des auteurs ayant une expérience de direction d’établissement) plus qu’en termes de responsabilité strictement individuelle.
La première question abordée dans ce chapitre ne porte pas tant sur le polyhandicap lui-même que sur la manière de définir la maltraitance dans son lien avec les situations de dépendances majeures qu’éclaire tout particulièrement la situation de polyhandicap.

Définition de la maltraitance et application au polyhandicap

Références et méthode

Les termes de maltraitance et de handicap (y compris polyhandicap) se réfèrent à des notions très englobantes, difficiles à associer clairement : « Lorsque l’on tente de comprendre les relations entre handicap et maltraitance, on se retrouve face à un flou conceptuel » (Clerebau et coll., 2020renvoi vers).
Afin de limiter cet effet de flou, nous suivrons une définition récente de la maltraitance, issue d’une démarche nationale de consensus (Commission de lutte contre la maltraitance et de promotion de la bientraitance, 2020renvoi vers)1 , reprise mot pour mot dans la loi du 7 février 2022 dite loi Taquet, relative à la protection des enfants qui a inscrit cette défintion dans le Code de l’action sociale des familles. Cette définition n’est pas seulement française, puisqu’elle s’appuie sur les textes internationaux émanant notamment de l’Organisation des Nations unies (ONU), du Conseil de l’Europe et de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). L’intérêt de cette définition est d’être issue de l’association de trois niveaux de savoirs considérés par la commission comme également légitimes : le savoir scientifique des chercheurs académiques, le savoir tiré des pratiques des parties prenantes institutionnelles et professionnelles et le savoir expérientiel de personnes en situation de vulnérabilité les plus directement exposées à la maltraitance.
Dans le champ du polyhandicap, nous manquons encore largement de connaissances académiques, mais surtout la notion de savoir expérientiel est problématique, puisque celui-ci est toujours évoqué en deuxième ou troisième personne : la connaissance externe qu’ont les proches ou les accompagnants se substitue le plus souvent à une connaissance en première personne, puisque la grande majorité des personnes polyhandicapées ne peuvent communiquer leur propre expérience.
À propos du savoir expérientiel, on ne peut donc qu’extrapoler vers la situation de polyhandicap ce qui est dit de l’expérience de la dépendance physique majeure par des personnes porteuses de handicaps comme l’infirmité motrice cérébrale (IMC)/paralysie cérébrale (PC) ou l’amyotrophie spinale infantile (ASI), pour pallier temporairement l’absence quasi-complète de voix faute de moyens de communication (ou de possibilité de communication). Les savoirs expérientiels du polyhandicap sont donc fatalement sous-représentés, mais tout l’enjeu est de leur permettre d’émerger peu à peu. L’expérience intérieure de ces personnes ne peut actuellement qu’être approchée, suggérée par d’autres témoignages et analyses, tout en tentant inlassablement de rencontrer la subjectivité des personnes directement concernées. La vigilance éthique à ce sujet doit être accrue par les très nombreuses sous-estimations passées des expériences vécues par des personnes aujourd’hui en capacité de se raconter (telles les personnes porteuses d’IMC/PC très peu verbales ou jugées très peu compréhensibles). Beaucoup d’entre elles font état des années plus tard de situations de maltraitances subies dans l’enfance sans avoir eu à l’époque les moyens de les conscientiser ou de les dénoncer.
Tout cela ne désavoue pas l’importance de la contribution expérientielle dans la définition de la maltraitance, mais rappelle qu’en matière de polyhandicap et d’expérience intérieure, nous ne formulons jamais que des hypothèses et des approximations. La réflexion pour la lutte contre la maltraitance doit s’imprégner de cette vigilance éthique.
Les savoirs dont nous disposons sur le polyhandicap sont en pleine évolution, et ne doivent pas fermer la porte à la possibilité, pour certains sinon pour tous, d’une expérience intérieure beaucoup plus riche et plus complète que ce que l’on peut intuitivement supposer. Souvenons-nous par exemple de l’évolution des savoirs dans le champ de l’autisme jugé déficitaire afin de conserver un recul suffisant relativement aux affirmations contemporaines traitant de polyhandicap. Par exemple, l’hypothèse courante selon laquelle une personne ayant une identité intellectuelle aboutie doit nécessairement tenter de communiquer, que ce soit par la parole, par signes ou par le regard est clairement démentie par des exemples de personnes autistes jugées déficitaires jusqu’à ce qu’un mode de communication leur ait permis l’expression de leurs capacités intellectuelles (Ganz et Simpson, 2019renvoi vers). Les développements récents des techniques de reconnaissance oculaire (eye tracking) ont également permis de le montrer à propos de certaines personnes polyhandicapées dans le champ des compétences sociales et émotionnelles (Cavadini et coll., 2022renvoi vers).

Définition consensuelle de la maltraitance en lien avec les profils de polyhandicap

Ces précautions de méthode étant posées, considérons la définition de la maltraitance inscrite dans le Code de l’action sociale des familles, reprenant les travaux de la Commission de lutte contre la maltraitance et de promotion de la bientraitance :
« La maltraitance au sens du présent code vise toute personne en situation de vulnérabilité lorsqu’un geste, une parole, une action ou un défaut d’action compromet ou porte atteinte à son développement, à ses droits, à ses besoins fondamentaux ou à sa santé et que cette atteinte intervient dans une relation de confiance, de dépendance, de soin ou d’accompagnement. Les situations de maltraitance peuvent être ponctuelles ou durables, intentionnelles ou non. Leur origine peut être individuelle, collective ou institutionnelle. Les violences et les négligences peuvent revêtir des formes multiples et associées au sein de ces situations ». (nous soulignons) (Commission de lutte contre la maltraitance et de promotion de la bientraitance, 2020renvoi vers).
Relevons dans cette définition que la parole peut être violente et maltraitante, de même que le « défaut d’action » : il peut y avoir des formes de maltraitances autres que liées à une action directe sur un corps. Et ne pas être en mesure de répondre à des paroles dévalorisantes majore sans doute encore leurs effets. Il ne devrait pas être possible de présupposer qu’une personne polyhandicapée qui ne peut répondre à une parole ne peut pas y être sensible (ne serait-ce qu’à l’intention véhiculée par le discours tenu sur elle).
Remarquons également dans cette définition le nombre des atteintes possibles, et le fait que les atteintes touchant la santé sont mentionnées après celles de « son développement », de « ses droits ». Il doit être rappelé que du point de vue des droits fondamentaux que sont les droits de la personnalité (intégrité corporelle, intimité privée), une personne polyhandicapée est l’égale de toute autre : l’inégalité de fait à la naissance ne fait pas disparaître les droits, au contraire elle en appelle à la meilleure compensation humaine ou technique de cette inégalité.
L’atteinte du développement est plus délicate à estimer dans le cas du polyhandicap, puisqu’il a nécessairement des effets sur le développement d’un enfant. Il devient difficile de préciser ce qui relève d’un défaut de traitement et d’accompagnement adapté et ce qui relève d’une évolution liée au polyhandicap lui-même. Pourtant, cette difficulté ne signifie en aucun cas que l’on ne doive s’efforcer de distinguer l’un et l’autre : au contraire, lorsque des facteurs sont intriqués, il convient de montrer ce sur quoi l’on a prise, ce sur quoi la vigilance doit être accrue. Trop longtemps les limitations de développement des personnes polyhandicapées ont été considérées comme inéducables et leurs capacités laissées à l’abandon pour que l’on ne mette pas un soin tout particulier à accompagner le développement de leurs capacités.
Remarquons que les besoins fondamentaux sont distingués ici de la santé. Par « besoins fondamentaux », les auteurs de cette définition consensuelle entendent la vie psychique, le besoin affectif et relationnel, le besoin de sécurité, le besoin d’identité, le besoin d’estime de soi et de valorisation de soi. Ces éléments, à tout le moins les trois premiers, s’appliquent directement aux personnes polyhandicapées, celles-ci courant le risque de voir néantisée leur vie psychique. Quelles que puissent être leurs capacités intellectuelles, elles ont des besoins affectifs et relationnels et un besoin de sécurité.
L’identité individuelle, l’estime et la valorisation de soi ne sont pas nécessairement des notions applicables à toutes les personnes polyhandicapées, mais plutôt à certains profils de polyhandicap, dits de type 3, si l’on suit la classification de Georges Saulus (Saulus, 2009renvoi vers). Les profils de type 2 et de type 1 ne s’accompagnent pas d’un éprouvé d’existence identitaire, mais plutôt entitaire pour le type 2 (« il y a » une continuité, mais ce n’est pas celle d’un moi unifié) ou pré-entitaire pour le type 1 (où le sentiment d’« il y a » est discontinu, l’unité instable dans le temps). Rappelons à ce propos que ces profils sont des hypothèses théoriques et qu’un même individu selon les circonstances n’est pas toujours figé dans un seul et même profil.
D’autre part, si l’on entend par « identité à soi » le sentiment d’une continuité (qui à défaut d’être réellement identitaire, peut exister dans une durée appréciable en tant que telle), alors cette continuité de ressenti peut exister dans les profils de type 3 et mais aussi de type 2 et peut être suscitée par la continuité de l’accompagnement, l’absence de ruptures brutales de rythme dans la vie courante.
Enfin, ce n’est pas parce qu’un sujet ne possède pas nécessairement d’unité ressentie dans le rapport à lui-même (profils de type 1) qu’il n’a pas besoin d’une continuité externe dans l’accompagnement : bien au contraire, si l’éprouvé d’existence pré-entitaire peut s’accompagner d’angoisses de morcellement et de perte d’unité corporelle et psychique naissante, le besoin de continuité externe, de réassurance et de rituels est bien plus important encore. De plus, la continuité externe est un facteur majeur pour l’évolution vers d’autres profils que le type 1 et leur consolidation ultérieure. Même s’il n’y a pas de besoin repérable d’identité (et avec lui d’estime de soi), les préconisations en termes de continuité et de réassurance sont tout aussi essentielles et leur absence tout aussi maltraitante puisqu’elles comblent un vide dans la construction de soi. La relation de confiance mentionnée dans la définition peut exister même en l’absence d’une conscience de soi, comme la confiance en une relation, même si elle n’est pas clairement représentée comme se jouant de personne à personne.
Les risques de maltraitance sont d’autant plus importants que la dépendance est grande, et aucune considération concernant le degré de conscience (réel ou supposé) d’une personne ne peut minimiser l’importance de la responsabilité à son égard. Il est impossible en pratique de se défausser de la responsabilité au motif que les individus concernés « ne se rendent pas compte de ce qui leur arrive » ou « n’ont pas conscience d’eux-mêmes et des autres ».
Outre le fait que la question du degré de conscience est toujours l’objet de travaux théoriques (Dind, 2020renvoi vers), les degrés de conscience évalués comme moindres obligent à des précautions plus grandes, puisqu’ils peuvent conduire à sous-estimer des risques de maltraitance que l’on ne pense pas même à évaluer.
À ce propos, soulignons que la maltraitance doit être conçue comme un processus dynamique : ses formes diverses (physiques, psychiques, etc.) peuvent être associées et se cumuler, même pour une personne qui n’a pas une conscience nette du temps : le poids de la répétition des douleurs et difficultés peut être bien perçu quand bien même la conscience du temps ne serait pas organisée mentalement. La discontinuité des actions, la répétition des comportements maltraitants produisent un effet cumulatif. Une série de maltraitances mineures peut donc, à force de répétitions, produire un effet comparable à une maltraitance majeure. Or cette répétition de petites maltraitances est probablement plus fréquente que des maltraitances volontaires relevant d’un délit (Blanc et Juilhard, 2002renvoi vers).
Bien entendu, une maltraitance majeure, même ponctuelle, peut avoir des effets durables, comme tout traumatisme, et cela même en l’absence supposée de conscience claire du passé : la reviviscence de l’événement traumatique peut surgir à tout moment tant cet événement s’inscrit de manière indélébile dans le psychisme de la personne qui le subit.
Le contexte et non la gravité des actes permet de distinguer les termes d’abus et de violence de celui de maltraitance : cette dernière, qu’elle soit liée à l’accumulation de petites erreurs ou franchement violente, se produit « dans une relation de confiance, de dépendance, de soin ou d’accompagnement » comme l’indique la définition à laquelle nous nous référons. Quant à son origine, la maltraitance peut être « individuelle, collective ou institutionnelle » : la responsabilité des personnes individuelles n’a pas à être systématiquement recherchée, même si elle peut l’être dans les cas les plus graves : il existe des causes de maltraitance que l’on peut rapporter principalement aux dysfonctionnements institutionnels dont les effets se feront indirectement sentir sur les personnes les plus dépendantes.
La commission d’enquête sur la maltraitance envers les personnes handicapées accueillies en établissements et services sociaux et médico-sociaux et les moyens de la prévenir souligne, rejoignant Stanislas Tomkiewick, que « toute institution sécrète de la violence » de manière quasi naturelle (Blanc et Juilhard, 2002renvoi vers). La commission ajoute que « l’établissement qui accueille une personne handicapée la protège le plus souvent, d’autant plus que, selon une estimation partagée par la plupart des interlocuteurs de la commission d’enquête, 70 % des cas de maltraitance interviennent dans un cadre familial ». Quand l’accompagnement est aussi lourd au quotidien que dans le cas du polyhandicap, ce dernier chiffre mérite d’être rappelé : la maltraitance institutionnelle existe, mais elle sera très probablement moins fréquente que la maltraitance familiale (ne serait-ce qu’en raison des effets de l’épuisement des proches). Une recherche à ce sujet pour établir des chiffres précis serait la bienvenue.
La multitude de définitions possibles de la maltraitance n’est donc que le reflet d’une réalité difficile à appréhender : « la maltraitance la plus fréquente n’est pas intentionnelle mais résulte de négligences ou de maladresses apparemment anodines : il est rare qu’elle se traduise par des faits particulièrement graves et spectaculaires » (Blanc et Juilhard, 2002renvoi vers).
Face à ces multiples formes de maltraitance, le polyhandicap peut servir de référence en matière de dépendance et de soin à apporter à une personne vulnérable.
En effet, la notion de polyhandicap est étroitement associée à celle de vulnérabilité, par laquelle commence la définition de la maltraitance à laquelle nous nous sommes référés plus haut : le handicap, et en particulier le polyhandicap, signifie une vulnérabilité qui n’est pas ponctuelle, mais durable, en raison de l’irréversibilité et de l’importance des atteintes. Sans vouloir par là considérer la maltraitance comme inéluctable dans le cas du polyhandicap, son risque est accru par la méconnaissance des atteintes, la difficulté de l’accompagnement, les troubles de la communication et la difficulté de se représenter la vie intérieure, autrement dit par différents aspects de la vulnérabilité, ou plutôt des vulnérabilités qu’il nous faut à présent définir plus précisément.

Vulnérabilités et maltraitance

Vulnérabilité

La vulnérabilité peut être définie comme un « état de moindre résistance aux nuisances et agressions » (Cyrulnik et Conrath, 1998renvoi vers). Un être vulnérable peut être plus facilement blessé (physiquement ou psychiquement) que d’autres. Le sort des personnes les plus vulnérables doit nous rappeler collectivement que tous les humains possèdent une part de vulnérabilité (personne n’est invulnérable, même s’il arrive à certains de le croire durant une période de leur vie). Précisément, la vulnérabilité des personnes polyhandicapées peut jouer ce rôle de rappel et alerter face aux différents risques d’atteintes. Cette vulnérabilité est à la fois évidente et multiple, si bien que certains pans peuvent en être cachés. Leur vulnérabilité est physique (elle nécessite des soins, de l’aide à la mobilité, à l’alimentation, à tous les actes de la vie quotidienne), cognitive (puisque comprendre et faire des choix de manière autonome est souvent difficile ou impossible), affective (dans la difficulté à exprimer et à réguler ses émotions et dans la dépendance envers autrui) et sociale (par le sentiment de rejet ou d’acceptation venant d’autrui).
La Commission de lutte contre la maltraitance et de promotion de la bientraitance souligne que la vulnérabilité n’est pas à considérer comme un état, mais comme une situation susceptible d’évoluer (Commission de lutte contre la maltraitance et de promotion de la bientraitance, 2020renvoi vers) (p. 7 du commentaire) : il est important de le rappeler à propos du polyhandicap où les atteintes physiques et intellectuelles sont évaluées comme majeures et invitent donc à penser la vulnérabilité comme la résultante de ces atteintes. En réalité celles-ci sont associées à des risques accrus de situation de vulnérabilité, liées à des facteurs individuels mais aussi à des facteurs environnementaux et relationnels. L’interaction entre facteurs contextuels (externes) et individuels (internes) montre l’importance des ajustements environnementaux et révèle la maltraitance que constitue le manque d’ajustements.
L’un des risques de maltraitance relationnelle concernant ces personnes est de sous-estimer leur vulnérabilité psychique en raison de leur vulnérabilité physique évidente. La plupart des références consultées pour cette expertise soulignent le risque de ne se focaliser que sur l’apparence ou la fragilité physiologique bien réelle, en laissant de côté la vulnérabilité psychique et la vulnérabilité communicationnelle.

Importance de la vulnérabilité psychique

La vulnérabilité psychique peut exister en dépit d’une déficience intellectuelle évaluée comme profonde, puisque la construction d’un sujet n’est pas seulement une affaire d’intelligence logique ou de capacité de répondre aux tests disponibles pour évaluer l’intelligence : tout enfant, même avec des moyens d’expression très limités, peut manifester une compréhension de sa situation de handicap (Korff-Sausse, 1996renvoi vers). Nul besoin de supposer une grande intelligence pour sentir le mépris et éprouver de la défiance. Nul besoin d’être capable intellectuellement pour sentir que l’on est brutalisé, même si l’on n’estime pas l’ampleur du préjudice subi et que l’on ne dispose pas des mots pour dire sa souffrance. Nous pourrions même dire que la vulnérabilité psychique peut être renforcée par une telle déficience, puisqu’un enfant ou un adulte qui ne peut dialoguer avec les autres ou avec lui-même ne pourra élaborer ses propos ou ses intentions, pour diminuer l’intensité de ses souffrances liées à la difficulté de se repérer dans le monde humain qui l’entoure, d’être sans cesse dépassé par le rythme d’autrui.
Pour souligner cette importance de la subjectivité même lorsque l’identité à soi n’est pas aboutie, plusieurs auteurs consultés insistent sur la dimension psychique de la maltraitance dans le champ du polyhandicap : « la maltraitance, c’est ce qui rétrécit ou détruit la vie physique et psychique ; la bientraitance, c’est ce qui encourage leur continuité, qui favorise la pensée, même dans les situations les plus souffrantes, la plus grande des maltraitances étant probablement d’empêcher la liberté de penser » (Camberlein, 2021renvoi vers) (nous soulignons). « Le risque pour les professionnels, face à ce corps douloureux et difficilement compréhensible, serait en effet de le réifier en se tenant excessivement à distance, et par conséquent d’en oublier la part psychique et subjective » (Brun, 2020renvoi vers).
Les effets de la maltraitance touchent essentiellement la vie psychique dans la durée : on ne doit pas négliger la négation d’une telle vie, en privilégiant les effets bien réels et constatables de la violence physique, ou de manière plus insidieuse par le refus d’une intériorité dans les actions quotidiennes qui ne laissent aucun choix aux personnes (ni d’être mobilisées, ni d’être nourries, ni d’être habillées, ni de pouvoir changer d’activité). Quand les possibilités de choix sont inexistantes, le repli sur soi ou le sentiment de ne pas exister sont des conséquences courantes : pourquoi en serait-il autrement pour les personnes polyhandicapées, sinon à considérer qu’elles ne possèdent pas réellement de subjectivité ? À chaque palier de reconnaissance des capacités de choix, il convient éthiquement de porter son attention sur le palier suivant : par exemple, si la personne ne peut rien exprimer, on tentera d’obtenir une réponse par des choix fermés ; si cette réponse à des choix fermés est suffisamment constante, on tentera d’obtenir des réponses à des choix multiples, puis d’initier d’autres formes de communication. D’autres démarches sont possibles, comme favoriser l’initiative de demandes spontanées, sans incitation du partenaire de communication ; ou encore conduire celui-ci à tenter d’identifier des comportements intentionnels chez la personne polyhandicapée, des comportements adressés à autrui auxquels le partenaire pourrait proposer une réponse systématique, afin de stimuler leur reproduction.
Tous ces éléments nous amènent aux vulnérabilités communicationnelles, qui sont majeures, mais elles aussi souvent minorées en raison de la considération des déficiences physiques et intellectuelles (« que pourrait-il formuler sinon des besoins physiologiques de base ? »). L’idée trop souvent négligée est que l’enfant ou l’adulte puisse formuler des aspirations, voire des réflexions, et avec elle sont négligés les efforts permettant une communication adaptée.
Les erreurs du passé à propos de l’infirmité motrice cérébrale que l’on confondait avec une déficience intellectuelle profonde jusqu’à ce que celle-ci émerge en tant que catégorie nosologique pourraient bien être reproduites avec certaines formes de polyhandicap où l’incapacité motrice (y compris l’incapacité à communiquer de manière oculaire) obère toute possibilité d’expression non ambiguë.
Avec cette insistance sur la possibilité d’une vie psychique (qu’elle soit simple ou plus aboutie), on comprend que les formes de maltraitance puissent se dérouler au quotidien parfois sans être remarquées, qu’elles puissent concerner potentiellement tous les soignants et accompagnants, tant il est délicat de cerner les modalités de communication les plus adaptées. C’est pourquoi nous citerons ici des formes de maltraitances actives ou volontaires, mais insisterons tout particulièrement sur les formes de maltraitances passives ou involontaires.

Caractérisation des formes de maltraitance

Outre la nature de la maltraitance (physique, sexuelle, psychologique…), on se demandera si elle consiste en un acte repérable ou bien en une privation, une négligence, etc., de même que l’on interrogera son caractère ponctuel ou répété (la répétition plaidant en faveur d’un acte volontaire, ou sur la décision volontaire de « fermer les yeux » sur ce que l’on fait réellement). Le lieu où se produit la situation de maltraitance a son importance : le plus souvent la maltraitance a lieu à domicile, mais la responsabilité est plus grande de la part d’un professionnel qui agit de son propre chef en institution alors qu’il aurait pu se faire aider, compter sur ses collègues.
On s’attachera à caractériser la maltraitance en fonction de son auteur et en indiquant une échelle de responsabilité : l’imputation est-elle collective ou individuelle ? Les contraintes structurelles ont-elles conduit à une « maltraitance institutionnelle » qui désigne des actes individuels contraints par des conditions institutionnelles incompatibles avec le soin souhaité ? Or le polyhandicap requiert, plus encore que d’autres situations de vulnérabilité, un soin individualisé. Il impose une collaboration transdisciplinaire, des échanges de bonnes pratiques et une collaboration des professionnels autour de pratiques validées dans la littérature. Un seul individu ne peut posséder toutes les compétences requises (qu’il s’agisse du soin médical, de l’adaptation des orthèses, de la communication, etc.). L’absence de cette collaboration entre professionnels de soin, l’absence de ressources et le sous-effectif impliquent un risque élevé de maltraitance pour les personnes polyhandicapées (comme d’ailleurs pour les professionnels qui se trouveraient démunis faute de soutien collectif et de formation adaptée).
La caractérisation de la maltraitance dépend de la vulnérabilité de la personne qui la subit. Cette vulnérabilité étant majeure dans le cas du polyhandicap, l’abus de cette faiblesse, s’il est caractérisé, est plus fermement condamnable (et condamné lorsque les faits sont avérés).
Les multiples formes de maltraitance justifient donc d’une caractérisation, qui peut être pénale pour les plus graves, mais ne doit pas faire oublier les formes de maltraitances involontaires, structurelles ou institutionnelles.
On distingue classiquement les formes de maltraitances intentionnelles (un délaissement étant considéré comme une action) et les formes involontaires (laisser-faire, négligence, manque de connaissances), constituant une maltraitance « en creux ».
Les maltraitances volontaires peuvent être aisément conscientisées, on les appelle communément « maltraitances actives », tandis que les maltraitances involontaires ou largement inconscientes sont généralement nommées « maltraitances passives ». Ce n’est pas tant le fait d’agir ou de ne pas agir qui caractérise la maltraitance que l’intention qui y est associée (en particulier dans la maltraitance volontaire) et ses effets réels : la maltraitance involontaire peut procéder du désir de bien faire, de l’illusion de bientraitance, par exemple lorsque l’on pense percevoir les attentes de l’autre en projetant sur lui des aspirations et besoins qui ne sont pas les siens.
Quelle que soit la classification retenue, il y a continuité entre les maltraitances volontaires actives et les maltraitances involontaires passives relevant de l’ignorance, de l’inattention de l’entourage à la personne polyhandicapée, en particulier lorsque ces dernières se répètent et que l’on fait le choix par habitude de ne plus y prêter attention.

Maltraitances actives (volontaires, ou pouvant être aisément conscientisées)

Ces formes de maltraitances consistent en toutes formes de sévices, abus, privations, manquements pratiqués avec la conscience, même vague, de nuire. En voici des exemples :
• les violences physiques (surmédication, entraves inutiles, pressions, coups, voire blessures). Il est à noter que l’on peut se sentir maltraitant sans l’être, par exemple lorsque l’on serre fortement des sangles de corsets-sièges ou des orthèses pour éviter des déformations à terme irréversibles : il faut parfois forcer un peu sur le tronc ou les membres d’une personne polyhandicapée pour corriger efficacement la position (Chavaroche, 2021renvoi vers). C’est pourquoi les méthodes d’installation doivent être médicalement prescrites et justifiées en étant expliquées précisément aux accompagnants professionnels ou familiaux, afin d’éviter la banalisation d’un sentiment d’être maltraitant, qui endort la vigilance permettant de repérer la maltraitance réelle et conduit à la maltraitance passive ;
• les violences sexuelles (celles-ci sont plus graves lorsqu’elles sont perpétrées sur des personnes qui ne peuvent pas exprimer leur refus et ne pourront surtout jamais être en capacité de raconter ce qui leur a été fait). L’absence de consentement exprimable dans la plupart des cas est un facteur aggravant : quand bien même un « oui » aurait-il été manifesté, une personne polyhandicapée sait-elle à quoi elle consent ?
Il n’existe pas de chiffres précis permettant de les évaluer, mais le risque est important et laisse supposer des effets de genre en matière d’abus sexuels : à tout le moins peut-on penser que les femmes très dépendantes en sont le plus souvent victimes, si l’on se fie aux enquêtes montrant que 80 % des femmes vivant avec un handicap subissent des violences (humiliations, insultes, violences, viols) (FDFA – Femmes pour le Dire, Femmes pour Agir, 2020) et 34 % des femmes vivant avec un problème de santé ou un handicap ont subi des violences physiques ou sexuelles commises par un partenaire au cours de leur vie (Parlement européen, 2018renvoi vers) ;
• l’interdiction de l’auto-érotisme en privé, alors même que celui-ci ne peut gêner personne dans l’entourage (cet aspect concernant la sexualité est traité dans la section de cette expertise qui y est consacrée : voir chapitre « Vie affective et sexuelle ») ;
• le délaissement : puisque l’autre personne est entièrement dépendante, le délaissement devient très vite maltraitant, comme l’est le manque de soin ou de nourriture, qui peuvent devenir très vite des formes de maltraitance actives, même si elles semblent être « par défaut » ;
• le refus de répondre à une sollicitation, rétorsion si l’on considère que l’autre ne s’est pas « bien conduit », dans une volonté de redressement (Casagrande, 2013renvoi vers ; Camberlein, 2021renvoi vers) ;
• la violence verbale (menaces, cris, que l’on ne peut associer à une volonté d’« éduquer » la personne qui en est victime) ;
• la violence psychologique (l’idée qu’elle ne peut exister sur une personne polyhandicapée n’est que le reflet de la négation de sa vie psychique, dont nous avons vu qu’elle est une des formes de maltraitances à souligner avec le plus de soin).
Trop souvent, souligner la violence de ces maltraitances actives (qu’il faut bien sûr rappeler avec insistance) peut inciter à sous-estimer la portée des maltraitances passives ou involontaires. En effet, seules les maltraitances actives sont reconnues pénalement au titre de violences (la notion de maltraitance n’existe pas dans le Code civil) que ce soit par action sur le corps ou par inaction envers quelqu’un qui se trouve en danger du fait de sa dépendance.
Pourtant, avec le polyhandicap et les difficultés de compréhension de la douleur, des attentes, des expressions des personnes concernées, la maltraitance involontaire ou « passive » est un risque bien réel.

Maltraitances passives (involontaires ou inconscientes)

Ces formes de maltraitances sont particulièrement nombreuses en raison des besoins et de la vulnérabilité d’une personne polyhandicapée :
• sous-estimer sa vie psychique, quelle qu’elle soit ;
• ne pas laisser de place à son expression (répondre pour elle, supposer qu’elle ne peut répondre, ne pas tenir compte de son temps de réponse parfois très long ou ne pas ajuster sa manière de communiquer aux possibilités de la personne polyhandicapée) ;
• ne pas répondre à ses sollicitations ou trop y répondre, par exemple dans le champ de la sexualité : on ne peut la nier parce qu’elle ne prend pas une forme habituelle, ce qui empêcherait de la considérer ; mais on ne peut pas davantage trop vite répondre à ce qui apparaît ordinairement comme sexuel, par exemple la masturbation : ce n’est pas parce qu’une vie sexuelle est généralement souhaitable pour un être humain que celle-ci doit être postulée comme un souhait de sexualité génitale partagée, avec un accompagnement sexuel. Nous en traiterons plus en détail dans la section sur la sexualité (voir chapitre « Vie affective et sexuelle ») ; il existe des formes de maltraitances passives et involontaires dans le champ sexuel pour des personnes prises en soin quotidiennement, par exemple une toilette vulvaire trop invasive, non identifiée comme intrusive et violente ;
• la laisser dans une installation inadaptée à son état physique ;
• ne pas lui proposer des modalités de repas adaptées (par exemple pour éviter les fausses routes, méconnaissance dont on a connu pendant des années les effets particulièrement délétères sur les personnes polyhandicapées) ;
• la maintenir dans un environnement dépourvu de sens (soins sans préparation, environnement trop sonore, excès de stimulations, absence de repères et de routines lui permettant de mieux appréhender son environnement) ;
• plus globalement, croire la connaître (penser qu’une incapacité est constante et non contextuelle, penser par exemple qu’une aptitude ou un mode de communication ne peut se manifester que d’une manière standard).
Nous allons développer différents éléments faisant partie de cette liste afin de susciter des interrogations éthiques associées à cette maltraitance passive, qui n’est pas pénalement une faute, mais peut l’être déontologiquement. Plus la prise en soins s’adresse à des personnes vulnérables et sans expression facile à décrypter, plus la dimension éthique de la réflexion individuelle et collective est importante pour éviter de croire bien faire tout en agissant à l’encontre des intérêts de celles et ceux dont on prend soin.
Reconnaître la possibilité de la maltraitance passive ne doit pas être compris comme une potentielle condamnation des pratiques professionnelles : à la différence de la maltraitance active, la maltraitance passive n’est pas directement condamnable, y compris éthiquement, puisqu’elle ne procède pas d’une intention de nuire, d’une préférence pour la négligence, d’une irresponsabilité. Elle est le plus souvent le fait de personnes bien intentionnées, dont les conduites doivent cependant être interrogées afin d’en améliorer la qualité et d’en souligner les risques.
Souvenons-nous cependant qu’avoir réalisé la possibilité d’une maltraitance et ne pas y répondre n’est déjà plus de la maltraitance passive, non plus qu’avoir été formé à d’autres pratiques bien documentées dans la littérature et ne pas les reprendre par effet de l’habitude ou de la conviction d’apporter un soin approprié.
Enfin, si la maltraitance passive n’est pas condamnable en tant que telle à l’échelle individuelle, elle le devient au niveau institutionnel, lorsque des recommandations de bonnes pratiques existent et ne sont ni diffusées auprès des professionnels ni appliquées.

Maltraitances passives et dimension éthique du respect individuel

Rappelons que l’oubli de la dimension éthique de la relation (qu’elle soit liée à l’incompréhension complète ou à des difficultés institutionnelles) conduit à des effets délétères concernant la vie psychique d’un sujet. Nous l’avons vu, le risque de la maltraitance est grand, quand on ne peut répondre à la dépendance autrement qu’en termes de besoins (Toubert-Duffort et coll., 2018renvoi vers) car « la violence surgit là où le lien intersubjectif s’effondre » (Canali et Favard, 2004renvoi vers). Répondre seulement à des besoins de base, cela fait de l’autre essentiellement un corps, qu’il faut satisfaire à la manière d’un être sans conscience.
Cette distance constitue une défense efficace pour éviter le trouble puisqu’elle anéantit les affects et réactions de rejet. Mais elle tue la relation, transforme les corps en objets inertes, ou en « vie nue », « qui ne mérite pas la peine d’être vécue » (Blondel et Delzescaux, 2018renvoi vers), sans vie intérieure ni ressenti.
Une autre modalité de maltraitance passive est la tentation du contrôle excessif, d’un contrôle qui va au-delà de ce qui est réellement utile et constitue une forme d’emprise sur l’autre, sous couvert de respect ou d’attention à ses besoins (Broudic, 2018renvoi vers). On souhaite bien faire, mais une mauvaise connaissance ou une mauvaise analyse des besoins conduit à trop stimuler l’enfant ou l’adulte. Il s’agit là d’une forme de débat éthique qui oppose parfois les personnels du champ médico-social et les enseignants, les premiers reprochant parfois aux seconds d’être trop exigeants avec les enfants polyhandicapés : « Les personnels du secteur médico-social ont souvent une attitude ambivalente à propos des enseignants, qu’ils perçoivent soit comme porteurs d’une action bénéfique (même complémentaire ou accessoire), soit comme porteurs d’un danger de mise en souffrance d’enfants que leur handicap accablait déjà suffisamment » (Toubert-Duffort et coll., 2018renvoi vers). Qu’elle soit réelle ou supposée, cette surstimulation sans temps de repos adapté peut aussi être l’effet d’une attention parentale de tous les instants, dans le but de lutter contre les déficiences cognitives constatées. Les familles peuvent avoir tendance à renforcer le rythme des activités en espérant obtenir de meilleurs progrès, mais un tel rythme imposé peut surcharger un enfant et ne lui donner aucune respiration (Zucman, 2017renvoi vers). Comme les autres enfants, et sans doute même plus que ceux-ci, les enfants polyhandicapés ont besoin de repos, de temps de distraction et de jeu. La différence principale tient à leur grande fatigabilité qui empêche souvent de prolonger les phases d’attention : vouloir prolonger ces phases alors que ces personnes ne sont plus en capacité de réagir entraîne un surcroît de fatigue et un sentiment d’échec chez les accompagnants qui peuvent alors faire des remontrances inutiles ou se montrer involontairement trop durs, dans l’effort déployé pour obtenir des progrès (Chavaroche, 2021renvoi vers).
À l’inverse, le défaut de stimulation est maltraitant. Par exemple laisser un enfant, un adolescent ou un adulte polyhandicapé le plus souvent seul, devant une télévision qui le stimule sans l’éveiller, faute de relation ou d’incitation à l’action. On connaît les effets délétères de ces pratiques sur les individus ordinaires : pourquoi n’auraient-elles pas les mêmes effets pour ces personnes ? Cette surstimulation peut aussi exister dans des phases parmi les plus banales de la vie courante. Nous allons le voir à travers différents exemples.

Formes spécifiques de maltraitances passives

Les stimulations sensorielles

Bruits, paroles non adressées

Dans le but de les distraire, les résidents sont souvent soumis au bruit des téléviseurs ou de musiques d’ambiance qui pourraient être insupportables à la longue sans que l’on s’en rende compte (Broudic, 2018renvoi vers). Il est généralement difficile pour les professionnels de se rendre compte des effets bénéfiques ou délétères de l’environnement sonore courant (van den Bosch et coll., 2016renvoi vers). De même, le discours d’autrui peut susciter énervement ou hyperstimulation, en particulier lorsque l’on n’en comprend pas nécessairement le sens (van den Bosch et coll., 2017renvoi vers).
Les paroles sont essentielles pour tout être humain qui peut les entendre, mais une personne plongée dans un bain de paroles qui ne lui est pas adressé n’en retirera pas le même bénéfice, par exemple si des personnels se hèlent d’un bout à l’autre d’un couloir par-dessus l’épaule des résidents, ou se parlent entre eux tandis qu’ils agissent sur leurs corps, même durant des soins intimes. Pendant un tel temps, les résidents se trouvent être « chosifiés », placés en extériorité par rapport aux paroles qui les environnent, ce dont il est tout à fait possible qu’ils aient conscience, quand bien même ne comprendraient-ils pas précisément le contenu de ce qui est dit. L’impression d’être mis à l’écart n’est pas liée à une compréhension du discours, mais au ressenti que celui-ci n’est pas adressé à soi. Enfin, la prosodie du discours (son rythme, son ton) peut véhiculer un stress communicatif : quand on dépend d’autrui, on est tout particulièrement réceptif à ce qui émane de lui. C’est pourquoi il importe de conscientiser son propre état psychique et de diminuer le stress si nécessaire par un moment de recul et de relaxation avant de revenir au soin apporté à la personne polyhandicapée.

Éclairages

Les agressions lumineuses sont elles aussi à souligner, même si elles apparaissent intuitivement moins pénibles que les agressions auditives pour un sujet valide. Il en va pourtant tout autrement pour celui ou celle qui ne peut détourner son regard d’un rayon de soleil ou d’une autre source lumineuse intense. Par exemple, placer des personnes qui ont la tête tournée vers le haut sous des néons durant plusieurs heures dans les espaces communs peut constituer avec le temps une forme d’agression visuelle. Ce sera d’autant plus préjudiciable pour des sujets avec des risques épileptiques qui peuvent réagir et faire une crise face à des stimulations lumineuses, voire des motifs géométriques en damier. Allumer un plafonnier le matin en étant à peine entré dans la chambre est une manière brutale de réveiller un résident qui peut devenir, à force de répétition quotidienne, une stimulation visuelle involontaire très stressante.
Même s’il est difficile de cerner ce que perçoivent réellement les personnes polyhandicapées, puisque l’élaboration d’une perception est plus complexe que la simple vue, une attention à l’environnement et un effort pour repérer où se portent leurs regards (en se dégageant de son propre point de vue de personne valide, en position verticale et capable de bouger en cas de gêne) permettent de limiter ce type d’agressions sensorielles involontaires.

La prise de repas

La surstimulation involontaire peut avoir des effets sur l’alimentation : au moment du repas, les personnes polyhandicapées peuvent être gênées et stressées par « des salles à manger trop bruyantes, un personnel pressé, stressé, angoissé à l’idée de provoquer une fausse route, de mauvaises conditions d’installation et de confort » (Chavaroche, 2021renvoi vers). Une personne très dépendante physiquement va sentir la tension de cet environnement et cela peut se répercuter sur son tonus corporel, entravant la détente nécessaire pour une déglutition correcte.
À propos de la déglutition et de la nutrition en général, certaines questions éthiques se posent : est-il maltraitant de placer une gastrostomie plutôt que de continuer à nourrir les personnes polyhandicapées avec des aliments moulinés ? Cela prive de ce que nous nous représentons comme le plaisir de la nourriture ; mais faut-il insister aussi nettement sur cette privation si la gastrostomie diminue les risques infectieux liés aux aliments qui passent dans les poumons et peut allonger considérablement l’espérance de vie des personnes polyhandicapées ? La pose de la gastrostomie, geste invasif accentuant la visibilité de la dépendance, doit être mise en balance avec la possibilité d’une sous-alimentation avec perte de poids lorsqu’une alimentation plus ordinaire est proposée (voir chapitre « Troubles de l’alimentation, de la nutrition et de la digestion »). Un tel acte ne peut être préconisé qu’à l’issue d’une réunion de concertation pluridisciplinaire..

Espace extérieur et espace corporel

Situation dans une pièce

Placer une personne polyhandicapée au milieu d’une pièce n’est pas nécessairement bientraitant. En effet, celles et ceux qui maîtrisent la motricité de leur fauteuil roulant se placent souvent contre un mur plein, près des portes. Les lieux trop exposés, les lieux de passage sont inquiétants puisque l’arrière n’est pas visible : on peut être pris par surprise lorsque l’on ne peut pas tourner la tête pour voir qui approche, en particulier s’il y a du bruit dans le même espace. Être placé dans un coin peut apparaître comme une position punitive, mais souvenons-nous que cela permet aux personnes concernées de contrôler plus facilement l’environnement du regard (Chavaroche, 2021renvoi vers).
Les échanges visuels et le toucher font partie des interactions spontanées entre personnes polyhandicapées : rendre ces échanges et ces contacts impossibles ou difficiles au sein d’une structure d’accueil faute d’en comprendre l’importance constitue un réel préjudice pour elles (Kamstra et coll., 2019renvoi vers).

La toilette et l’espace corporel

Lors des toilettes, l’espace de la chambre ou de la salle de bains doit pouvoir jouer un rôle protecteur contre les intrusions extérieures brutales. Les entrées dans cet espace sont des formes d’irruptions sans doute ressenties d’autant plus difficilement lorsque l’on ne dispose pas d’un espace corporel protecteur (Chavaroche, 2021renvoi vers). Les personnes polyhandicapées n’ont pas nécessairement une conscience corporelle unifiée, notamment en raison de leurs troubles intellectuels et en raison de l’absence de motricité ; il est donc important qu’un espace d’intimité avec soi-même et avec autrui durant les toilettes soit maintenu. L’espace de la pièce a une fonction rassurante propre à ne pas morceler davantage le vécu du corps. Les entrées intempestives et non préparées dans ces lieux privés peuvent être vécues comme des effractions dans un espace corporel aux limites moins nettes que d’ordinaire.
Comme tous les actes apparemment anodins de la vie quotidienne, la toilette comporte des risques de maltraitance involontaire : « quelques précautions sont impératives pour éviter à la personne polyhandicapée de vivre ce moment comme une dépendance potentiellement menaçante pour une intégrité corporelle précaire et attaquable » (Chavaroche 2021renvoi vers, 179). La nudité n’est pas toujours justifiée au moment du bain, non seulement pour des raisons liées à la pudeur (mais est-elle d’ailleurs toujours présente ?), ou au respect de l’intimité (que l’on ne peut que supposer), mais aussi pour qu’une continuité sensorielle puisse être maintenue entre les zones découvertes stimulées par le lavage et celles protégées par un linge sur un chariot douche. La température doit être adaptée, ni excessive ni trop fraîche, ce qui peut entraîner des raidissements des membres et rapidement faire d’une activité de détente une contrainte subie. La toilette est un soin qui suscite un dialogue somatique : on ne fait pas que laver la personne, on se situe en interaction avec elle, on lui permet de sentir la globalité de son corps par le contact des mains d’autrui, de l’eau et des linges. La toilette peut contribuer à réactiver l’enveloppe corporelle comme elle peut être vécue comme une effraction et morceler involontairement l’expérience corporelle.
Comme il n’est généralement pas possible de recueillir l’avis de personnes polyhandicapées à ce sujet, suivons l’analyse de Marcel Nuss, atteint d’amyotrophie spinale infantile, à propos de son propre vécu quotidien de la toilette (toilette durant laquelle il est dépourvu de respirateur et ne peut plus parler, ce qui peut s’avérer particulièrement anxiogène) : « la toilette est un des rares, sinon le seul, moment où la personne en situation de dépendance – donc très souvent coupée de sa “charnalité”, de son incarnation, puisque totalement paralysée – peut entrer en contact avec son corps, le ressentir, l’appréhender dans son intégralité. Pour ce faire il faut impérativement que la toilette se fasse de peau à peau. » (Nuss, 2005renvoi vers). Il montre également l’effet inverse d’une toilette mal adressée : « certains professionnels soignent en négligeant sans état d’âme le confort corporel des personnes. Il y en a qui font correctement la toilette mais sans empathie, sans être “présent” à celles-ci, en connexion avec elles, dans cet état qui leur permettrait de ressentir le bien-être de la personne à qui ils donnent une douche – faisant plutôt une douche du genre qui désincarne progressivement le “douché”, lequel n’est alors plus qu’un objet de soins » (Nuss, 2016renvoi vers). Être « présent à l’autre », est d’autant plus difficile que cet autre ne manifeste pas de manière ordinaire ses émotions : ces qualités d’empathie ne doivent pas être supposées comme allant de soi, mais doivent être réfléchies et conscientisées pour ne pas être remplacées par une projection sur le corps de l’autre, ou une automatisation des actes de soin.

L’habillage

Un habillage malhabile peut être douloureux en raison des troubles hypertoniques : il convient d’assouplir au préalable les articulations pour éviter de tirer sur les membres et ne pas faire souffrir (Chavaroche, 2021renvoi vers). Des vêtements adaptés peuvent être une aide pour éviter d’imposer malgré soi ces contraintes aux corps. Comme la toilette, l’habillage peut être tout à la fois un moment douloureux et le moment où l’unité du corps est ressentie par l’intermédiaire cette fois du vêtement sur la peau. Pour le regard extérieur, l’habillage produit un effet quant à l’apparence en donnant une impression négligée ou soignée, qui n’aura peut-être pas de sens pour la personne concernée (on ne peut l’affirmer), mais jouera sur la manière dont les autres la percevront. Durant l’habillage, comme durant la toilette, se développe une forme de relation par le toucher, dont il faut ici rappeler l’importance.

Le contact physique

Le toucher est une dimension de la communication, mais l’intensité du toucher peut être source de désagréments, voire de douleurs. Un toucher doux, par effleurage, s’il peut amener des sensations agréables, peut aussi pour certaines personnes se révéler insupportable en stimulant exagérément des terminaisons nerveuses ultra-sensibles et en produisant des réactions neurologiques douloureuses : il vaudra mieux en ce cas un toucher plus appuyé et prolongé.
L’attention aux réactions individuelles est essentielle pour éviter ce genre d’erreur. Et l’idée que l’on sent nécessairement par le contact les réactions de l’autre n’est pas suffisante pour justifier de ne pas l’observer ou de ne pas le faire observer par un collègue durant le soin. En effet, les réactions d’un corps tantôt hypotonique tantôt spastique doivent être analysées beaucoup plus finement que d’ordinaire. La transposition de techniques kinésithérapeutiques et ostéopathiques ordinaires aux personnes polyhandicapées ne va absolument pas de soi, non plus qu’une supposée capacité de sentir par le toucher les émotions et impressions subjectives des personnes concernées : en l’absence de retour clair de la part des sujets eux-mêmes, les indications décelées par le toucher (par exemple en ostéopathie dite fluidique ou énergétique) sont à considérer avec la plus grande circonspection pour ne pas en déduire abusivement des ressentis.

Douleurs associées aux actes de soin

Les soins infirmiers, les soins intimes, les soins de rééducation ont une forte probabilité d’être douloureux : dans une étude en cours de la Fondation Paralysie Cérébrale (2018), sur 7 000 actes répertoriés, 50 % font état d’une douleur associée (voir chapitre « Douleur »). La rééducation motrice, l’aide au repas, la verticalisation font partie de ces actes considérés comme douloureux. Même si l’on ne peut être formel, il est probable que cette douleur soit aussi présente chez les personnes polyhandicapées. Une maltraitance passive serait évidemment de minimiser l’importance de cette douleur. Ces actes doivent être réalisés, mais leurs conséquences potentiellement douloureuses invitent à ne pas les multiplier inutilement d’une part et surtout à les réaliser avec le plus grand soin et la plus grande technicité.

Les maltraitances liées aux temps et aux rythmes

La répétition et la routine peuvent être utiles pour les personnes polyhandicapées, elles peuvent avoir un effet rassurant en donnant des repères dans un vécu du temps qui n’est sans doute pas toujours organisé, mais la répétition et la routine pour les accompagnants ont généralement un effet inverse : elles usent peu à peu et peuvent conduire à de la maltraitance passive, en particulier en raison de l’importance des besoins de ces personnes : « La répétitivité inexorable des besoins auxquels il faut répondre sans relâche, jour après jour, engendre des phénomènes de routine qui risquent peu à peu d’user le sens de ces gestes et de les transformer en automatismes un peu mécaniques », au risque de faire de la personne polyhandicapée un simple « objet de soins » que l’on nourrit, lave, manipule, habille, sans en faire un sujet (Chavaroche, 2021renvoi vers).
L’une des difficultés temporelles du travail en institution est l’accélération lorsque l’on vaque aux tâches courantes hors du rapport avec les personnes polyhandicapées et la décélération à leur contact. Il faut sans cesse décélérer pour s’adapter à leur rythme, ce qui est contraignant, mais ne pas le faire risque d’être maltraitant : sans le vouloir, il est très facile d’imposer son rythme, sa propre vitesse d’exécution, qui peut déborder celle des personnes accompagnées. Bien sûr il n’est pas certain qu’une personne jeune et paralysée souhaite toujours de la lenteur : son rythme intérieur peut très bien être beaucoup plus soutenu que ne le laisse penser l’apparence de son corps, mais rappelons que la prise d’antiépileptiques peut avoir des effets sédatifs, ralentir la réactivité et accélère par contraste la perception des rythmes venant de l’extérieur. À l’inverse, les crises d’épilepsie peuvent être déclenchées par un surcroît d’activité ou d’excitation qu’il aurait été aisé d’éviter avec une exigence plus adaptée non plus à des contraintes institutionnelles mais à l’état des personnes.
À propos de cette question des différences de rythmes, citons Yves Lacroix, auteur atteint d’IMC/PC, à l’élocution et à la déglutition très lentes, qui a connu plusieurs centaines d’accompagnants tout au long de sa vie : « l’hétérogénéité des rythmes liés aux capacités implique inévitablement, dans la vie quotidienne, des concessions. Les gens paraissant rapides ont parfois des difficultés à rétrocéder à l’autre la singularité de son propre rythme. Personne n’agit, ne s’agit, ne parle, ne réagit, ne crée, ne fonctionne, ne marche, ne court, ne s’amuse, ne s’active, ne s’énerve, n’aime, ne se détend, ne dort, ne respire, ne pense, n’analyse et ne travaille au même rythme que l’autre » (Lacroix, 2008renvoi vers).
Cette évocation de la part d’un auteur qui a subi toute sa vie l’hétérogénéité des rythmes, conscient de l’inquiétude que suscitait sa propre lenteur chez ses accompagnants2 , montre à quel point cette thématique doit être prise au sérieux dans le soin.

Difficultés de communication

Vulnérabilité communicationnelle

La question de la communication, qui fait l’objet d’un chapitre spécifique dans le présent rapport d’expertise (voir chapitre « Communication »), est cruciale dans le champ du polyhandicap : lorsque l’on ne dispose pas des moyens de se faire comprendre, comment exprimer ses besoins, mais aussi ses choix, ses intérêts, ses aspirations, ou même ses compétences réelles ? Le risque de négation d’une personne commence avec l’incapacité de la comprendre, ou avec la limitation drastique de ses possibilités d’expression. La « vulnérabilité communicationnelle » mérite une attention toute particulière, puisqu’elle contribue fortement au processus général de vulnérabilisation.
Les signes d’expression et de communication (regards, sourires, mimiques faciales, émissions vocales, langage corporel, comportements, silences, postures) peuvent facilement passer inaperçus ou être mal interprétés (Toubert-Duffort et coll., 2018renvoi vers).
Ces difficultés sont telles qu’elles peuvent conduire à ne plus s’interroger à leur propos, en considérant la communication comme impossible, ou tellement limitée que l’on peut difficilement en retirer une quelconque information. En pratique, une telle situation peut amener à choisir à la place des personnes en les soustrayant à la possibilité d’un assentiment ou d’un refus. Passer du fait d’agir pour l’autre en raison de son incapacité motrice au fait d’agir (et de choisir) à la place de l’autre est un glissement très fréquent, surtout lorsque l’on connaît bien la personne concernée (ou que l’on croit bien la connaître).
En raison de la difficulté ou du défaut de communication ordinaire, on en vient à considérer autrui comme incapable de faire un choix ou d’exprimer un refus, ce qui nuit au respect de ses droits et à l’exercice de sa liberté (d’autant plus précieuse qu’elle est déjà bien limitée par l’état du corps ou du psychisme). Or ce n’est pas parce que la liberté est déjà restreinte que l’on doit négliger les formes de liberté qui demeurent, bien au contraire : les restrictions d’expression questionnent d’autant plus qu’elles sont issues d’une exclusion involontaire de la personne polyhandicapée, faute d’avoir pu trouver un moyen de communication adéquat.
Rappelons à ce sujet que l’échec d’une communication est toujours l’échec d’au moins deux personnes, et non pas seulement de celle que l’on considère comme incapable : l’incapacité se situe des deux côtés, sauf à considérer que les seules formes de communication consistent en celles que nous utilisons et connaissons déjà (verbalement, par signes, par le regard, etc.). On confond en effet assez couramment la communication ordinaire et la communication en général. Or toute communication est interaction et co-construction, chacun donne ou non du sens à ce qui se produit, choisit ou non de répondre, interprète ce qui lui est proposé. Réduire la communication à des formes déjà connues, c’est par conséquent retirer la possibilité de comprendre et surtout d’être compris à celui qui n’y a pas accès.
En raison du défaut de communication ordinaire, comment permettre aux personnes polyhandicapées d’anticiper l’action que l’on va opérer sur leur corps ? Par quel mode de communication oral ou tactile (le toucher étant une forme indicielle de contact) peut-on les prévenir de ce que l’on va leur faire ? Il reste préférable, sauf en cas de surdité avérée, d’employer le langage ordinaire, même pour les personnes dont on suppose qu’elles ne sont pas en état de comprendre, en tenant compte non seulement du contenu du message, mais aussi du ton de la voix, de son inflexion, de son rythme, de sa mélodie, autrement dit de la prosodie du discours, si importante pour saisir l’état d’esprit de celles et ceux qui prodiguent les soins.
Approcher l’autre en manifestant sa propre présence (quitte à décélérer au moment d’entrer en contact avec lui) fait partie des recommandations de bientraitance : rappelons en effet que les « soins brusques sans information ou préparation » font partie de la maltraitance physique (Comité national de vigilance contre la maltraitance des personnes âgées et adultes handicapésrenvoi vers), or il arrive que des soins soient pratiqués sans préparation en supposant que les personnes polyhandicapées ne sont pas en capacité de comprendre ce qui leur est dit, ou en présupposant une habitude de leur part à anticiper, alors que le fait de ne pas pouvoir sortir d’un fauteuil, d’avoir une latéralisation de la tête empêche très largement de se rendre compte des mouvements qui se font dans son environnement, excepté par le son, les bruits de pas, etc. Même à ce niveau très simple et très courant d’interaction qui rejoint nos considérations précédentes sur les sons, le toucher et l’occupation de l’espace, la communication conserve une importance déterminante, dans le simple fait d’annoncer un contact.

Défaut de communication et défaut de soin

Ce défaut chronique de communication peut mener à des maltraitances passives extrêmement graves, puisqu’il peut s’agir de la négation pure et simple d’une vie psychique un tant soit peu complexe. La communication infra-verbale ne fait pas sens pour beaucoup de professionnels éloignés du champ du handicap. Aussi, des problèmes éthiques essentiels se dessinent : quand un ophtalmologue se demande si une personne polyhandicapée a réellement besoin d’une greffe de cornée, puisque cela ne changerait pas grand-chose à sa qualité de vie, il projette sur l’autre sa propre conception de la vie (Blondel et Delzescaux, 2018renvoi vers). Quand un réanimateur voit arriver une personne avec un polyhandicap, qui de plus communique encore moins que d’ordinaire dans le contexte hospitalier, celle-ci échappe à ses repères professionnels qui consistent à tenter de remettre sur pied une personne antérieurement bien portante. Une médecin qui s’est ensuite spécialisée dans le champ du handicap raconte ses impressions à leur propos au moment où elle était réanimatrice : « ils sont complètement fermés sur eux-mêmes, quand ils sont à l’hôpital, ils sont déformés par leur handicap, on n’a aucun contact avec eux » (Blondel et Delzescaux, 2018renvoi vers). Même après s’être spécialisée dans le champ du handicap, cette question persiste à propos de la pertinence d’apporter des soins, avec une ambiguïté forte à propos de la communication, qu’elle assimile quasiment dans la même phrase d’abord à la communication ordinaire puis à une communication spécialisée : « Quelle est la qualité de vie, quel est le bénéfice qu’on lui a apporté ? Je n’en sais rien puisqu’il ne communique pas. Mais quand on le voit, à la façon dont il communique, il n’a pas l’air malheureux. Et ça, pour un médecin d’aigu, c’est très difficile à gérer, très difficile ; il y a six ans, je l’aurais laissé mourir, clairement » (Blondel et Delzescaux, 2018renvoi vers). On voit à quel point le risque de refus de soin est important, et se situe entre une maltraitance involontaire puisqu’elle provient d’un jugement sur l’autre et une maltraitance active par refus d’agir ou refus délibérer de s’interroger sur les conséquences de ses actes. Comme le précisent Blondel et Delzescaux, ce type de positions sont loin d’être marginales. Ils ajoutent : « ces paroles, toutefois, montrent que la perception négative dont ces personnes font l’objet est moins liée à une “méchanceté avérée” qu’à l’incommensurable étrangeté que la distance ne cesse de renforcer » (Blondel et Delzescaux, 2018renvoi vers ; p. 64). Face à ce genre d’avis lié à la fois à un défaut de connaissance et à une conception très normative de ce que doit être un être humain notamment en termes de communication, une approche collégiale est requise et doit associer des praticiens spécialisés dans le champ du polyhandicap pour éviter les initiatives individuelles ou les conclusions hâtives.

Communication et empathie (réelle ou supposée)

Parler d’absence de communication est excessif, puisqu’il existe chez de nombreuses personnes polyhandicapées jugées « non-communicantes » une certaine empathie caractéristique, une appétence relationnelle soulignée par les professionnels de terrain, bien que celle-ci soit difficile à formaliser. Elle ne passe le plus souvent pas par le langage, mais par les regards, les expressions faciales, les vocalisations et les mouvements, ces derniers pouvant sembler désordonnés, c’est-à-dire sans ordre repérable, alors que leur fonction d’expression est patente pour qui les connaît bien. Le désir de communication est donc présent, mais largement invisible, sauf à repérer des comportements orientés vers autrui. On pourra dès lors faire réellement participer la personne polyhandicapée aux interactions, en tant qu’authentique partenaire de communication, sans pour autant présupposer la nature de ses intentions ou de ses attentes.
Certains professionnels décrivent l’impression d’être en communication empathique et muette, d’être comme « sondé » par le regard de ces personnes (pensons notamment au regard fixe, profond et intense, caractéristique du syndrome de Rett). Mais que peut-on en conclure ? S’il est possible qu’il y ait là une forme de communication, faire excessivement confiance à sa propre capacité empathique peut conduire à des formes de maltraitances involontaires, en prenant des impressions et idées pour les leurs, alors qu’elles sont en réalité les siennes. L’écueil de la projection est particulièrement redoutable.
Lorsque l’on ne peut pas avoir de retour probant, se produit bien souvent une confusion entre ce qui vient de soi et ce qui vient de l’autre. Or cette confusion peut lui être préjudiciable, en particulier lorsqu’elle devient systématique. La grande dépendance et l’absence de retours probants peuvent y conduire :
« Il est important de ne pas confondre son propre vécu avec celui que l’on observe (…) Le mécanisme de défense le plus dangereux, car le plus anthropophagique et excluant (…) le mécanisme psychologique le plus nocif, peut-être, est la projection. Il signe – selon son degré d’existence en nous, car il est indispensable aussi à notre fonctionnement psychique – en particulier notre compétence ou incompétence à assumer l’autre comme existant et ce qui est primordial avec le handicap » (Vacola, 1987renvoi vers).
Ainsi risque-t-on toujours de se croire plus empathique qu’on ne l’est réellement et de fonctionner par projection. L’« anthropophagie » dont il est question dans la citation précédente désigne la tendance à absorber l’autre, ses impressions et ses ressentis en empiétant sur sa capacité d’expression. La projection est le signe d’une confusion plus ou moins marquée entre ce qui est nécessaire pour cette personne et ce que l’on estime nécessaire pour elle, même en toute bonne foi. Il lui sera bien difficile de nuancer un avis ou de se révolter contre les projections abusives. Un comportement maltraitant pourra se mettre en place innocemment, par une trop grande confiance en ses propres représentations (Cavalié, 2021renvoi vers) et l’absence de remise en cause de ses propres interprétations.
Ainsi la vulnérabilité communicationnelle peut-elle déboucher sur des formes d’appropriation potentielles de la parole des personnes polyhandicapées comme dans le cas de la « communication facilitée » qui repose sur une forme d’hyper-empathie ou de télépathie supposée (le texte est rédigé par une tierce personne, souvent un parent, qui dit « faire le vide » dans son esprit et « recevoir » les idées de la personne qui ne peut s’exprimer) ; ou encore sur un texte rédigé lettre à lettre avec l’aide d’une main qui dirige celle de la personne polyhandicapée. Mais en l’absence de preuve tangible du fait que l’auteur est bien cette personne, cette « communication » pourrait bien n’être qu’une appropriation de la parole usant d’une supposée communication pour faire passer des idées qui ne sont pas les siennes, quelle que puisse être la conviction de leur locuteur : « L’usage de la communication facilitée apparaît comme en violation de plusieurs articles de la CIDPH (Convention internationale des droits des personnes handicapées), puisqu’il a été montré qu’il empêche des individus sans langage parlé suffisant d’utiliser leur propre “voix”. Avec l’usage de la communication facilitée, les messages peuvent être attribués aux facilitateurs » (ISAAC – International Society for Augmentative and Alternative Communication, 2014). Les « facilitateurs » selon cette interprétation et jusqu’à preuve du contraire sont en réalité les auteurs des textes attribués aux personnes polyhandicapées.
Cela ne doit pas être confondu avec les recours à la communication alternative et améliorée (quant à eux validés), leur limite venant d’un usage tendant à la systématisation plutôt qu’à l’adaptation à un sujet en particulier et à ses propres besoins : la bientraitance communicationnelle consistant à toujours rechercher le meilleur moyen d’entrer en communication, quand bien même celle-ci paraîtrait-elle « évidemment » impossible.

Impossibilité d’exprimer la maltraitance
dont on a été victime

Ces éléments concernant la communication nous montrent que le polyhandicap entraîne des risques intrinsèques de maltraitance, puisqu’il n’est généralement pas possible pour une personne polyhandicapée de les dénoncer : « ses limitations cognitives l’empêchent de cerner la nature et la portée des actes de maltraitance dont elle pourrait être l’objet, et, a fortiori, d’en verbaliser quelque chose » (Camberlein, 2021renvoi vers). La grande difficulté à envoyer des signaux (et à les répéter pour rendre les réponses constantes) et leur interprétation particulièrement délicate ne font que renforcer les conséquences psychiques et physiques de la maltraitance subie et peut donner aux auteurs de maltraitance active un sentiment d’impunité, comme avec les très jeunes enfants. C’est pourquoi les signalements en cas de doute n’ont pas un caractère abusif, et doivent donner lieu a minima à des échanges entre professionnels.
Rappelons que l’objectivation des mauvais traitements est délicate : les signes cliniques d’une maltraitance physique (ecchymoses ou hématomes, rougeurs, dénutrition, fractures) peuvent s’avérer difficiles à repérer dans un tableau clinique complexe, d’où le risque d’une mauvaise imputation : on peut supposer une maltraitance en son absence ou au contraire sous-estimer l’importance de celle-ci (Camberlein, 2021renvoi vers). Or l’imputation erronée d’un acte aux parents ou aux professionnels peut être très grave dans ses conséquences puisque l’on peut être accusé à tort de mauvais traitements intentionnels. Elle fait partie de la violence ressentie par les soignants et aidants face au polyhandicap, violence et « maltraitance » sociale et institutionnelle dont nous allons à présent parler, puisqu’elles peuvent se répercuter indirectement sur les personnes polyhandicapées elles-mêmes.
Face à ces difficultés, une culture institutionnelle de la bientraitance peut être renforcée au sein des établissements, avec des groupes d’analyse de la pratique, une formation continue assurée à ce sujet et l’instauration d’une cellule de veille dans l’établissement, tout ceci ne pouvant évidemment pas exister en l’absence de moyens humains suffisants avec des équipements adaptés. Sans cela, l’injonction à la non maltraitance devient une injonction paradoxale qui crée de la souffrance chez les professionnels.
Le plus important est de ne pas se retrouver seul lorsque l’on prend en soin une personne polyhandicapée. La solitude peut se conjuguer avec le dénuement et le sentiment d’impuissance, mais elle peut aussi favoriser le sentiment de toute-puissance sur l’autre. Dans tous les cas, elle est à proscrire. Le travail en binôme, les échanges pluridisciplinaires, les discussions de groupe sont essentiels pour éviter cet isolement, un isolement que l’on retrouve malheureusement fréquemment chez les parents, en particulier pour le parent qui a été contraint de renoncer à son activité professionnelle pour s’occuper de son enfant. Dans ce dernier cas, les associations, les groupes de discussion sur les réseaux sociaux et les différentes solutions de répit proposées sont un moyen de limiter les effets de la mise à l’écart sociale. La souffrance psychique des parents est l’une des causes de maltraitance à domicile. Elle doit être prise en compte pour éviter la maltraitance parentale.

Peut-on parler d’une maltraitance des parents ?

Maltraitance par épuisement

Il ne faut pas confondre la maltraitance d’origine parentale et la maltraitance subie par les parents, même si la première peut être renforcée par la seconde. Si les parents d’un enfant polyhandicapé ne sont pas plus fragiles que d’autres parents avant la naissance de l’enfant, il faut insister sur la fragilisation induite par la violence de l’annonce du handicap (quand bien même serait-elle réalisée dans les règles) puis par la charge mentale et physique associée au handicap de l’enfant. Celui-ci grandit, mais à la différence des autres ne se développe pas, continue à avoir besoin d’être mobilisé, porté, lavé, habillé, rassuré comme un tout-petit, mais en pesant sans cesse plus lourd pour des parents vieillissants et sans espoir de réel progrès vers plus d’autonomie. À cette charge mentale et physique viennent s’ajouter les cris diurnes ou nocturnes des enfants, la perception de leur douleur (réelle ou putative), l’impossibilité de les faire garder en dehors de structures adaptées. L’épuisement qui en découle peut avoir pour effet de rendre les parents involontairement maltraitants.

Fragilisation des parents par la violence de l’annonce

Le polyhandicap et son annonce (sa révélation ou sa confirmation) sont en soi une violence insubmersible pour les parents. C’est pourquoi la maladresse des mots, une annonce insistant exagérément sur les atteintes et sur l’absence de solutions futures constituent une maltraitance involontaire. Nul besoin d’en rajouter : la violence du réel est suffisante. Par exemple, l’absence de traitement permettant une guérison ne signifie pas que l’on puisse annoncer qu’il n’y a « rien à faire » pour l’enfant, puisque d’autres formes de prises en soin existent. La non-traitance au sens d’une absence de care serait d’ailleurs en elle-même une maltraitance. Le sentiment de solitude est très marqué dans de tels moments et l’impression qu’il n’existe pas de solidarité de la part de la société ou de l’institution doit être nuancée.
L’arrivée du polyhandicap dans une famille signe « le basculement net et brutal de la vie, opéré par la violence extrême de la douleur » (Zucman, 2014renvoi vers). « L’annonce, même lorsqu’elle est faite avec respect et compréhension, opère une rupture du fil de la vie », « le rompt en un “avant” et un “après” à jamais dissemblables, deux fragments fragilisés et irréconciliables qui évoquent là encore le ciseau des Parques ; l’acuité de la douleur, ressentie à ce moment-là, fige à tout jamais dans la mémoire des parents tous les traits sensoriels de cette scène », ce qui permet de bien relever la dimension proprement traumatique de ce moment : « Les mots et l’inflexion même de la voix du médecin qui parle, les odeurs, les textures…, sont enregistrés comme en surimpression et vont resurgir à chaque fois qu’une émotion intense concernant l’enfant est vécue, et ce, même s’il s’agit d’un évènement heureux » (Zucman, 2014renvoi vers).
La souffrance parentale face à ce réel est liée notamment à la disparition de l’avenir envisagé pour leur enfant. Charles Gardou évoque ainsi les effets de l’annonce du handicap de sa fille : « syndrome de Rett, ces mots raides et froids résonnent plus fort dans la tête que tout autre. Ils s’y sont incrustés (…) sans être mortelle [cette maladie] s’apparente à une condamnation à vie. Pas de traitement curatif. Tel un ennemi invisible et pourtant bien réel, elle l’a prise au hasard, il n’y avait rien là d’évitable. Pas de responsable ni de coupable » (Gardou, 2022renvoi vers). « D’un destin qui a tissé sa toile d’une main invisible, elle n’en serait jamais maître. Rien ne pourrait l’infléchir. Il était scellé : dès le début, il était trop tard ». Cet aspect sera traité plus en détail dans le chapitre abordant l’annonce (voir chapitre « Petite enfance »), mais il devait être pointé ici dans son rapport avec la souffrance parentale et comme un risque de maltraitance « en cascade », par répercussion de la souffrance parentale sur les enfants.

Fragilisation des parents par le parcours de soin

La fragilisation des parents les rend plus susceptibles de se sentir maltraités par les circonstances, de ressentir comme une violence la complexité du parcours de soin ou les difficultés administratives parfois incessantes auxquelles ils sont confrontés.
L’errance diagnostique par exemple se comprend en raison de l’importance de l’annonce qui nécessite des confirmations répétées, mais elle est souvent décrite comme inutilement longue.
Les temps d’attente d’un établissement à l’autre, les angoisses associées à cette attente sont des doubles peines pour les parents : en raison de la forte demande, toute prise en charge semble être une faveur que l’on fait à des parents qui ont pourtant un besoin d’aide impérieux en raison de la situation (Groupe Polyhandicap France, 2021renvoi vers). La fluidité du parcours de soin, si elle est souhaitable pour tous, est d’autant plus importante ici. Il faut bien comprendre que ces difficultés institutionnelles renforcent l’effet traumatique initial par ce que l’on peut appeler un traumatisme cumulatif, issu de l’accumulation de petites difficultés apparemment anodines, de contraintes évitables (par opposition aux contraintes des soins donnés à l’enfant qui ne sont pas quant à elles évitables). Plus les contraintes auraient pu ne pas exister, plus leur survenue répétée paraît absurde et pèse sur les parents.
La conséquence de ces contraintes cumulatives, du poids du quotidien, de la répétition des soins, de l’absence d’espoir et de perspective est l’augmentation du risque de maltraitance parentale par épuisement (la maltraitance subie conduit à devenir potentiellement maltraitant) : « Les comportements non régulés de la personne polyhandicapée, conjugués à la nécessité pour l’aidant d’assurer une présence constante et sans répit, engendrent des situations de stress ou de tension pouvant conduire à des “passages à l’acte” plus ou moins violents (coup, mise à l’écart sans surveillance, contention “sauvage”, violence verbale, privation, etc.) » (Camberlein, 2021renvoi vers).
Ce dernier point est tout aussi valable pour les professionnels du soin : dans tous les cas, l’action solitaire d’un parent ou d’un professionnel peut majorer ce risque, un tel accompagnement représente trop de responsabilités et de sollicitations pour être mené de manière solitaire.

Maltraitance institutionnelle

Les professionnels subissent eux aussi une forme de stress particulier face à des personnes polyhandicapées particulièrement difficiles à cerner, dont les progrès ne se voient pas ou très peu, et à la rencontre desquelles ils ne sont pas toujours formés… Dans de tels cas, le sentiment d’impuissance et d’incompétence peut conduire à des réactions involontairement agressives : « Le polyhandicap, de par les états émotionnels qu’il suscite, génère des attitudes réactionnelles pouvant s’apparenter à de l’agressivité, à de la violence » (Rollin, 2002renvoi vers).
« Face à des enfants handicapés dont l’évolution est lente, voire faible si le handicap est lourd, le travail risque de devenir routinier, peu valorisant et source d’épuisement professionnel » (Casagrande, 2013renvoi vers).
La maltraitance « en cascade » est un risque pour les professionnels (et par conséquent pour les personnes polyhandicapées) : une maltraitance subie par une personne en raison de conditions de travail particulièrement difficiles, incompatibles avec la mission attendue peut exposer à la répétition de maltraitances répercutées sur les autres : les conditions conduisent à devenir à son tour auteur de maltraitance (Commission de lutte contre la maltraitance et de promotion de la bientraitance, 2020renvoi vers).
Cette maltraitance institutionnelle pèse sur les professionnels et retentit sur les résidents. C’est pourquoi des équipes nombreuses doivent être maintenues dans les établissements de soin (il n’est pas inutile de rappeler que si les professionnels ont une vie de famille, peuvent être absents, les personnes polyhandicapées sont quant à elles bien présentes en établissement, de jour comme de nuit, avec des prises en charge souvent très individualisées qui compliquent les remplacements).

Défaut d’accès à l’institution

À cette maltraitance institutionnelle des professionnels soumis à des rythmes et des contraintes incompatibles avec le soin (ou des injonctions contradictoires comme le fait de ne pas être maltraitant sans en avoir les moyens ni le temps), il est possible d’ajouter une forme de maltraitance par défaut : le défaut d’accès aux structures, durant lequel les parents subissent alors tout le poids de la prise en soin, faute d’établissement adapté en France.
Cette maltraitance par défaut d’accès aux soins, qu’il s’agisse de soins physiques ou psychiques, constitue le risque le plus important, avec ses effets collatéraux : on choisira d’accepter n’importe quelle proposition d’un établissement spécialisé tant l’attente est longue. Cela peut conduire à des situations où des enfants se retrouvent à des centaines de kilomètres de leurs familles, dans des conditions difficiles qu’il a fallu accepter faute d’autres choix. Il peut exister un écart important entre les discours institutionnels et la réalité de la prise en soin, la collaboration pourtant nécessaire entre les familles et l’institution à propos des objectifs et des perspectives peut n’être que de façade…
Enfin, même lorsque l’enfant est accueilli dans de bonnes conditions, il est important de se demander ce que peut être son vécu au sein d’une institution, lorsqu’il est placé dans un internat très jeune, loin de sa famille, sans que cela fasse sens pour lui (et même lorsque cela fait sens, compte tenu de son jeune âge).

Conclusion

L’importance et le nombre des maltraitances possibles dans le champ du polyhandicap obligent à les hiérarchiser, mais sans sous-estimer les maltraitances psychologiques et communicationnelles par rapport aux maltraitances physiques.
Face à elles, il existe des recommandations de bientraitance (individuelles et institutionnelles), comme la formation, l’analyse de la pratique et le travail en équipe pluridisciplinaire cohésive, ainsi que la recherche pour une meilleure compréhension de l’expérience du polyhandicap, car une mécompréhension (ou une compréhension apparente) conduit à des formes de maltraitances passives. Le fait d’être laissé seul sans l’aide de tiers ou même d’un regard extérieur peut majorer, tant pour les parents que pour les professionnels, le risque de maltraitance passive. Le contexte institutionnel doit jouer son rôle contenant pour les professionnels au lieu d’exacerber les difficultés par l’insistance sur la responsabilité individuelle, en inscrivant sur la durée une démarche continue d’amélioration de la qualité de soins (Le Nain, 2007renvoi vers ; Moon et coll., 2016renvoi vers).
Dans les cas les plus graves, compte tenu des impasses communicationnelles et de la difficulté à objectiver une maltraitance par des signes cliniques, il convient de prendre le temps d’une discussion puis d’un recueil de preuves convaincantes avec un signalement ou le dépôt d’une information préoccupante. Mais la complexité « technique » d’un tel signalement ne doit en aucun cas conduire à garder pour soi les informations dont on dispose (Camberlein, 2021renvoi vers).
Pour revenir à notre interrogation initiale, face à ces difficultés, faut-il faire le « pari du sens » (Casagrande, 2013renvoi vers) ou le pari de la prudence ? Le pari du sens consiste à toujours supposer une intériorité, même dans les cas où cette intériorité est illisible et indéchiffrable, de supposer un « sentiment continu d’exister » quitte à surestimer les capacités, tandis que le pari de la prudence consiste à ne pas s’avancer à propos des aptitudes, afin de ne pas laisser s’illusionner les parents ou les professionnels quant à une proximité possible avec la normalité. Dans la littérature consultée, le pari du sens est la seule démarche présentée comme conduisant à la non-maltraitance : il convient d’agir et de s’adresser à autrui le plus naturellement possible, comme si l’on avait affaire à une personne du même âge, en tenant compte de tous les aménagements nécessaires à la communication et aux spécificités de chacun, mais avec une intention éthique qui manifeste une considération pour une subjectivité comparable à toute autre.

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