Réduction des dommages associés à la consommation d’alcool
2021
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Communications |
Contexte français : pour une prévention fondée sur les données
scientifiques indépendamment
des intérêts économiques
et
politiques1
Amine Benyamina
CERTA, Hôpital universitaire Paul Brousse
Les dommages de la consommation d’alcool : connaissances scientifiques et perceptions
Les politiques publiques de prévention s’appuient sur l’imaginaire et
sur la perception vis-à-vis des produits. L’evidence-based
medecine est évacuée, pour s’appuyer sur la vox
populi.
Le terme de « perceptions » est gênant pour les scientifiques mais il
peut être mesuré car il a un effet sur la façon dont la politique de
prévention doit être menée. L’organisme Santé publique France est
pris entre deux feux. L’un des enjeux de Santé publique France est
de dé-normaliser l’alcool. Toutefois, dès que l’on parle de
dé-normalisation de l’alcool dans une dimension de prévention, on
est attaqués pour prise de position et partialité. La Mission
interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites
addictives (Mildeca) a publié un rapport, qui présente une très
bonne expertise du problème mais avec des solutions se situant en
deçà des attentes.
En France, les addictions sont responsables d’un mort sur cinq. Le
coût social de l’alcool est important, comme la contribution du
budget de la Sécurité sociale. La prévention doit donc
s’imposer.
En 2012, avec Michel Reynaud et Catherine Bourgain, nous avons tenté
de déterminer comment les drogues étaient perçues en fonction de
leur gravité, par la population d’une part, en ayant recours à un
institut de sondages, et par les experts d’autre part. Un travail
identique avait été conduit en Grande-Bretagne par David Nutt. Les
évaluations de l’ensemble des dommages individuels et sociaux sont
parfaitement concordantes pour l’ensemble des experts internationaux
et français. Ainsi, pour tous les experts interrogés, l’alcool est
le produit qui procure le plus de plaisir et de bien-être, et
simultanément le produit le plus dangereux, associant des dommages
sanitaires et des dommages sociaux majeurs. Pour sa part, le tabac
est le principal facteur de mortalité et le cannabis cause des
dommages sanitaires mais surtout sociaux absolument majeurs.
En revanche, les discordances sont majeures entre l’évaluation des
experts et les représentations sociales du public. Pour la
population, les dommages liés aux trois principales drogues
illégales (cannabis, cocaïne, héroïne) sont plus élevés. À une
époque, Roques avait indiqué que l’alcool était plus dangereux que
le cannabis. De plus, l’alcool est classé par la population au même
niveau que le cannabis pour les dommages individuels, alors qu’il
cause 41 000 morts, et même après la cocaïne et le cannabis dans
l’évaluation des dommages sociaux.
Nous ne pouvons pas imposer une politique de prévention en l’absence
de consensus sur la nocivité d’un produit. Le terrain doit être
favorable, débarrassé de l’intoxication due aux représentations
sociales. Pour être efficace, la politique de lutte contre les
dommages des addictions ne doit plus être menée à partir des
représentations de la réalité mais être construite à partir de faits
scientifiques.
En 2006, 53 % des Français connaissaient une personne dont ils
pensaient qu’elle avait un problème avec l’alcool et 38 %
reconnaissaient avoir souffert de la consommation d’alcool d’une
personne de leur entourage. De plus, l’opinion était plutôt
favorable vis-à-vis de l’action des pouvoirs publics. Pour autant,
le caractère liberticide des actions s’exprimait chez un tiers des
personnes interrogées. De plus, 58 % pensaient que les pouvoirs
publics ne faisaient pas assez.
La taille du pictogramme « Femme Enceinte » a fait l’objet d’une
polémique insensée. Cinquante pour cent des personnes interrogées
ont entendu parler de l’apposition de ce pictogramme et 90 %
approuvent cette mesure, alors que seuls 47 % estiment que les
risques pour les fœtus commencent dès le premier verre (le taux
était de 25 % en novembre 2014). Il apparaît également une
méconnaissance des risques liés à la consommation excessive. Vingt
cinq pour cent citent correctement le seuil de consommation à risque
de l’époque. Pour 35 %, les accidents de la route sont la principale
cause de mortalité liée à l’alcool.
Prévention : des acteurs, une loi
En matière de prévention, les acteurs privés jouent un rôle capital.
Les acteurs de la prévention sont la Direction générale de la santé,
Santé publique France (ex-INPES), l’INCa, l’Organisation mondiale de
la santé, les associations, etc. La Mildeca et la Sécurité routière
jouent aussi un rôle en matière de prévention. Au plan de la santé,
les actions concernent toutes les personnes et tous les risques,
notamment les femmes enceintes et les jeunes. En effet, il est
possible de commencer très tôt les informations et la pédagogie. Au
plan de la société, la prévention a un impact sur les accidents du
travail et de la vie courante, sur les violences subies ou agies.
Par exemple, 49 % des actes de violence de samedi dernier sur l’île
de la Réunion étaient associés à des prises d’alcool ou de
drogue.
En 1984, le slogan de la campagne du ministère de la Santé était :
« Un verre ça va, trois verres, bonjour les dégâts ». À l’époque, un
échantillon de plus de 1 000 personnes âgées de plus de 15 ans avait
été constitué, regroupant notamment 200 médecins généralistes. Huit
jours après le passage de la deuxième vague de la campagne, 70 % des
personnes interrogées se souvenaient du slogan et de son message.
L’écho était encore plus fort parmi les jeunes de 15 à 17 ans.
La campagne suivante, du Comité français d’éducation pour la santé
(CFES), en 2001, reposait sur le slogan « L’alcool, pas besoin
d’être ivre pour en mourir ». Nous avons commencé à distinguer
l’ivresse de la dangerosité et de la nocivité de l’alcool. Cette
évolution a été importante car nous avons mis en évidence des
faux-amis, les contre-intuitions. Les slogans étaient aussi les
suivants : « Le danger, ce n’est pas seulement l’ivresse » et
« Êtes-vous sûrs de tout connaître sur les risques liés à
l’alcool ? ».
En 2004, la campagne était : « Alcool : votre corps se souvient de
tout ». Elle portait sur les dangers liés à une consommation
régulière excessive d’alcool et rappelait qu’une femme enceinte ne
devait pas consommer d’alcool. Auparavant, il était estimé qu’un
verre de temps en temps était envisageable. La campagne, montrant
une main refusant qu’un verre soit rempli, expliquait également :
« Un petit geste peut vous en épargner beaucoup d’autres ».
En 2008, le slogan était : « Boire trop, des sensations trop
extrêmes ». Cette campagne de l’INPES était destinée aux jeunes de
15-25 ans. Elle détournait les codes publicitaires puisqu’il
s’agissait de faire du marketing social, comme ce qui était déjà
fait pour le tabac. À cette époque, Santé publique France avait
d’ailleurs remporté un prix important dans un festival de
publicité.
Depuis 2013, les campagnes ont commencé à être plus précises
concernant la grossesse et l’alcool. La journée internationale de
prévention du SAF (syndrome d’alcoolisation fœtale) a été créée. Ce
sujet s’est installé dans le paysage de la prévention, au risque de
devenir le seul sujet évoqué. Lorsque le plan Addictions a été rendu
public, la ministre de la Santé n’a évoqué dans la presse que cet
aspect, alors que le plan est global, concernant également ceux qui
consomment sans être ivres. Au final, seul le consensus sur lequel
les lobbies n’ont pas d’effet est mis en avant et non les dangers
pour les populations qui permettent aux alcooliers de réaliser la
plus grande part de leur chiffre d’affaires.
En 2016, la campagne de Santé publique France (SPF) était la
suivante : « Vous buvez un peu, il boit beaucoup ». Pour mesurer
l’impact de la campagne « 0 alcool pendant la grossesse », l’enquête
de SPF est réalisée au mois de mai 2017. Il apparaît que 44 % des
Français déclarent qu’il n’existe pas de consommation d’alcool sans
risque pour l’enfant et 64 % savent qu’un verre de vin ou de bière
est tout aussi dangereux qu’un verre d’alcool fort. Un tiers des
personnes interrogées savent que l’alcool comporte des risques tout
au long de la grossesse et 21 % pensent qu’il est conseillé de boire
un petit verre de vin de temps en temps pendant la grossesse.
Le programme Alcool de l’INPES de 2016 visait à limiter et retarder
les premières consommations d’alcool des jeunes, en incitant la
réduction des consommations excessives et en améliorant les
compétences psychosociales. C’est tout le contraire de ce que
proposent les alcooliers – qui ont été institués en acteurs de la
prévention – et qui travaillent sur l’éducation au goût, ce qui est
extrêmement pervers puisque cette dernière s’oppose au report des
premières consommations. Le programme visait aussi à réduire les
consommations d’alcool problématiques des adultes, en développant
les connaissances et attitudes favorables à la réduction de ces
consommations et en facilitant la réduction de la consommation.
Enfin, son objectif était de développer les connaissances utiles à
l’action, en contribuant à réviser les recommandations de
consommation d’alcool et en améliorant les connaissances sur
l’évolution des consommations, la morbidité et la mortalité liées à
l’alcool.
En 2017, la campagne de l’Institut national du cancer (INCa) était la
suivante : « Réduire sa consommation d’alcool diminue le risque de
cancer. Franchement, c’est pas la mer à boire », avec un visuel de
tire-bouchon, et « Plus de légumes et de céréales complètes, c’est
moins de risque de cancer ». Les alcooliers ont réagi en déplorant
que nous stigmatisions le vin et l’économie française. Ils ont
notamment lancé une pétition : « Monsieur le Président, c’est le
tire-bouchon de trop », indiquant que « cette stigmatisation du vin
est inacceptable ». Ils ont eu malheureusement gain de cause.
En 2018, la campagne de l’INCa était : « Savoir que fumer longtemps,
même peu, augmente le risque de cancer, c’est pouvoir agir » et
« Savoir que sept cancers sont liés à l’alcool, c’est pouvoir
agir ».
Les campagnes mettent donc en avant les points qui font plutôt
consensus.
En matière de prévention, vous connaissez tous les slogans : « Dès
deux verres, le risque existe » et « Celui qui conduit, c’est celui
qui ne boit pas ». Ce deuxième slogan signifiait que ceux qui ne
conduisent pas peuvent boire.
Examinons la prévention vue par les alcooliers, notamment par le
biais d’Entreprise et Prévention et d’Avec modération ! Les éléments
de la communication sont finement écrits, en respectant la loi et en
défendant le chiffre d’affaires. L’association Vin & Société
travaille sur les repères de consommation : « Le vin. Je l’aime, je
le respecte », « Aimer le vin, c’est aussi avoir un grain de
raison ».
La loi Évin, du 30 juillet 1987, prévoyait l’interdiction de la
publicité pour tous les alcools à la télévision et l’autorisation
réglementée sur tous les autres supports. Elle n’interdisait pas
l’alcool. Depuis 1987, cette loi a été allégée, par la définition
des supports autorisés. La publicité est interdite à la télévision
ou au cinéma. En 2009 est instituée l’interdiction de vendre de
l’alcool aux moins de 18 ans dans les bars, les restaurants, les
commerces et les lieux publics. Cette mesure n’est pas toujours
respectée. En cas de doute sur l’âge, les commerçants sont en droit
de refuser la vente, et non de demander une pièce d’identité. La loi
interdit également les open bars et la vente d’alcool dans
les stations-service est restreinte, ce qui ne semble pas respecté
dans les faits.
Entre 1990 et 2010, la consommation d’alcool sur le territoire
français a baissé d’un peu plus de 20 %. Depuis 2005, la
consommation quotidienne moyenne d’alcool pur, pour un adulte,
correspond à un peu moins de trois verres d’alcool.
Suite aux votes d’amendements, l’article 97 de la loi Évin permet la
publicité sur internet en faveur des boissons alcoolisées. Internet
est devenu le lieu d’information et de publicité par excellence. Les
influenceurs et les blogueurs sont payés par la filière. De plus, un
assouplissement a été assuré concernant la promotion de l’alcool,
notamment les références à des régions de production, à des
indications géographiques ou au patrimoine. Il y a deux ans, lorsque
les amendements ont été adoptés, le programme « Une minute, un
vignoble » était diffusé avant le journal de 20 heures sur les
chaînes publiques. De plus, la publicité pour le vin et l’alcool a
été autorisée dans les fans zones.
Le lobby de l’alcool contourne la loi Évin. Le groupe d’études Vigne
et Vin du Sénat regroupe 126 sénateurs qui votent d’une seule voix.
L’Assemblée nationale accueille le groupe d’études Vigne, Vin et
œnologie. Ces groupes sont composés de toutes les tendances
politiques.
Le sénateur Roland Courteau a déposé de nombreux amendements : pour
la publicité en faveur du vin sur internet, pour distinguer au sein
de la loi Évin les vins et les autres boissons alcoolisées – comme
l’indiquait récemment le ministre de l’Agriculture, « le vin n’est
pas de l’alcool » – pour rappeler que le vin et les terroirs
viticoles font partie du patrimoine culturel gastronomique et
paysager de la France, pour l’œnotourisme, qui vise à permettre la
promotion des terroirs, des paysages viticoles, des savoir-faire,
des produits, et à clarifier la loi en distinguant publicité et
articles rédactionnels, propagande et informations
œnotouristiques.
Le lobby Vin & Société a lancé le site
« cequivavraimentsaoulerlesfrançais.fr », porté par Audrey
Bourolleau. Il s’agit d’évoquer les mesures de répression du
gouvernement envers l’alcool, l’interdit et le déni des
responsabilités (éducation et initiation). Le site rappelle que le
vin n’est pas une simple molécule d’alcool mais à la fois de
l’économie, de la culture, de l’art de vivre et du tourisme. Audrey
Bourolleau est maintenant conseillère agriculture à l’Élysée.
Comment mettre en place une politique de prévention lorsqu’il n’est
pas possible de contrer des messages indiquant que le vin est bon
pour la santé. Toutes ces actions ont des impacts sur les politiques
de prévention. Par ailleurs, il apparaît que du vin est servi dans
92 % des films français populaires, dans le cadre de placements de
produits, selon Vitisphère du 18 février 2017. Cette
publicité ne tombe pas sous le coup de la loi Évin. La présence du
vin est pourtant importante et cantonnée aux moments de convivialité
et de partage.
Les conséquences sont les suivantes, selon l’étude de Karine
Gallopel-Morvan de 2016, la majorité des élèves est exposée au moins
une fois par mois à une promotion de l’alcool (supermarchés,
magazines, journaux, affiches dans la rue). La loi Évin, dans sa
version de 2015, ne protège pas efficacement les jeunes contre
l’exposition à la publicité en faveur de l’alcool.
Le lobby de l’alcool contourne la loi Évin en travaillant sur
l’éducation. Le projet « Autour du raisin » est une ressource pour
les classes de secondes générale et technologique. Il s’agit de
mettre en place des programmes d’éducation pour la santé informant
des effets bénéfiques du vin dans le cadre d’une consommation
appropriée, d’accompagner la mise en œuvre de programmes pour
permettre aux jeunes de découvrir l’univers de la vigne, les goûts
et les terroirs, dès le primaire, pour favoriser un comportement
responsable. Un fascicule a été édité sur le monde de la vigne et du
vin, en ayant pour objectif de toucher 25 000 enfants et 12 000
familles. Il indique également que l’initiation à une consommation
modérée de vin est un excellent moyen de lutter contre l’alcoolisme
et un enrichissement de la culture gustative. Ce point s’oppose
totalement à l’evidence-based medicine selon laquelle la
précocité du premier contact avec les produits addictifs fait naître
les consommations excessives.
Récemment, l’acte 1 de l’intervention de la filière Vins a pris la
forme d’une pression sur le gouvernement en décembre 2017. Lors des
États généraux de l’alimentation, la filière a refusé de remettre
son plan et a souhaité que l’alcool et le vin ne soient que de la
compétence du ministère de l’Agriculture et non plus du ministère de
la Santé. Une demande de clarification a été déposée sur la place du
vin par crainte qu’elle ne « soit remise en cause » par des
objectifs de santé publique. De plus, il a été indiqué que l’alcool
pouvait provoquer des cancers dès le premier verre mais que ce
facteur ne devait pas être pris en compte seul car le vin protège
aussi d’autres maladies.
L’acte 2 a pris la forme d’une information aux consommateurs sur les
effets positifs d’une consommation mesurée, d’une communication sur
la création d’e-étiquettes pour les informations énergétiques. Il
serait donc nécessaire de se connecter sur internet pour connaître
la composition de la bouteille d’alcool. De plus, la filière a
souhaité participer à une politique de prévention sur les conduites
à risque et abusives, et contribuer à la lutte contre le syndrome
d’alcoolisation fœtale. Évidemment, ces points font consensus. La
filière est intervenue également sur la consommation responsable
(fêtes vinicoles responsables et formation des futurs professionnels
du vin).
La prévention vue par la filière Vins est axée sur les populations à
risque, alors que le chiffre d’affaires est réalisé grâce aux
consommateurs moyens. Elle est axée sur l’alcoolisme, ce qui revient
à dire que le produit n’est pas responsable de la situation. Elle
vise aussi à défendre la liberté de consommer mais à refuser que le
consommateur soit informé des risques. Cette prévention ne porte que
sur l’abus et la dépendance.
La filière s’engage dans la formation des professionnels du vin, pour
une consommation responsable. Dans les brochures, aucun chiffre
n’est fourni sur le nombre de personnes impactées par la
consommation de vin ou sur les coûts de la consommation. Il s’agit
d’une pédagogie marquetée et orientée.
Il convient de maintenir une prévention se fondant sur des données
scientifiques, qui tienne compte des idées reçues, qui soit
indépendante des intérêts économiques et politiques. Il convient
d’appliquer le principe de précaution, qui doit appuyer la notion de
dé-normalisation figurant dans la stratégie nationale de santé.