Réduction des dommages associés à la consommation d’alcool
2021
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Communications |
Propositions d’évolution
du discours public concernant
les repères de consommation d’alcool en France1
Pierre Ducimetière
Directeur de recherche Inserm honoraire
Un groupe d’experts2 a été réuni par Santé publique France et l’Institut national du cancer à la suite
d’une saisine des autorités de santé dans le but de proposer les éléments d’un renouvellement
du discours public en France en matière de consommation d’alcool qui tienne compte
de l’évolution des habitudes de consommation ainsi que de la connaissance des risques
de santé qui leur sont associés. Le rapport du groupe d’experts a été rendu public
en avril 2017 (INCa et Santé publique France, 2017).
Le rapport inclut les résultats d’une étude qualitative, commandée par Santé publique
France au Département Opinions et Stratégies d’Entreprise de l’IFOP, effectuée à partir
d’entretiens de 72 sujets répartis par quotas d’âge, de sexe et de catégorie socio-professionnelle
dans 6 villes françaises. Ils montrent la très grande hétérogénéité des représentations
liées à l’alcool dans la population conduisant à des profils de consommation diversifiés
et une perception très variable des risques sanitaires. Dans l’ensemble, les recommandations
des pouvoirs publics sont souvent mal comprises et leur impact réel dans la population
est limité en particulier chez les jeunes.
La situation actuelle a fait l’objet d’un double constat de la part du groupe d’experts :
le discours public actuel est très ambigu puisqu’il prône une réduction de la consommation
tout en soutenant la promotion d’un patrimoine culturel national ayant un poids économique
important ; le discours public est faiblement audible en face d’une communication
promotionnelle des acteurs économiques particulièrement forte.
Le rapport propose aux pouvoirs publics un ensemble de recommandations visant à réaffirmer
la nécessité d’une politique publique de prévention prônant une approche individuelle
transparente et responsable de réduction des risques sanitaires et des mesures de
prévention collective. Ces dernières concernent des évolutions souhaitables en matière
réglementaire (étiquetage, vente aux mineurs, publicité sur internet...), en matière
fiscale (harmonisation de la taxation...) ainsi que sur l’affectation de ressources
spécifiques en faveur de la prévention, de son évaluation et de la recherche.
Dans cet exposé, repris à partir d’une synthèse parue dans le BEH en 2019 (Ducimetière et Arwidson, 2019), l’établissement de nouveaux repères de consommation d’alcool pour la population
française est discuté.
Les très nombreux travaux scientifiques des vingt dernières années sont en faveur
d’une absence de tout seuil de consommation d’alcool dans la population générale en
dessous duquel il n’y aurait aucun risque sanitaire pour le consommateur (ou pour
les autres). Ce point important sera discuté plus loin.
La notion de seuil devant être abandonnée, le consommateur rationnel est conduit à
effectuer son propre arbitrage entre le degré de son acceptation du risque et le degré
de satisfaction que cette prise de risque lui procure.
Il revient alors aux pouvoirs publics de fournir à chacun les outils de connaissance
nécessaires pour effectuer cet arbitrage et plus spécifiquement de proposer à chacun
un niveau de consommation repère associé à un risque faible. C’est autour de ce repère
de consommation que chaque individu est en mesure d’ajuster son propre comportement.
Dimensions des risques sanitaires liés à la consommation d’alcool
Si ce schéma conceptuel de réduction des risques semble satisfaisant sur un plan théorique,
son caractère simpliste et réducteur apparaît rapidement compte tenu de la complexité
des situations à risque, même restreintes à la population générale.
Trois dimensions du risque ont été distinguées dans le rapport et un repère de consommation
à bas risque a été proposé pour chacune d’entre elles :
• un niveau de consommation moyen au cours de la vie, exprimé par exemple en nombre
de verres « standards » (contenant, par convention, 10 g d’alcool quelle que soit
la nature de la boisson) consommés dans une semaine, associé au développement de pathologies
le plus souvent chroniques, comme les cancers ou l’hypertension artérielle, etc. ;
• une consommation élevée certains jours de la semaine (alcoolisations ponctuelles ou
API), responsable de risques à court terme souvent graves (accidents...) ;
• une consommation permanente non contrôlée pouvant conduire à des risques d’addiction
avec des conséquences psychologiques et sociales importantes.
La fixation des repères de consommation correspondants a fait l’objet d’un consensus
des experts du groupe : 10 verres standards par semaine, deux verres au plus le même
jour, au moins un jour sans consommation dans la semaine.
La distribution de la population française en fonction de ces trois repères a été
analysée par Andler et coll. en 2019.
Bien entendu, la situation de sujets présentant des risques particuliers a été également
prise en compte, c’est tout particulièrement le cas des femmes enceintes pour lesquelles
le seul repère recommandé est l’abstention de toute consommation d’alcool.
Détermination des repères de consommation
Le repère de consommation de 10 verres standards par semaine a été établi à partir
d’une simulation quantitative du risque de décès « attribuable » à la consommation
d’alcool au cours de la vie des individus réalisée par Jürgen Rehm et Kevin D. Shield
pour la population française à la demande de Santé publique France (Rehm et coll.,
2016).
Cette méthodologie, déjà appliquée dans le cas de sept pays européens (Shield et coll.,
2017), permet explicitement de relier un niveau de consommation à la proportion de décès
causés par cette consommation. Relativement simple dans son principe, sa mise en œuvre
exige cependant, une puissance de calcul importante. Elle fait appel à un grand nombre
de données empiriques issues de la littérature épidémiologique internationale (risques
relatifs de décès...) et de bases de données françaises (statistique annuelle des
causes de décès, Baromètre santé...), toutes présentant des limitations, mais qui,
selon les analyses de sensibilité effectuées, ne devraient pas avoir d’importantes
conséquences sur l’ordre de grandeur de l’estimation recherchée des risques.
La méthode consiste à simuler l’évolution de la population française âgée de 18 ans
jusqu’au décès de chacun de ses membres (jusqu’à l’âge de 75 ans) en supposant que
ceux qui consomment de l’alcool en consomment par jour une même quantité fixée. Chaque
année d’âge, la probabilité de décès pour une cause donnée est obtenue à partir de
la statistique nationale et la probabilité pour que ce décès soit « dû » à la consommation
d’alcool de l’individu est calculée en tenant compte du risque relatif (par rapport
aux non-buveurs) associé à ce niveau de consommation. La sommation de ces probabilités
pour l’ensemble des causes de décès permet alors l’estimation de la proportion de
sujets qui décèdent (avant 75 ans) attribuable à leur consommation d’alcool. Remarquons
que cette simulation suppose connue la proportion de sujets non buveurs dans la population
(obtenue à partir du Baromètre santé) mais ne fait pas intervenir la connaissance
précise de la distribution de la consommation dans la population, connaissance qui
fait encore l’objet de débats entre experts. On se référera à l’article de Kevin D.
Shield et Jürgen Rehm (Shield et coll., 2017) pour plus de précisions concernant la méthodologie utilisée.
La simulation a été effectuée séparément pour les hommes (figure 1) et les femmes (figure 2), montrant que la proportion de décès attribuables à l’alcool s’élève avec le niveau
de consommation mais plus rapidement chez la femme que chez l’homme.
1 : Risque (en 1/1 000) durant la vie-entière d’un décès attribuable à la consommation d’alcool chez les hommes selon leur niveau de consommation |
2 : Risque (en 1/1 000) durant la vie-entière d’un décès attribuable à la consommation d’alcool chez les femmes selon leur niveau de consommation |
Proportion « acceptable » de décès « dus »
à la consommation d’alcool
Les auteurs des simulations estiment que si l’exposition est décidée, au moins partiellement,
par les individus eux-mêmes (comme dans le cas de la consommation de boissons alcoolisées),
un décès supplémentaire dû à l’exposition compris entre 1 décès sur 1 000 et un décès
sur 100 peut être considéré comme un risque faible. Ces niveaux de risque sont à mettre
en parallèle avec l’exigence d’un risque de l’ordre de 1 décès sur 1 000 000 classiquement
retenu lorsque l’exposition est imposée aux individus, comme par exemple dans le cas
de la pollution atmosphérique.
Les résultats des simulations indiquent alors que l’ordre de grandeur d’un repère
de consommation pourrait être fixé à 1 verre standard par jour chez les femmes et
2 verres standards par jour chez les hommes. Rappelons que les « seuils » de consommation
journalière actuellement recommandés en France sont de 2 verres pour la femme et de
3 verres pour l’homme, plus élevés que les repères proposés dans le rapport. Cette
tendance à l’abaissement des repères de consommation d’alcool est actuellement observée
dans de nombreux pays, européens en particulier.
Dans la mesure où un repère de consommation unique pour la population française devait
être retenu par les pouvoirs publics, la proposition d’un repère de consommation simple
à retenir de 10 verres standards par semaine représente un compromis dont l’appropriation
par la population permettrait de donner un sens concret à l’expression « consommer
avec modération », aujourd’hui banalisée.
Limitations
Le repère associé à un risque faible (ou acceptable) dans la population est construit
à partir d’un scénario théorique de consommation qui, ne dépendant que de la quantité
d’alcool consommé par jour supposée constante pour chaque individu durant la vie entière,
propose une standardisation des conditions d’exposition autorisant des comparaisons
internationales (Shield et coll., 2017).
Les limitations méthodologiques de l’exercice sont cependant nombreuses, tout particulièrement
en ce qui concerne les données épidémiologiques disponibles qui ne prennent en compte
ni l’histoire individuelle de la consommation, ni ses spécificités culturelles comme
par exemple le « binge drinking » (API). Elles sont le plus souvent issues de résultats de méta-analyses, certes
relativement robustes mais par nature simplificatrices.
Causalité des associations
L’hypothèse la plus importante qui sous-tend le raisonnement épidémiologique concerne
bien entendu « l’interprétation causale » des risques relatifs (et par conséquent
des risques attribuables) qui associent une consommation d’alcool à une probabilité
d’événement pathologique (ici le décès pour une cause donnée). Si la causalité de
ces associations est maintenant bien documentée dans le cas des cancers, ce n’est
pas le cas en ce qui concerne la pathologie cardiovasculaire. Cette hypothèse est
à l’origine de controverses publiques qui, en un quart de siècle, ont gagné en intensité
au fur et à mesure de leur médiatisation, soutenue par des motivations économiques
évidentes.
De très nombreuses études de cohortes épidémiologiques prospectives réalisées dans
le monde entier décrivent une relation biphasique (courbe en J) entre la consommation
déclarée de boissons alcoolisées et la mortalité totale, vraisemblablement due à une
surmortalité des sujets se déclarant non-buveurs. L’hypothèse d’un biais de sélection
de ces sujets dont beaucoup sont des anciens buveurs se trouve confortée, au moins
partiellement, par les résultats récents d’une méta-analyse (Wood et coll., 2018) portant sur plus de 500 000 sujets consommateurs d’alcool faisant partie de 83 études
prospectives : la mortalité totale ne diminue pas pour les faibles consommations (< 100 g
alcool ou 10 verres standards/semaine) mais augmente exponentiellement aux doses supérieures.
En revanche, le risque d’événements cardiovasculaires présente une relation en J typique,
le risque diminuant puis augmentant régulièrement à partir d’environ 100 g alcool/semaine.
La taille de la méta-analyse a permis de montrer la grande hétérogénéité des affections
cardiovasculaires en ce qui concerne leur association avec la consommation d’alcool.
Alors que le risque d’accident vasculaire cérébral (quelle que soit son étiologie)
et celui de l’insuffisance cardiaque entre autres, sont croissants avec le niveau
de consommation, le risque d’infarctus du myocarde (particulièrement lorsqu’il n’a
pas entrainé le décès) diminue pour les faibles consommations, conduisant à la relation
en J décrite précédemment pour l’ensemble de la pathologie cardiovasculaire.
Afin de pallier, dans certaines situations, l’impossibilité de réaliser des essais
contrôlés, la technique épidémiologique dite de « randomisation mendélienne » peut
permettre d’avancer néanmoins, sur le plan de la causalité. Une première étude portant
sur plus de 200 000 sujets d’origine européenne issus de 56 cohortes (Holmes et coll.,
2014) n’avait montré aucune élévation du risque d’événement coronaire chez les porteurs
du variant du gène ADH1B associé à une moindre consommation d’alcool. Ce résultat a été précisé en 2019 à
partir de l’analyse des données de la China Kadoorie Biobank (500 000 sujets) de puissance statistique bien supérieure puisque deux variants génétiques
qui, en modifiant le métabolisme de l’alcool (gènes ADH1B et ALDH) sont associés au niveau de consommation, sont présents dans les populations est-asiatiques
(Millwood et coll., 2019). Schématiquement, alors que le risque d’accident vasculaire cérébral (de toute étiologie)
croît de manière continue (p < 10-4) avec le niveau de consommation estimé à partir des données génotypiques, aucune
relation n’est observée avec le risque d’infarctus du myocarde (p=0,69) et d’événements
coronaires (p=0,40).
Conclusion
Pour la population générale française, un repère de consommation à faible risque peut
être fixé à 100 g d’alcool/semaine ou, plus précisément à 1 verre standard/jour chez
la femme et 2 verres standards/jour chez l’homme. Ce repère est compatible avec l’observation
d’une nette augmentation du risque de décès (toutes causes confondues) à partir d’une
consommation de 100 g d’alcool/semaine. En dessous de cette valeur repère, la faible
augmentation du risque de décès s’explique en grande partie par la diminution du risque
d’événements coronaires et particulièrement d’infarctus du myocarde.
Alors que la causalité de l’effet délétère de la consommation d’alcool (même à dose
faible ou modérée), sur le risque d’événements cardiovasculaires autres que ceux de
nature coronaire (en particulier des accidents vasculaires cérébraux), apparaît confirmée,
la diminution du risque d’infarctus du myocarde pour les consommations en dessous
de la valeur repère pourrait, selon les données actuelles, ne pas être de nature causale.
Références
[1] Andler R, et al . Nouveau repère de consommation d’alcool et usage : résultats du Baromètre de santé
publique france 2017.
Bull Épidemiol Hebd. 2019;
10-11:180
- 7
[2] Ducimetière P, Arwidson P. Focus. Évolution du discours public en matière de consommation d’alcool en france.
Bull Épidemiol Hebd. 2019;
10-11:178
- 9
[3] Holmes MV, Dale CE, Zuccolo L, et al . Association between alcohol and cardiovascular disease: Mendelian randomisation analysis
based on individual participant data.
BMJ. 2014;
349:g4164.
[4]INCa, Santé Publique France. Avis d’experts relatif à l’évolution du discours public en matière de consommation
d’alcool en France.
Saint Maurice:INCa, Santé publique France;
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[5] Millwood IY, Walters RG, Mei XW, et al . Conventional and genetic evidence on alcohol and vascular disease aetiology: a prospective
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- 23