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Med Sci (Paris). 34(10): 768–771.
doi: 10.1051/medsci/2018195.

Retournement de situation dans la dissémination des cancers colorectaux

Olivier Zajac1 and Fanny Jaulin2*

1Institut Curie, 26, rue d’Ulm75005Paris, France
2Institut Gustave Roussy, 114, rue Édouard Vailland, B2M, 94800Villejuif, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Mouvement cellulaire, Polarité de la cellule, Tumeurs colorectales, Cellules épithéliales, Régulation de l'expression des gènes tumoraux, Humains, Muqueuse intestinale, Métastase tumorale, Sphéroïdes de cellules, génétique, physiologie, mortalité, anatomopathologie

 

Les métastases, tumeurs secondaires formées à distance, sont responsables de 90 % des décès de patients atteints de cancer. La compréhension des mécanismes de dissémination des cellules tumorales est donc une priorité si nous voulons interférer avec cette cascade métastatique.

Les carcinomes sont des cancers formés à partir de tissus épithéliaux. Ils représentent environ 85 % des tumeurs recensées. Les épithéliums, à l’interface entre les organes et le milieu extérieur, assurent la protection et l’homéostasie des individus. Ils sont constitués de cellules épithéliales étroitement cohésives et hautement polarisées. Les jonctions intercellulaires adhérentes, organisées autour de la E-cadhérine, et jonctions serrées, organisées autour des claudines, contrôlent la perméabilité de la monocouche épithéliale. Chaque cellule est polarisée, son pôle apical faisant face à la cavité luminale de l’organe alors que le pôle basolatéral est au contact du milieu interne, notamment de la lame basale (Figure 1). Les carcinomes se développent à partir d’une cellule unique qui prolifère initialement de façon localisée, constituant un cancer in situ. Lorsque la maladie progresse, les cellules tumorales quittent le tissu épithélial pour envahir le microenvironnement péritumoral principalement constitué de collagène-I et de fibroblastes. Elles y atteindront différentes voies de dissémination, comme les vaisseaux lymphatiques et sanguins, ou encore certaines cavités qu’elles emprunteront pour accéder à des organes secondaires.

La locomotion des cellules tumorales dans leur microenvironnement est une étape cruciale de la cascade métastatique et une cible thérapeutique attrayante. Les mécanismes d’invasion des cellules tumorales ont fait l’objet de nombreuses études, dont la majorité portent sur la transition épithélio-mésenchymateuse (EMT) [1] ().

(→) Voir la Synthèse de C. Moyret-Lalle et al., m/s n° 8-9, août-septembre 2016, page 725

Ce programme transcriptionnel module certaines étapes du développement embryonnaire comme la gastrulation et la formation du tube neural [2]. L’EMT peut être activée par différentes voies de signalisation, notamment celle du TGF-β (transforming growth factor-β). Ce processus peut participer à la dissémination des carcinomes en permettant l’individualisation des cellules épithéliales transformées grâce à la répression de l’expression du gène codant l’E-cadhérine, entraînant la dissolution des jonctions intercellulaires. Les cellules perdent alors leur architecture épithéliale, leur polarité apico-basolatérale, et gagnent des capacités migratoires et protéolytiques leur permettant d’envahir les tissus sains du patient [2]. En observant des explants de tumeurs ex-vivo, Peter Friedl avait montré, dès 1995, la capacité des cellules tumorales à envahir collectivement les tissus [3]. Non spécifique des cancers, la migration collective orchestre de nombreuses étapes du développement embryonnaire. Elle est caractérisée par une coopération entre les cellules de la cohorte migrant grâce au maintien de leurs jonctions intercellulaires. Récemment, l’utilisation des modèles murins de cancers du sein a permis de démontrer que des cohortes de cellules tumorales atteignent la circulation hématogène et initient la formation de métastases [4, 5, 6].

La contribution respective des cellules isolées et des cohortes à la formation de métastases est actuellement très débattue [7, 8]. La nature du modèle expérimental choisi semble fortement influencer le mode d’invasion emprunté par les cellules cancéreuses, mais l’acquisition des propriétés invasives semble toujours associée à une perte de l’architecture épithéliale [9]. Au-delà des modèles, les mécanismes entraînant la dissémination métastatique chez les patients restent peu étudiés et donc méconnus. Étant de nature hétérogène, de par l’organe dans lequel elles sont nées ou leurs profils moléculaires, les cellules tumorales utilisent probablement diverses stratégies pour conquérir, coloniser et former des métastases dans les organes secondaires. L’enjeu est donc de déterminer les modalités de dissémination des différents types de cellules cancéreuses afin d’envisager des thérapies ciblées.

Le cancer colorectal (CCR) est la seconde cause de mortalité liée au cancer. Ces tumeurs métastasent vers le foie, les poumons et le péritoine, une membrane séreuse tapissant la cavité abdominale et recouvrant les viscères. Les cellules tumorales colonisent la cavité péritonéale par voie transcœlomique1 ou systémique et envahissent le péritoine pour y former des tumeurs secondaires, appelées carcinoses péritonéales (CP), qui représentent un facteur de très mauvais pronostique pour les patients. Afin de comprendre les mécanismes à l’origine de ce processus, nous avons entrepris une étude prospective analysant la nature et le comportement des intermédiaires tumoraux prélevés sur plus de 50 patients ayant une CP dérivant d’un CCR. De façon inattendue, nous avons identifié un mode de dissémination collective inconnu à ce jour, durant lequel les caractéristiques épithéliales sont maintenues, mais détournées [10].

Afin de caractériser et d’étudier les intermédiaires tumoraux responsables du développement des métastases chez ces patients, nous avons collecté de façon systématique le liquide contenu dans la cavité, désigné effusion péritonéale (EP), au cours des chirurgies de résection combinées à des chimiothérapies intra-péritonéales (CHIP). Nous avons pu identifier des cellules tumorales d’origine colorectale dans 80 % des EP. Les cellules tumorales y étaient organisées sous forme de cellules indépendantes (13 % des EP) ou bien en groupes (41 % des EP) ; 27 % contenaient les deux. Comprenant 250 cellules en moyenne, les groupes de cellules représentent le compartiment tumoral le plus fréquent et le plus abondant. Chez 88 % des patients, ces groupes de cellules tumorales prennent la forme de sphères régulières. De façon intrigante, ces sphères tumorales sont retrouvées dans les EP de patients présentant des CRC de types histologiques de mauvais pronostiques (mucineux [MUC], micropapillaires et cribriformes), soit environ 50 % des patients de notre cohorte, et sont corrélées à l’abondance des métastases. Ces sphères présentent l’E-cadhérine et ZO-1 (zonula occludens-1) au niveau des contacts cellule-cellule, démontrant une forte cohésion cellulaire et l’absence d’EMT. La présence de marqueurs apicaux, tels que l’ezrine2,, et de marqueurs basolatéraux, comme scribble 3 ou des intégrines, démontrent que la polarité apico-basolatérale (AB) est maintenue, malgré l’avancement de la maladie. Cependant, contrairement aux tissus épithéliaux normaux, le pôle apical est orienté vers l’extérieur du groupe de cellules, en contact avec les fluides et les tissus des patients. Le pôle basolatéral est quant à lui ségrégé à l’intérieur du groupe de cellules cancéreuses. Inconnus à ce jour, nous avons appelé ces intermédiaires tumoraux « sphères tumorales à polarité inversée » (TSIP, Figure 1). Pour déterminer si les TSIP sont des intermédiaires tumoraux bénins ou malins, nous les avons injectées dans la cavité péritonéale de souris immunodéprimées. Tout en conservant leur polarité AB inversée, les TSIP sont capables d’induire la formation de métastases au niveau du péritoine et sont même plus efficaces que les cellules individuelles.

Nous avons ensuite souhaité comprendre les mécanismes de formation des TSIP. Nous avons tout d’abord testé si les cellules indépendantes collectées à partir des effusions péritonéales pouvaient s’agréger et/ou proliférer pour former les TSIPS. Dans ces expériences, en suspension ou dans un gel 3D de matrice extracellulaire (MEC), ces cellules meurent très rapidement et sont incapables de former des TSIP. Nous avons alors recherché les TSIP au niveau des tumeurs primitives. Une analyse histologique nous a permis non seulement d’identifier les TSIP au sein des CCR, mais également d’envisager leur mécanisme de biogenèse. Souvent localisées à proximité de vestiges glandulaires de morphologie festonnée, il semble que les TSIP puissent être formées par bourgeonnement et scission à partir de l’épithélium transformé (Figure 2). Nous avons confirmé cette hypothèse à partir d’une lignée cellulaire de CCR de type histologique MUC, capable de bourgeonner in vitro et de libérer des TSIP en suspension. Afin d’identifier les mécanismes moléculaires régulant ce processus, nous avons comparé les profils d’expression génique des CCR produisant ou non des TSIP. Ces analyses bioinformatiques ont révélé que les CCR formant des TSIP présentent une forte diminution de la signalisation du TGF-β. Utilisant ces cultures cellulaires, nous avons pu démontrer que l’inhibition des voies canonique et non-canonique du TGF-β promeut la biogenèse des TSIP par bourgeonnement, alors que la voie non-canonique maintient seulement l’inversion de la polarité AB après formation des TSIP. Comment les TSIP peuvent-elles envahir les tissus alors que leur topologie est inversée, le pôle basolateral spécialisé dans la migration étant sans contact avec la MEC ? Nous avons pu démontrer que les TSIP envahissent des explants de péritoine de patients aussi aisément que des gels de MEC. L’inhibition de protéines impliquées dans la migration des cohortes de cellules normales, telles que FAK (focal adhesion kinase), Rac14 (petite GTPase) ou les intégrines, n’a aucune incidence sur le déplacement des TSIP. Par contre, en ciblant la myosine-II ou la kinase ROCK (Rho-associated coiled-coil containing protein kinase), nous avons pu réduire la contractilité périphérique des TSIP et diminuer très fortement leur vitesse de migration. Contrairement aux autres modes de migration collective décrits à ce jour, le mouvement des TSIP semble indépendant de l’adhérence et repose principalement sur un cortex contractile.

Ainsi, nous avons identifié un nouvel intermédiaire tumoral malin, les TSIP, dont la structure et le comportement étaient imprédictibles à partir des modèles expérimentaux. Les TSIP maintiennent une architecture épithéliale robuste, même dans des CCR métastatiques très avancés. Leur topologie inversée et leur pôle apical périphérique isolent les cellules tumorales du microenvironnement normal du patient. Cette topologie unique leur procure certainement de nombreux avantages sélectifs, mais impose un mode de migration collective différent de ceux décrits à ce jour. Des questions restent néanmoins en suspens : les TSIP sont-elles spécifiques de la dissémination des CCR vers le péritoine ? Ont-elles la capacité de coloniser d’autres organes secondaires, notamment par la circulation hématogène ? Les TSIP peuvent-elles être formées par des carcinomes nés dans d’autres organes ? Des approches du lit du patient à la paillasse (bedside to bench) complémentaires devraient permettre de répondre à ces questions.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Acknowledgments

Nous remercions l’ensemble de l’équipe et le comité de pathologies digestives pour de stimulantes interactions qui nous ont permis d’entreprendre et de développer ces travaux de recherche. Nous remercions le programme ATIP/AVENIR (CNRS/Inserm), la Fondation Gustave Roussy, Natixis, le programme Émergence du cancéropole et la campagne « Mars bleu » sans qui cette étude n’aurait pu aboutir.

 
Footnotes
1 Les cavités cœlomiques et leurs parois forment les cavités pleurales des poumons, la cavité péricardique qui abrite le cœur, et la cavité péritonéale qui renferme les viscères.
2 Protéine d’ancrage direct de la membrane plasmique au cytosquelette d’actine, qui appartient à la famille ERM (ezrine, radixine et moésine).
3 Scribble a été identifié comme un suppresseur de tumeur chez la drosophile et participe au maintien du pôle apical.
4 Rac1, comme les autres membres de la famille Rho (Rho/Rac/Cdc42), appartient à la superfamille des GTPases Ras.
References
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