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Med Sci (Paris). 34(4): 283–284.
doi: 10.1051/medsci/20183404001.

La part de l’humain dans la médecine de demain

Axel Kahn1*

Corresponding author.
1Président honoraire de l’Université Paris-Descartes Ancien Rédacteur en chef de médecine/sciences

MeSH keywords: Prise de décision assistée par ordinateur, Sciences humaines, Humains, Médecine, Relations médecin-patient, Robotique, méthodes

 

Commençons par un souvenir en forme d’aveu. Je suis en ce temps-là assistant des hôpitaux dans un service d’hématologie et reçois en consultation un Amiénois d’une quarantaine d’année. Il se dit épuisé, n’a pas d’antécédent notable et n’a jamais quitté la France. Sa peau très pâle est constellée d’ecchymoses, je note de petits hématomes sous-unguéaux, des gencives gonflées et faiblement hémorragiques. L’hémogramme et le myélogramme éliminent une hémopathie et trouvent seulement une anémie modérée. Le diagnostic est évident, je ne sais le porter : je n’ai jamais vu de scorbut, je n’y pense pas. Cet homme arguant de brûlures gastriques s’était mis à un régime presque exclusivement lacté.

Certes, je suis impardonnable. Un système expert d’aide au diagnostic n’aurait lui jamais hésité. Depuis, la puissance des dispositifs disponibles a explosé et elle continue de progresser. Ce que l’on désigne sous le terme d’intelligence artificielle procède en réalité de plusieurs ordres de techniques : le stockage de données massives (big data), les algorithmes pour les exploiter, l’intelligence artificielle proprement dite et l’ensemble de la micro-électronique et de la robotique. Avant même les avancées récentes de l’intelligence artificielle, big data et algorithmes avaient commencé de bouleverser les choses : aucun médecin, aussi expérimenté soit-il, ne sera dans l’avenir, et sans doute aujourd’hui déjà, aussi performant pour porter un diagnostic qu’un système expert disposant de données massives prospectées grâce à des algorithmes idoines. De tels systèmes dépendent encore largement aujourd’hui d’une programmation humaine, mais sont en passe de s’améliorer de façon autonome grâce à l’introduction des méthodes d’apprentissage profond. Ces techniques numériques, fondées sur les réseaux neuronaux en couches superposées selon le modèle du fonctionnement du cerveau, permettront aux machines de demain d’apprendre des données massives existantes, de l’expérience et de la résolution de problèmes antérieurs; d’enrichir de la sorte leurs données et le niveau de leurs algorithmes. Certes, l’agilité intellectuelle pure de ces dispositifs reste sommaire comparée à celle de l’humain. Cependant, puisant dans des données presque illimitées et fonctionnant de plus en plus rapidement, ils sont déjà redoutablement performants et appelés à progresser très vite.

L’exercice futur de la médecine devrait en être bouleversé. Dans un scénario plausible sinon certain, le patient répondra dans l’avenir à un questionnaire interactif en ligne, puis passera dans un système d’imagerie corps entiers par ultra-sons qui analyse aussi des paramètres physiques des organes. Des photographies cutanées seront, le cas échéant, traitées par analyse d’image, les bruits enregistrés du corps subissant un traitement spécifique. Des robots feront alors comme aujourd’hui une batterie standard d’examens biologiques. Après avoir confronté les résultats avec la totalité des données connues, la machine pourra prescrire, parfois réaliser, des investigations complémentaires. Elle portera enfin le diagnostic le plus probable, prescrira le meilleur traitement selon les circonstances. Grâce à l’apprentissage profond, ces nouvelles machines apprendront de leurs hésitations, de leurs insuffisances et s’amélioreront sans cesse. Ces évolutions seront parallèles au perfectionnement continu de la chirurgie assistée par ordinateur. Assistée, aujourd’hui, sans doute demain de plus en plus en « pilotage automatique ». Les techniques d’épidémiologie reposent déjà de manière croissante sur un suivi numérique, qui devient autonome et le sera de plus en plus à mesure qu’y seront connectées les « machines à diagnostics » envisagées plus haut. Enfin, les approches de l’analyse prospective s’appliquent à de larges secteurs de l’éducation à la santé et, de la sorte, de la prévention. L’incertitude persistante quant au déroulement de ce scénario m’apparait être surtout d’ordre économique; il pourrait accentuer les inégalités de santé.

À ce stade, il convient de relever la différence majeure entre un robot « intelligent » et un humain : elle est l’objet premier de la pratique médicale, le corps. La machine peut emmagasiner des données innombrables sur le corps humain mais en est elle-même dépourvue. Or, bien entendu, il n’existe pas de raison ou de volonté humaine déconnectée des afférences du corps. La pensée résonne avec le coeur qui s’accélère, les aisselles qui s’humidifient, les joues qui s’empourprent, parfois avec les émois sexuels. C’est sans doute la raison pour laquelle le domaine de la fulgurance artistique restera (au moins longtemps) inaccessible à l’intelligence artificielle. Picasso a noté « L’art n’est pas chaste […] S’il est chaste, ce n’est pas de l’art ». Or, même si on lui apprend la sexualité, la machine ne la vit pas, elle est irrémédiablement chaste. Cette digression n’est pas étrangère à la pratique médicale dont l’efficacité repose sur deux piliers. L’un est technoscientifique, façonné à partir des connaissances et des compétences acquises dans les écoles de médecine. L’autre est relationnel, il implique la capacité de sympathie, de solidarité du soignant, la confiance qu’il inspire, la capacité qu’il a de convaincre ses patients d’adhérer aux traitements prescrits. Or, la prise en compte croissante du diagnostic et de la dimension technique de la médecine par des robots intelligents ne fera non seulement pas disparaître le second ressort de l’efficacité des soins, elle en accroîtra, à l’inverse, le caractère décisif. Il reviendra à des médecins de chair et de sang, dans l’avenir dont j’ai fait l’hypothèse, d’interpréter les données fournies par les machines dans le contexte d’une histoire et d’un vécu personnels, de les expliquer, de gagner l’adhésion et, de la sorte, de consolider l’observance des traitements. Dans ce contexte, le rôle d’un sourire, la cordialité d’une poignée de main, la bienveillance d’une parole demeureront essentiels en médecine. De plus, le médecin du futur devra avoir une formation suffisante à la logique des machines, c’est-à-dire en informatique et en intelligence artificielle, pour utiliser avec discernement les éléments qui lui seront fournis. Le problème majeur est que cette évolution de la fonction médicale est fort éloignée des études médicales actuelles, dont une refonte profonde doit de ce fait impérativement être envisagée. Dans l’avenir, en bref, les connaissances et compétences liées à la psychologie et aux différents aspects de la relation devront prendre une place très importante, à côté d’une familiarisation suffisante avec les méthodes informatiques d’intelligence artificielle utilisées. Ces dernières, en revanche, prendront de plus en plus en charge les aspects cliniques, diagnostiques, pronostiques et thérapeutiques.

Un dernier aspect mérite une considération particulière. Pour l’essentiel, le domaine étanche de la vie privée est une conception qui appartient au passé. Lorsque les données de santé seront toutes informatisées et enrichies en temps réel, la question de leur confidentialité tendra à devenir insoluble. Il existe une riche spécialité des sciences informatiques qui se consacre à cette question, la cryptologie. Leurs plus grands spécialistes conviennent de ce que l’inviolabilité des données est un concept idéal. En pratique, tout peut être violé en cas d’intérêt majeur à le faire. Cet état des choses est un défi au principe d’égalité et de justice : l’accès à des informations sur autrui confère toujours un pouvoir sur lui. En matière de santé, ce défi est particulièrement redoutable parce qu’il pose la question de l’accès libre à l’emploi, à la couverture assurancielle, au prêt, etc. Le médecin de demain n’est ici pas seul concerné, toute la société l’est. Il lui revient certes d’agir en faveur de la confidentialité maximale des données, en particulier de santé. Mais aussi, consciente de ce que cette confidentialité ne peut être totalement garantie, d’assurer au mieux la protection de la citoyenneté des personnes, en dépit des fuites inéluctables les concernant.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.