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Med Sci (Paris). 34(3): 195–196.
doi: 10.1051/medsci/20183403001.

La maladie mentale, une maladie comme les autres ?

B. Falissard1*

1Membre de l’Académie nationale de médecine CESP, Université Paris-Saclay AP-HP, 94807Villejuif Cedex, France
Corresponding author.
 

La maladie mentale… Curieux concept en ce XXIe siècle où l’esprit, l’âme, le mental, ont disparu des cercles scientifiques les plus sérieux, le paradigme cognitif ayant pris le relais avec le succès que l’on connaît. à l’heure des neurosciences, doit-on encore considérer qu’il existe des maladies mentales qui ne soient pas simplement des maladies du cerveau ? La réponse semble évidente.

Et pourtant, on ne cesse de parler de santé mentale alors que la « santé du cerveau » prêterait à sourire. à l’évidence, la chose résiste, et ce dans la plupart des pays. Quelle raison à cela ? Oublions provisoirement la science et tournons-nous vers la médecine. Au fait, connaissez-vous l’objet de la médecine ? Si vous interrogez des étudiants à ce propos, ils vous répondront spontanément : « L’objet de la médecine, c’est de soigner les maladies ». C’est en général ce qu’on leur apprend et c’est d’ailleurs ce que l’on trouve dans le dictionnaire médical de l’Académie national de médecine, la médecine est la : « Discipline visant à l’étude des maladies, à leur prévention et à leur traitement ».

Le philosophe Georges Canguilhem1 aborde cette question sous un angle différent qui mérite de s’y intéresser :

« La médecine est née de l’appel du malade, de l’attention portée à sa souffrance et […] de ce fait, le souci de l’individualité souffrante, qui en constitue la raison d’être et la source, doit en rester le cæur. »

En d’autres termes, la médecine a pour objet de soigner des malades, et un malade c’est un sujet en rupture dans son existence, rupture du fait d’une souffrance intolérable et de la mort qu’il trouve soudain face à lui. Être malade, ça n’est pas se plaindre d’une douleur passagère à un genou, ou d’un rhume qui fait parler avec une drôle de voix. Être malade, c’est avoir une fièvre qui fait ruisseler de transpiration, avec l’impression que tous les muscles sont broyés, où l’idée de quitter son lit est absurde, où l’acte de penser même devient superflu ou impossible tant l’intérieur du crâne est douloureux. Être malade c’est souffrir, se sentir profondément seul, désespéré et démuni. Être malade, c’est souvent réaliser que nous avons un corps fait d’organes dont nous ignorons presque tout alors qu’ils nous constituent. Être malade c’est aussi parvenir à mieux se connaître, mieux connaître ce que c’est de vivre.

Il existe des situations cliniques où la souffrance du malade s’exprime de façon très particulière. Plutôt que d’être projetée sur tout ou partie du corps, cette souffrance est avant tout vécue comme intérieure, comme si le sujet était atteint davantage en tant que sujet pensant qu’en tant que sujet fait de chair et d’os, on parle alors de souffrance psychique. En fait, de telles situations font partie du cours normal d’une vie. Beaucoup d’entre nous ont vécu des moments de rupture ou de perte d’un être cher, ces moments peuvent être source d’une authentique souffrance, parfois plus déchirante que la pire des douleurs organiques. Le plus souvent nous ne nous considérons cependant pas comme malade, car nous savons que tout cela va passer avec le temps. La société peut d’ailleurs nous y aider par la perpétuation de rituels (les funérailles par exemple). Il arrive cependant que certains sujets vivent des moments de désespoir et de mal-être aussi intenses en dehors de toute situation exceptionnelle de la vie qui pourrait l’expliquer; on parle alors de dépression, d’anxiété, d’épisode délirant aigu, bref, de maladie mentale.

Mais peut-on vraiment parler ici de « maladie » au sens propre du terme ? à ce propos, qu’entend-on par le mot maladie ? Voyons ce qu’en dit la littérature : deux approches semblent émerger.

La première considère qu’une maladie implique la lésion d’un organe. Cette définition semble progressivement abandonnée car elle oppose les pathologies lésionnelles aux pathologies fonctionnelles, alors que cette opposition est régulièrement prise en défaut.

Aujourd’hui, plus classiquement, une maladie consiste en un ensemble de symptômes ayant une cause commune et permettant de déterminer un pronostic et de proposer une thérapeutique.

En réalité, les causes de nombreuses maladies sont encore très imparfaitement comprises. C’est le cas, par exemple, des leucémies aiguës ou du psoriasis. Mais il y a plus étonnant. Nous avons parfois l’impression de connaître l’étiologie d’une maladie alors que nous n’en connaissons qu’une facette parmi tant d’autres. Prenons l’exemple de la tuberculose. Le mécanisme semble clair. Nous savons aujourd’hui que c’est une bactérie, le bacille de Koch, qui est la cause directe de l’infection. D’ailleurs, un antibiotique donné de façon appropriée va éliminer le germe et guérir le patient. Eh bien non, on ne peut pas affirmer que le bacille de Koch est la cause de la tuberculose. Il existe une vulnérabilité génétique à cette maladie; la malnutrition ou le mauvais état général sont également des facteurs de risque. On ne connaît jamais qu’une infime partie des mécanismes de survenue des maladies, qu’elles soient psychiatriques ou pas.

Voilà qui nous amène finalement à constater que la notion de maladie ne diffère pas selon que l’on s’intéresse aux maladies du corps ou aux maladies de l’esprit. Depuis les débuts de l’histoire de la médecine la triade « pronostic, thérapeutique, étiologie » s’applique aux troubles mentaux comme aux autres troubles. Toutes les conditions sont donc remplies pour affirmer qu’il existe des maladies mentales comme il existe des maladies du coeur ou de la peau.

Alors pourquoi cette impression ? Pourquoi cette place si particulière des maladies mentales au sein de la médecine occidentale ? Peut-être parce que le problème corps-esprit reste encore un problème non résolu. Pour la plupart d’entre nous cette non résolution est intolérable et pour y échapper nous avons recours à un mécanisme de défense bien connu pour sa brutale efficacité : le clivage. En tant que patient souffrant d’une dépression chronique, nous allons être attirés par la méditation de pleine conscience, dérivée de la méditation bouddhique, alors que comme scientifique nous allons en sourire et seront par contre captivés par les découvertes des neurosciences cognitives, qui nous considèrent comme un système traitant des informations, ce qui nous met aussitôt en horreur si nous redevenons un simple sujet humain, sidéré par l’angoisse d’exister.

La maladie mentale est victime du clivage que nous devons opérer pour concilier les découvertes fascinantes issues de la recherche biomédicale avec ce que nous vivons au quotidien, dans notre intimité psychique, comme malade ou comme sujet en proie aux tourments de sa vie intérieure. Sur un plan strictement scientifique, c’est peut-être le prix à payer pour aller encore et toujours de l’avant. Sur un plan clinique, ce clivage se fait malheureusement au détriment de patients atteints de maladies considérées comme plus ou moins imaginaires car se situant, par définition, en dehors de l’épistémologie dominante. La science vise à décrire la réalité avec élégance et efficacité, ce qui échappe encore à la science ne doit pas pour autant être considéré comme en dehors de cette réalité. C’est en médecine qu’une telle affirmation trouve toute sa valeur.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1Georges Canguilhem (1904-1995) est un philosophe et médecin français.
Référence
1.
Canguilhem G (1943;). Le normal et le pathologique . Essai sur quelques problè mes concernant le normal et le pathologique. Paris: : PUF; , 1966 : :138.-9.