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Med Sci (Paris). 34(1): 93–96.
doi: 10.1051/medsci/20183401020.

Chroniques génomiques - Une question de pigmentation

Bertrand Jordan1*

1UMR 7268 ADÉS, Aix-Marseille, Université/EFS/CNRS;CoReBio PACA, case 901, Parc scientifique de Luminy, 13288 Marseille Cedex 09, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Allèles, Ethnies, Étude d'association pangénomique, Géographie, Humains, Longévité, Phénotype, Polymorphisme de nucléotide simple, Sélection génétique, Pigmentation de la peau, génétique, statistiques et données numériques

 

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Parmi les caractères visibles humains, la couleur de la peau occupe une place prépondérante et est sans doute l’élément dont la perception influence le plus fortement notre impression initiale sur une personne. Comme les autres caractères morphologiques, elle est largement déterminée par la génétique : on devrait donc pouvoir, à partir d’un ADN humain, tracer un portrait-robot de son possesseur incluant, parmi d’autres, cette caractéristique. Mais l’on est encore loin du compte et ce passage du génotype au phénotype reste très approximatif quoiqu’en dise un récent article [1] émanant de l’entreprise Human Longevity, d’ailleurs immédiatement et sévèrement critiqué [2]. En fait, si l’on connaît maintenant assez bien les gènes qui déterminent la couleur des yeux et celle des cheveux (une dizaine dans chaque cas) [3], les données sont beaucoup plus fragmentaires pour la couleur de la peau. C’est notamment lié à une difficulté fondamentale, le fait que chacun des grands groupes géographiques (Africains, Européens, Asiatiques) est assez peu polymorphe pour ce caractère. Du coup si l’on restreint l’étude à un seul groupe, la gamme de pigmentation analysée est restreinte et peu informative; si par contre on compare des individus que leur ascendance rattache à des groupes différents, les variations génétiques observées seront nombreuses mais liées à bien d’autres éléments que la couleur de la peau. L’article qui fait l’objet de cette chronique [4] constitue l’une des premières études approfondies concernant les populations africaines et apporte des données nouvelles grâce au choix de groupes présentant, au sein de ce continent, de nettes différences de pigmentation, et à des analyses génomiques portant sur un grand nombre de marqueurs snip (single nucleotide polymorphism).

Un caractère très sensible à la sélection

Rappelons d’abord les éléments de base sur la pigmentation de la peau chez les humains [5]. Nos ancêtres les plus lointains devaient avoir, comme les chimpanzés actuels, une peau très claire sous leur pelage. Ils ont perdu ce dernier il y a environ deux millions d’années et ont évolué par la suite vers un épiderme fortement pigmenté les protégeant des rayonnements ultra-violets et de leurs effets délétères, cancers cutanés et photolyse du folate. Cette évolution, qui a eu lieu bien avant que n’apparaisse l’homme moderne il y a environ 300 000 ans, a été suivie plus récemment (il y a moins de 30 000 ans) d’une dépigmentation pour les humains vivant sous des latitudes peu ensoleillées, là où la synthèse de la vitamine D3 au niveau de la peau est critique. La pigmentation cutanée apparait donc comme un caractère très adaptatif, soumis à une forte sélection et relativement labile [5].

Analyses GWAS, des Européens aux Africains

La plupart des études génétiques par balayage du génome (GWAS, Genome Wide Association Studies) ont jusqu’ici été pratiquées sur des populations d’origine européenne. La plus récente [6], effectuée par un consortium appelé VisiGen (International Visible Trait Genetics Consortium), a porté au total sur 17 262 personnes provenant de plusieurs cohortes, et repose sur une évaluation semi-quantitative de la pigmentation (analyse d’images digitales) et sur l’emploi de puces repérant environ 600 000 snip. Elle a identifié de manière statistiquement significative cinq régions génomiques et précisé à l’aide d’expériences complémentaires l’identité des gènes en cause1, [6]. Au total, les auteurs ont montré que l’on rend ainsi compte d’environ 16 % de la variance de la pigmentation dans la population considérée, ce qui est bien supérieur à ce que l’on observe pour l’analyse génétique de la taille (où des centaines de gènes sont impliqués [7]) (inline-graphic medsci20183401p93-img2.jpg) mais inférieur au cas de la couleur des yeux où dix locus génétiques expliquent 50 % de la variance [3]. Notons qu’il s’agit ici des gènes qui contribuent à la variation au sein de la population étudiée : le gène SLC24A5 (Solute carrier family 24 member 5, chromosome 15), qui est un déterminant important de la peau claire des Européens [8], n’apparaît pas dans la liste car il n’est quasiment pas polymorphe au sein de cette population : la fréquence de l’allèle « clair » y est supérieure à 95 %. Je le mentionne ici car nous le retrouverons par la suite.

(inline-graphic medsci20183401p93-img2.jpg) Voir la Chronique génomique de B. Jordan, m/s n° 6-7, juin-juillet 2017, page 674

Venons-en à l’étude portant sur des populations africaines et publiée tout récemment par la revue Science [4]. Son effectif est relativement modeste (1 570 personnes), mais l’échantillon est très soigneusement choisi de manière à ce que la variation de pigmentation soit importante, et la méthodologie est assez sophistiquée. Les participants proviennent d’Ethiopie, de Tanzanie et du Botswana et peuvent être regroupés en dix populations dont la pigmentation (mesurée de manière quantitative à l’aide d’un colorimètre) varie d’une valeur de 302, à 85, avec un étalement de plus ou moins 15 unités. En pratique, la pigmentation de la peau la plus claire, celle des San du Botswana, ressemble à celle des Asiatiques, tandis que celle des Éthiopiens nilosahariens fait partie des plus sombres existant sur la terre (Figure 1). Les analyses GWAS sur cet ensemble ont été effectuées à l’aide d’une puce à ADN à très haute résolution (Illumina Omni5M SNP array) capable de relever environ 4,5 millions de snip, presque dix fois plus que dans l’étude rapportée précédemment [6]. Le Manhattan plot3 obtenu fait clairement ressortir quatre régions (Figure 2).

Un gène inattendu : SLC24A5…

Intéressons-nous d’abord au gène SLC24A5, déjà mentionné. C’est une surprise de le trouver ici puisque sous sa forme « clair » (un A en position rs14266544) il est un des déterminants de la peau claire des Européens : on se serait attendu à ne trouver ici que l’allèle ancestral « foncé » (un G à la même position), et à ce qu’il soit ubiquitaire dans cette population. En réalité la fréquence de l’allèle « clair » est notable dans certaines populations africaines (Figure 3) – le gène est donc polymorphe dans ce groupe humain et, en conséquence, repérable par l’analyse GWAS.

Différentes analyses pratiquées par ailleurs confirment que c’est bien l’allèle G (« foncé ») qui est ancestral, et que l’allèle A (« clair ») serait apparu il y a environ 30 000 ans. L’étude des snip situés à proximité de cet allèle chez les Africains (étude d’haplotypes) montre que cette région est identique à celle présente chez les Européens, indiquant donc que l’allèle A provient d’un flux génétique récent (5 à 10 000 ans) venant de l’Eurasie de l’ouest, donc d’un « retour en Afrique » de populations portant cet allèle. La fréquence relativement élevée qui est observée suggère qu’il puisse y avoir eu sélection de cet allèle après son introduction.

Et un nouveau « gène de pigmentation »

Le deuxième signal le plus net sur le Manhattan plot est celui qui correspond au gène MSFD12 (major facilitator superfamily domain containing 12) sur le chromosome 19 (Figure 2). Une étude détaillée de la région et des polymorphismes qu’elle porte, complétée par des études d’expression, identifie différents allèles associés à une forte pigmentation, notamment l’allèle T en position rs10424065 (Figure 3). Tous ces allèles sont associés à une diminution de l’expression de MSFD12, et les auteurs montrent, dans différents modèles animaux, que cette réduction d’expression provoque une augmentation de la quantité d’eumélanine (la forme foncée de la mélanine, qui protège des ultra-violets, contrairement à la phéomélanine, jaune-rouge) dans les mélanocytes de la peau. On note (Figure 3) que cet allèle n’est pratiquement présent que chez les Africains; par ailleurs, des analyses supplémentaires indiquent qu’il est probablement apparu il y a environ 600 000 ans, donc avant l’apparition de l’homme moderne, mais bien après la perte de leur pelage par nos lointains ancêtres.

L’intérêt d’une étude large

J’arrêterai ici l’analyse des locus révélés par cette étude : l’article est très riche, mais il faudrait y consacrer plus qu’une chronique. Venons-en plutôt aux conclusions générales. D’une part, un seul locus (HER2/OCA2, visible sur la Figure 2 mais non discuté en détail) sur les quatre détectés avait été repéré lors des derniers GWAS chez les Européens [6], ce qui souligne l’intérêt de changer de population pour révéler l’ensemble des gènes impliqués. D’autre part, l’estimation par les auteurs de la fraction de la variance expliquée, dans cette population, par les quatre locus repérés s’élève à environ 30 %, une proportion encore minoritaire mais plus importante que celle trouvée dans la population européenne pour les cinq locus majeurs (16 % au plus). La pigmentation de la peau est bien un caractère complexe, mais plus oligogénique que franchement multigénique (contrairement à la taille à l’âge adulte). Enfin, la plupart des allèles repérés sont anciens et datent d’avant l’apparition de l’homme moderne (à part l’allèle « clair » de SLC24A5). Au total, cette étude souligne l’intérêt d’étudier ce caractère dans des populations diverses, révèle un nouveau gène jouant un rôle important dans la pigmentation (MSFD12), et montre comment une surprise (la présence de l’allèle « clair » de SLC24A5 en Afrique) peut apporter des informations d’ordre anthropologique en indiquant un retour vers l’Afrique de populations moyen-orientales.

NOTE AJOUTÉE AUX ÉPREUVES

Une étude sur les populations Khoe San d’Afrique du Sud vient de paraître dans la revue Cell [9] et identifie de nouveaux gènes intervenant dans la pigmentation de la peau, soulignant ainsi la complexité génétique de ce caractère et l’intérêt de travaux portant sur des populations africaines.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1Non indiqués ici pour ne pas alourdir l’exposé (voir [6]).
2Valeur du melanin index déduit de la mesure à trois longueurs d’onde
3Ainsi appelé en raison de sa ressemblance avec l’horizon d’une ville dont dépassent des gratte-ciels.
4C’est la référence du snip correspondant dans les bases de données et notamment dans dbSNP (www.ncbi.nlm.nih.gov/snp).
Références
1.
Lippert C, Sabatini R, Maher MC, et al. Identification of individuals by trait prediction using whole-genome sequencing data . Proc Natl Acad Sci USA. 2017;; 114 : :10166.-71.
2.
Erlich Y. Major flaws in identification of individuals by trait prediction using wholegenome sequencing data . BioRxiv. 2017. doi: https://doi.org/10.1101/185330..
3.
Liu F, Wen B, Kayser M. Colorful DNA polymorphisms in humans . Semin Cell Dev Biol. 2013;; 24 : :562.-75.
4.
Crawford NG, Kelly DE, Hansen MEB, et al. Loci associated with skin pigmentation identified in African populations . Science. 2017; pii: eaan8433. doi: 10.1126/ science.aan8433..
5.
Jablonski NG, Chaplin G. The evolution of human skin coloration . J Hum Evol. 2000;; 39 : :57.-106.
6.
Liu F, Visser D, Duffy DL, et al. Genetics of skin color variation in Europeans: Genome-wide association studies with functional follow-up . Hum Genet. 2015;; 134 : :823.-35.
7.
Jordan B. Variants fréquents et rares, caractères multigéniques et héritabilité perdue . Med Sci. (Paris; ) 2017;; 33 : :674.-6.
8.
Lamason RL, Mohideen MA, Mest JR, et al. SLC24A5, a putative cation exchanger, affects pigmentation in zebrafish and humans . Science. 2005;; 310 : :1782.-6.
9.
Martin AR, Lin M, Granka JM, et al. An unexpectedly complex architecture for skin pigmentation in Africans . Cell. 2017;; 171 : :1340.-53.