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Med Sci (Paris). 33(12): 1097–1104.
doi: 10.1051/medsci/20173312017.

Le partage de la couverture maladie entre assurances obligatoire et complémentaires
Les défauts d’un système mixte

Carine Franc1a

1Inserm U1018, Centre de recherche en épidémiologie et santé des populations (CESP), Économie de santé, Recherche sur les services de santé, 16, avenue Paul vaillant Couturier, 94802Villejuif, France
Corresponding author.
 

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La Sécurité sociale, instaurée depuis à peine plus de 70 ans, constitue un véritable pilier de la cohésion sociale et de la solidarité en France : en 2015, « 57 % des français considèrent que la solidarité est avant tout l’affaire de l’État, des collectivités locales et de la Sécurité Sociale ». Plus de 9 français sur 10 estiment que « le système de protection sociale doit rester essentiellement public », qu’il s’agisse de l’assurance vieillesse ou de l’assurance maladie. C’est même pour l’assurance maladie dite obligatoire (AMO), que les français restent en 2015, le plus attachés au principe d’universalité : plus des trois quarts d’entre eux jugent qu’elle doit bénéficier « à tous sans distinction de catégories sociales et de statut professionnel » [1].

L’assurance maladie, telle que nous la connaissons aujourd’hui, a été sensiblement réformée depuis les ordonnances de 1945, même si le socle fondateur reste le même, à savoir un accès aux soins dépendant des besoins et non des revenus, une même qualité des soins et des principes d’équité dans le financement. Quoi qu’il en soit, les réformes du système de santé et particulièrement des modalités de son financement, sont au cœur des enjeux politiques contemporains en France, aux États-Unis, comme dans l’ensemble des pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). Et pour cause ! Le poids économique des dépenses de santé, indépendamment des caractéristiques des systèmes, est très loin d’être négligeable : en 2013, presque la moitié des pays de l’OCDE dépensait en services de santé, entre 8 et 10 % du produit intérieur brut (PIB), avec un record pour les États-Unis, où les dépenses de santé représentaient plus de 16 % du PIB américain [2]. En France, en 2016, les dépenses en soins et biens médicaux, c’est-à-dire les dépenses directement destinées aux malades, représentaient 8,9 % du PIB, soit plus de 198 milliards d’euros [3]. Même s’il serait une erreur majeure de ne considérer les dépenses de santé que comme un poids dans l’économie – selon Gérard Cornilleau (Observatoire français des conjonctures économiques – OFCE), les dépenses de santé « concourent à l’augmentation du bien-être dans une proportion difficile à mesurer mais certainement importante » [4]1 –, il n’en reste pas moins que leur évolution constitue un enjeu économique et politique. Avec plus des trois quarts (77 %) des dépenses financées par l’AMO en 2016, les problématiques du financement et particulièrement de la répartition du financement, sont au centre des arbitrages politiques en France et constituent, en réalité, de véritables choix de société.

Dès la création de l’AMO, le ticket modérateur – qui correspond à la participation de l’assuré aux tarifs établis dans les conventions (héritée de la fin des années 1920) – est institutionnalisé et fixé à un taux de 20 %. Il est défini comme ré-assurable auprès des mutuelles, qui préexistaient et avaient exercé des pressions fortes pour conserver un rôle de financeur des soins. Ce ticket modérateur a donc davantage résulté d’un compromis politique que d’un arbitrage économique qui aurait eu pour objectif de réguler les dépenses par la mise en place d’une franchise. De fait, il a ouvert le financement des soins à l’assurance privée, communément appelée assurance maladie complémentaire (AMC), en permettant aux assurés de souscrire des contrats individuels pour assurer cette dépense due au ticket modérateur. Un mécanisme d’exonération, créé en même temps que l’AMO, pour les bénéficiaires de « l’assurance longue maladie », a constitué les bases du dispositif des affections longues durées (ALD) qui concerne, aujourd’hui, près de 10 millions de personnes [5]. Le rôle de l’assurance privée a fortement évolué et, de marginale dans les années 1960 (30 % d’assurés), l’AMC est devenue quasi universelle avec, en 2012, près de 95 % de la population qui disposait d’un contrat.

Cette mixité du système d’assurance, c’est-à-dire l’intervention additionnelle des deux types d’assurance, AMO et AMC, pour un même panier de soins, est quasi unique et entraîne un certain nombre d’inefficacités qui, du fait de la dynamique des dépenses, fragilisent de plus en plus le système dans son ensemble. Cette superposition d’opérateurs du financement conduit, d’une part, à des coûts élevés de gestion puisque dupliqués – pour la prise en charge d’un même panier de soins, s’additionnent les coûts de gestion de l’AMO et de l’AMC (qui représentaient en 2016, respectivement 7,4 et 7,1 milliards d’euros) – et favorise, d’autre part, la hausse des prix des soins, du fait d’une régulation complexe, voire impossible de l’offre de soins.

Nous décrivons dans cette revue la réalité du financement des soins par les différents acteurs (AMO, AMC et patients eux-mêmes) et montrons la place importante de l’AMC dans l’accès à certains types de soins. Dans une seconde partie, nous présentons les principales caractéristiques du marché de l’assurance maladie complémentaire aujourd’hui : ce marché est très concurrentiel et, malgré une concentration rapide, accélérée par les changements de réglementations européennes (directive Solvency de règlementation des assurances), le secteur reste fragmenté. Ces caractéristiques encouragent l’offre d’une multitude de contrats d’assurance qui limite la lisibilité de l’offre pour les assurés. Cette faible « transparence » sur le marché favorise la sélection des risques qui produit de facto des inégalités dans l’accès à l’assurance et aux soins que nous décrivons brièvement dans une troisième section. Même si ces constats sont consensuels, aucune solution ne semble l’être : la régulation du marché de l’AMC demeure complexe et les incohérences des réformes continuent de fragiliser l’ensemble du système. Dans une dernière partie, et après avoir rapidement évoqué les entraves bien connues au fonctionnement du marché et à la régulation de ce système de financement des soins, nous présentons quelques pistes de scénarios évoquées aujourd’hui par différents protagonistes.

Une couverture complémentaire quasi-universelle, mais pour financer quoi ?

En 2016, la dépense courante de santé, le plus large agrégat des comptes de la santé, s’élève à près de 267 milliards d’euros, soit 12 % du PIB [3]. Alors qu’entre 2002 et 2016, la consommation de soins et de biens médicaux (CSBM) augmentait de près de 55 % en valeur, pour atteindre 198,5 milliards en 2016, la part financée par l’AMO2, est restée stable à 78,4 % (Figure 1). La part de la dépense financée par les organismes complémentaires d’assurance maladie (OCAM) atteint 13,3 %, soit plus de 26 milliards d’euros en 2016. Notons que la part de financement total assurée par l’AMC correspond en réalité à 14,4 % en prenant en compte les 2,2 milliards de la taxe de solidarité additionnelle (TSA) collectée sur tous les contrats d’AMC, et intégralement reversée au fond CMU (couverture maladie universelle) pour le financement des dispositifs d’aide à l’acquisition d’une complémentaire santé (CMUC [couverture maladie universelle complémentaire] et aide complémentaire santé). Les ménages supportaient in fine, en 2016, un reste à charge de plus de 16,5 milliards, correspondant à 8,3 % de la dépense. Ce reste à charge est, en pourcentage, parmi les plus faibles des pays de l’OCDE [2]. Entre 2002 et 2016, le reste à charge des ménages a progressé en valeur de près de 40 % alors que les ménages financent une moindre partie des dépenses de soins (diminution de 0,9 %).

Le taux de prise en charge des différents financeurs, et particulièrement de l’assurance maladie obligatoire (AMO), dépend fortement du type de soins (Figure 1). L’AMO a globalement absorbé la forte croissance des dépenses sur la période. Toutefois, selon le type de soins, l’assurance maladie complémentaire (AMC) apparaît comme un financeur important : près de 22 % des dépenses en soins ambulatoires, soit près de 22 milliards d’euros (sur les 106 milliards en 2016), sont financés par l’AMC, contre à peine plus de 5 % pour les dépenses en soins hospitaliers, soit 4,7 milliards d’euros (sur plus de 92 milliards en 2016). Dans l’ensemble des soins ambulatoires, il existe encore de fortes disparités dans les taux de prises en charge : par exemple, pour les soins de ville (honoraires des médecins, sages-femmes et autres professionnels), le taux de financement de l’AMO est égal, en 2016, à près de 67 % et la participation des ménages est d’environ 12 % ; en revanche, pour les dispositifs médicaux, la part de l’AMC représente en moyenne plus de 39 %. La décomposition de ce poste montre encore de fortes différences : pour l’optique (6,2 milliards), la part de l’AMC dans le financement est de 74 % en 2016 (pour 4 % par l’AMO) et pour les autres biens médicaux (près de 9 milliards), le rapport est inversé, la part de l’AMO dans le financement étant de 72 % et celle de l’AMC, de 15 % [3].

En 2016, la consommation de soins et de biens médicaux (CSBM) correspond à environ 2 970 euros par habitant (versus 2 217 euros en 2002) et le reste à charge moyen pour le patient à 246 euros (il était de 204 euros en 2002). Derrière ces moyennes, il est intéressant de noter que le régime des affections longues durées (ALD), par les exonérations de tickets modérateurs pour les soins associés à ces maladies, implique des différences importantes dans la part de la dépense restant à financer après remboursement de l’AMO (Tableau I).

Alors que les personnes souffrant d’au moins une ALD bénéficiaient, en 2012, d’un taux moyen de financement de l’AMO de 88,6 % pour la CSBM, et de 84,4 % pour les soins ambulatoires, une personne « non exonéré du ticket modérateur » bénéficiait d’un taux moyen de 61,3 % pour l’ensemble des soins, et de 51 % de financement de l’AMO pour les soins ambulatoires.

Quels acteurs sur le marché très concurrentiel de l’assurance maladie complémentaire

La concurrence sur le marché de l’assurance maladie complémentaire (AMC) est très forte, et ce pour deux raisons principales. D’une part, le marché est quasi saturé : c’est-à-dire qu’aujourd’hui seuls 5 % de personnes ne bénéficient pas de contrat d’assurance complémentaire et, pour la moitié d’entre eux, cette situation est liée à des raisons financières qui ne leur permettent pas d’en souscrire. D’autre part, le renforcement des règles de prudence dans la gestion du risque, qui s’imposent à tous les organismes complémentaires d’assurance maladie (OCAM) [6]3, y compris aux mutuelles depuis la fin des années 1990, a contribué à fortement transformer le marché. Trois catégories d’organismes se partagent ce marché et se distinguent par leur histoire, leur statut juridique, leurs principes fondateurs, par la part de leur activité globale consacrée à « l’activité santé », et par leur positionnement sur le marché (Tableau II) : (1) les mutuelles, sociétés de personnes à but non lucratif, régies par le code de la mutualité, ont traditionnellement dominé le marché ; (2) les institutions de prévoyance, régies par le code de la sécurité sociale, sont également à but non lucratif et administrées par les partenaires sociaux ; enfin, (3) les compagnies d’assurance, régies par le code des assurances, sont des sociétés privées à but lucratif. Malgré quelques différences qui persistent, les logiques de marché et le jeu des « rapprochements » incontournable, pour respecter les règles prudentielles, tendent à conduire à une certaine convergence entre les organismes ou, tout au moins, à brouiller la grille de lecture.

Malgré une concentration très forte sur les 20 dernières années, le secteur reste fragmenté en 2016 : sur un total de près de 485 organismes complémentaires d’assurance maladie ayant déclaré une activité santé via l’assiette de l’impôt (la taxe de solidarité additionnelle, TSA), les 10 premiers (en termes de chiffre d’affaire) déclarent 35 % de l’assiette totale de l’impôt (c’est-à-dire plus ou moins du chiffre d’affaire global du secteur de l’assurance maladie complémentaire), les 50 premiers 73 %, et les 100 premiers 88 %.

Jusque dans les années 1980, les mutuelles étaient seules et n’offraient, la plupart du temps, qu’un contrat d’assurance qui était identique pour tous leurs adhérents. L’entrée sur le marché des concurrents, particulièrement des sociétés d’assurance et, dans le même temps, la hausse progressive des prix des contrats, ont conduit à une grande diversification des offres et une érosion de la part gérée par les mutuelles : la participation des sociétés d’assurance au financement de la dépense en soins et biens médicaux est ainsi passée de 2,4 % en 2001 à 3,7 % en 2015 ; la part des mutuelles passant dans le même temps de 7,4 % à 7 % (Figure 1). Les mutuelles restent néanmoins l’acteur dominant sur le marché de l’AMC puisqu’elles assurent, en 2014, 60 % des personnes protégées, et représentent 53 % du chiffre d’affaire du secteur, finançant 53 % des dépenses couvertes soit 7,2 % des dépenses de soins (Tableau II). En termes d’évolution, la dynamique est significativement à la faveur des sociétés d’assurance qui ont vu leur chiffre d’affaire augmenter de plus de 160 % entre 2001 et 2015, alors que celui des mutuelles n’augmentait que de 70 % et celui des institutions de prévoyance de 92 %. En termes de positionnement sur le marché et d’enjeux de négociations avec les acteurs de l’offre de soins, les organismes complémentaires se distinguent fortement, du fait notamment du poids de la santé dans leurs activités : alors que, pour les assurances, les activités santé sont « quasi marginales » (5 %), elles comptent pour plus des trois quarts de l’activité des mutuelles (84 %).

Le positionnement des organismes complémentaires sur le marché n’est pas non plus le même en ce qui concerne l’offre de contrats collectifs, les contrats négociés pour les salariés et subventionnés pour moitié (le plus souvent) par leur employeur. Les institutions de prévoyance sont très présentes sur ce marché, avec 88 % de leurs assurés couverts par un contrat collectif, contre 31 % des assurés auprès d’une mutuelle, et 28 % auprès d’une société d’assurance. La répartition inégale des assurés de 60 ans et plus, entre les différents types d’organismes complémentaires (29 % auprès d’une mutuelle, 24 % d’une société d’assurance et seulement 14 % d’une institution de prévoyance) est liée à cette présence différenciée des organismes sur les marchés de l’individuel et du collectif (les assurés de 60 ans et plus n’ayant généralement plus d’employeur), mais pas seulement. En effet, les modalités de tarification des contrats restent sensiblement différentes selon les organismes : 92 % des assurés auprès d’une société d’assurance ont une tarification convexe avec l’âge contre 19 % des adhérents d’une mutuelle. À l’inverse, 51 % des assurés auprès d’une mutuelle bénéficient d’une tarification que l’on peut qualifier de plus avantageuse pour les séniors, puisque les jeunes mutualistes de 20 ans paient en moyenne 50 % de plus que ce qu’ils auraient payé hors mutuelle, de sorte que les plus de 60 ans et, a fortiori les plus de 75 ans, paient significativement moins [7]. Notons toutefois que ces analyses sont réalisées sur l’ensemble des stocks de contrats gérés par les organismes et que le niveau des données disponibles n’est pas suffisamment fin pour étudier les politiques tarifaires des nouveaux contrats établis par les différentes familles d’organismes.

Des inégalités d’accès à l’assurance maladie complémentaire, une forte hétérogénéité de la qualité des contrats

Une enquête de 2012 révèle que, parmi les près de 5 % de personnes non couvertes par l’AMC, près de 1 sur 5 déclare avoir volontairement choisi de ne pas souscrire de contrat ou de ne pas y avoir pensé, et plus de la moitié de ces « non-couverts » évoque des contraintes financières. En effet, la souscription à une complémentaire santé est liée à la situation socioéconomique des personnes : par exemple, plus de 13 % des chômeurs déclarent ne pas disposer d’assurance maladie complémentaire [8].

Toutefois, avoir une AMC ne suffit pas à garantir un égal accès aux soins. Il existe une grande hétérogénéité entre les niveaux de garanties des contrats qui se traduit par de fortes inégalités d’accès aux soins. Une typologie des contrats, établie en 2010, les range en 5 classes : des contrats de type A, qui offrent des garanties très élevées pour tous les postes de soins, aux contrats de type E, qui remboursent principalement les tickets modérateurs sur tous les soins et offrent des forfaits optiques et dentaires nuls ou très faibles [9]. En 2013, 66 % des contrats collectifs sont de type A et B, et 9 % de type D et E, les contrats individuels sont en revanche respectivement 9 % de type A et B, et 48 % de type D et E [8]. Si l’accès aux contrats collectifs est mécaniquement lié au statut vis-à-vis de l’emploi des personnes, il n’en reste pas moins fortement lié à leur revenu : les personnes dont le revenu par unité de consommation (UC) est supérieur à 3 000 € sont en effet plus de la moitié à bénéficier d’un contrat collectif ; pour les personnes dont le revenu par UC est compris entre 1 001 et 1 400 €, seul le tiers d’entre elles en bénéficie. Pour les personnes ayant un revenu par UC inférieur ou égal à 650 €, seulement 8 % disposent d’un contrat collectif, 29 % d’un contrat individuel, 47 % d’une couverture maladie universelle complémentaire, et 14 % n’ont pas d’assurance maladie complémentaire.

Ces inégalités d’accès à l’assurance ne sont pas récentes et l’instauration en 2000 de la couverture maladie universelle et du volet complémentaire (CMU-C) a sensiblement amélioré l’accès à l’assurance des personnes ayant les revenus les plus faibles. Fin 2015, 5,4 millions de personnes représentant 8 % de la population (soit une augmentation de 3,5 % par rapport à 2014) bénéficient du contrat CMU-C (géré pour 87 % d’entre eux par une Caisse primaire d’assurance maladie, et par un OCAM pour les 13 % restants). Parmi les bénéficiaires de la CMU-C, les jeunes sont surreprésentés puisque qu’ils sont 44 % à avoir moins de 20 ans (contre 25 % dans l’ensemble de la population). Le contrat CMU-C offre une prise en charge gratuite des tickets modérateurs4, et des forfaits dentaires et optiques. Il peut être considéré comme un contrat « de bonne qualité » du fait de l’interdiction, pour les professionnels de santé, de tarifer des dépassements d’honoraires et du bénéfice du tiers payant généralisé à tous les soins. L’éligibilité à la CMU-C est conditionnée au lieu de résidence et au niveau des ressources, fixé en 2016, à 721 € mensuel pour une personne seule en métropole, c’est-à-dire très en deçà du seuil de pauvreté5. Malgré le succès de ce dispositif en termes d’accès à l’assurance complémentaire, le non-recours à la CMU-C reste relativement élevé puisqu’entre 23 et 36 % des personnes éligibles en 2014 n’ont pas fait de démarche pour obtenir cette assurance gratuite. Le non-recours à l’autre dispositif d’aide à l’AMC, dit l’aide complémentaire santé (ACS) est autrement plus élevé, près de 75 % en 2014, avec « seulement » 1,4 millions de bénéficiaires. L’ACS a été mise en place dès 2004, pour pallier aux problèmes des effets de seuils d’éligibilité relativement faibles de la CMU-C : il s’agit d’une aide financière pour la prime d’assurance (550 € par an pour une personne de plus de 60 ans) ; elle est réservée aux personnes dont les ressources sont supérieures d’au plus 135 % du plafond d’attribution de la CMU-C (soit 973 € mensuel pour une personne seule). Depuis 2014, comme pour ceux de la CMU-C, les bénéficiaires de l’ACS ont droit aux tarifs médicaux sans dépassement d’honoraires dans le cadre du parcours de soins coordonnés, quel que soit le médecin, et à la dispense d’avance de frais sur la part prise en charge par l’AMO. Depuis 2015, pour améliorer la transparence et réduire les primes, les contrats éligibles à l’ACS ont été labellisés, offrant 3 niveaux de garanties possibles.

Ces deux dispositifs sont gérés par le fonds CMU qui, lui-même, est aujourd’hui financé uniquement par les taxes sur tous les contrats d’AMC. Ainsi, toute nouvelle extension des seuils d’éligibilité ou toute nouvelle garantie offerte par ces contrats est susceptible de requérir une hausse des taxes (TSA), ce qui conduirait à une augmentation quasi mécanique des primes d’assurance et finalement à un accès plus difficile à l’AMC.

Malgré ces dispositifs d’aide à l’acquisition d’une assurance maladie complémentaire, le niveau et la disparité des restes à charge pour les patients observés selon les déciles de niveau de vie, révèlent un certain renoncement aux soins. Les deux types de financeurs, public et privés, participent ensemble au financement des mêmes dépenses de soins avec, pour l’assurance publique, un financement significativement progressif et des remboursements plus élevés pour les premiers déciles de niveau de vie (Figure 2). À l’inverse, l’assurance maladie complémentaire offre, comme attendu, un financement dégressif et des remboursements plus importants pour les déciles de niveaux de vie les plus élevés (Figure 2). Ces résultats sur les remboursements tiennent, notamment, au contenu des paniers et à la nature des soins le plus souvent consommés par les personnes les plus défavorisées (les soins à l’hôpital), d’un côté, et à un accès aux soins permettant des prestations avec dépassements, pour les déciles élevés de niveau de vie. Ces constats attestent des enjeux des réformes et des difficultés autour du débat sur la répartition du financement des soins entre les différents financeurs.

Une régulation complexe… des enjeux importants

Dans le champ de l’assurance santé, il est difficile de concevoir qu’un marché puisse fonctionner sans une importante régulation. En effet, l’ampleur des disfonctionnements du marché est telle qu’un marché privé, sans régulation, pourrait exclure de facto un nombre important de personnes : par exemple, l’inobservabilité pour l’assureur des caractéristiques de risque d’un assuré potentiel l’empêche « d’ajuster au mieux » la tarification des contrats qu’il propose. L’assureur privé est donc contraint d’offrir un ensemble de contrats qui vont conduire les assurés à se positionner selon leurs risques estimés et, pour certains, à renoncer à souscrire une couverture « complète ». C’est le problème de l’antisélection qui empêche finalement que la totalité des contrats offrant les meilleures garanties pour tous les assurés soient signés. Les résultats de la théorie économique montrent que les personnes les plus à risques pourront souscrire des contrats qui couvrent parfaitement leurs risques pour une prime actuarielle élevée. Ceux qui ont des risques plus faibles seront en revanche limités dans leur choix et ne pourront souscrire que des contrats partiels. La réalité du marché est encore plus complexe : les personnes qui peuvent être considérées comme les plus risquées ont en effet de bonnes chances de ne pas pouvoir acquitter les primes actuarielles dont il est question du fait, d’une part, du gradient social de santé [10]6 et d’autre part, de la concentration des dépenses. En termes de concentration des dépenses par exemple, les personnes soignées pour une pathologie chronique ou ayant eu une maternité ou une hospitalisation ponctuelle, représentaient en 2012, 31 % de la population et concentraient près de 80 % de la dépense totale. Ces spécificités du bien « santé », notamment forte concentration des soins et prévisibilité du risque maladie (une part importante des dépenses n’est plus aléatoire car associée à des maladies chroniques et avérées, donc, par définition, non assurable), ont conduit pratiquement tous les pays de l’OCDE à organiser le financement d’au moins une partie des dépenses de santé par des assurances publiques universelles.

Le système de santé et notamment les modalités de son financement ont ainsi fait l’objet en France comme dans de nombreux pays, de très nombreuses réformes plus ou moins consensuelles tant les objectifs à atteindre sont antinomiques : rationalisation des dépenses de santé, égal accès à tous à des soins de bonne qualité, équité dans le financement, garantie des libertés des patients et des professionnels.

À la suite de l’instauration de la CMU (couverture maladie universelle) et de la CMU-C (couverture maladie universelle complémentaire) en 2000, de l’ACS (aide complémentaire santé) en 2004, la mise en place des « contrats responsables » en 2004 a modifié la logique des réformes précédentes en axant la régulation sur le contenu des contrats d’assurance maladie complémentaire : en contrepartie du respect d’un cahier des charges, ces contrats bénéficient d’une réduction de 7 % des taxes. Ils doivent notamment garantir au minimum la couverture des tickets modérateurs et le non-remboursement des franchises et pénalités liées au non-respect du parcours de soins. Au printemps 2015, des plafonds de remboursements ont été instaurés pour certaines dépenses (dépassements d’honoraires, forfaits des soins optiques) et la prise en charge du forfait hospitalier doit être illimitée. L’idée sous-jacente de cette régulation du contenu des contrats d’AMC est d’une part, de réduire l’hétérogénéité des contrats et, d’autre part, de limiter les effets potentiellement inflationnistes de la solvabilisation de la demande sur l’offre.

La loi de généralisation des contrats collectifs à tous les salariés, issue de l’accord national interprofessionnel sur la flexibilité du travail de janvier 2013, rebat encore les cartes en imposant à tous les employeurs d’offrir un contrat d’AMC à leurs employés indépendamment de la taille de l’entreprise depuis janvier 2016. Plus qu’un renforcement réel de l’accès à l’assurance (les salariés disposent en général de leur propre contrat), cette loi avait pour objectif d’améliorer la qualité des couvertures pour tous les salariés et la prolongation des droits à 12 mois, après une éventuelle perte d’emploi. Toutefois, il est peu probable que les nouveaux contrats collectifs soient en ligne avec ceux, le plus souvent proposés dans les plus grandes entreprises, qui existaient avant cette loi. Les conséquences les plus attendues semblent être davantage une diminution de l’hétérogénéité des contrats – par le plafonnement de certaines garanties et, dans le même temps, par la définition d’un contrat minimal (à proposer aux salariés). Même si une évaluation de cette généralisation n’a pas encore pu être réalisée, des problèmes semblent se poser : d’une part sur le marché des contrats collectifs, quelles conséquences sur l’évolution des salaires à moyen terme, ou quelle qualité des nouveaux contrats offerts par les employeurs ? Sans compter que le plafonnement de certaines garanties pourrait conduire à l’émergence potentielle d’un marché de contrats de sur-complémentaire, « non-responsables ». Sur le marché des contrats individuels, d’autre part, le renforcement de la segmentation des risques, lié à la sortie des salariés qui étaient individuellement assurés, devrait avoir un effet à la hausse sur les niveaux de primes. Ces derniers continueront de couvrir les séniors, les jeunes, les fonctionnaires et les indépendants, les chômeurs de longue durée, les inactifs, etc. Pour réduire ces effets rapidement évoqués après la promulgation de la loi, les seuils d’éligibilité à la CMU-C et à l’ACS ont été augmentés en juillet 2013 (+ 8,3 % du plafond CMU-C). Toutefois si ces relèvements bénéficient assurément à des personnes précaires, ils n’en sont pas moins sans conséquence sur les financements nécessaires au fond CMU : par exemple, la population éligible à la CMU-C en 2013 se situait entre 5,7 et 6,8 millions de personnes (entre 5 et 5,9 millions, en 2012) [10]. Notons que la loi de financement de la sécurité sociale pour 2017 a réorganisé le financement des différentes branches et, dans ce cadre, les seules ressources qui seront dorénavant affectées au fonds CMU proviendront de la TSA fondée sur le chiffre d’affaire des OCAM et, plus précisément, sur les primes des contrats d’assurance maladie.

Conclusion

Le système d’assurance maladie mixte « à la française » semble donc montrer ses limites : la duplication des coûts de gestion du risque, l’absence de lisibilité des contrats renforcée par une concurrence forte entre OCAM, et les difficultés de tarification des risques pour des opérateurs privés (données inobservables et légalement non utilisables pour la tarification des contrats santé responsables). L’organisation actuelle du financement limite également fortement les possibilités, pour les OCAM, de mettre en œuvre une régulation de l’offre efficace, par exemple, par une contractualisation entre les professionnels de santé et/ou les autres acteurs du marché (opticiens, etc.) et les organismes. Toutes ces limites sont autant de barrières à la maîtrise des dépenses de santé. Même s’il apparaît urgent de repenser l’articulation entre assurances maladie obligatoire et complémentaire dans le contexte très spécifique qu’est celui de la santé, aucune solution ne fait consensus. La réforme annoncée du « RAC 0 » (reste à charge zéro) pourrait cependant accélérer le calendrier. Depuis quelques années des scénarios sont évoqués. S’ils diffèrent souvent, beaucoup d’entre eux s’accordent sur la nécessité de mettre fin à la mixité de l’assurance. Pour Dormont et al. [13], deux scénarios sont possibles à long terme en organisant un financement des soins unifié : soit sur un mode public décentralisé, notamment pour le pilotage de l’offre de soins, soit sous la forme d’une concurrence régulée entre assureurs. Comme le souligne Geoffard [13], cette nécessaire simplification qui clarifierait les responsabilités entre financeurs et leur permettrait d’avoir un cadre pour réguler l’offre de soins, peut s’avérer extrêmement complexe à mettre en œuvre. Ainsi, même si tous s’accordent sur le fait que le coût du statu quo est très élevé, il est fort à parier que la « solution » possiblement appliquée soit une solution intermédiaire, qui préserve un rôle pour tous les protagonistes du financement des soins. L’idée, à moyen terme, serait donc potentiellement d’un découpage ou « décroisement » du panier de soins en deux paniers : un panier AMO et un panier AMC. Mais là encore, de nombreux scénarios sont possibles avec des arbitrages sur le contenu des paniers et sur les taux de remboursement des soins dans ces deux paniers. De même, faudrait-il imaginer des contenus de paniers et/ou des taux de remboursement différents pour différentes populations : enfants, ALD séniors, bénéficiaires de la CMU-C ?

De nombreuses questions sont ouvertes et les réponses ne sont pas faciles, tant les enjeux sanitaires et politiques sont importants. Le système de protection sociale et, en particulier, le système de santé, est, en France, un réel pilier de la cohésion sociale. Sa fragilité impose des réformes mais ne doit pas faire oublier sa puissance en termes de politique de redistribution, dans une économie dans laquelle les inégalités ne cessent de croître.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 Les Tribunes de la santé (2012), revue co-éditée par les Presses de Sciences Po (PFNSP) et les Éditions de Santé.
2 Incluant le financement de l’État et les organismes de base, au titre de la couverture maladie universelle complémentaire.
3 À l’automne 1991, les mutuelles par l’intermédiaire de leurs fédérations se sont résignées, après des débats houleux, à accepter l’intégration aux directives européennes de troisième génération, considérant que les arguments en faveur de cette décision l’emportent désormais.
4 Y compris le ticket modérateur d’ordre public dont les bénéficiaires de la CMUC sont donc exonérés.
5 En France, un individu est considéré comme pauvre lorsque l’ensemble de ses revenus mensuels sont inférieurs à 840 ou 1 000 euros (Insee, données 2014) en fonction de la définition du seuil de pauvreté retenue (à 50 % ou 60 % du niveau de vie médian).
6 Tous les indicateurs – que ce soit l’état général de santé déclaré, la mortalité, la mortalité prématurée, l’espérance de vie, la morbidité déclarée ou mesurée, ou le recours aux soins – font apparaître un gradient selon la catégorie professionnelle ou le niveau d’études : on observe une diminution graduelle du risque tout au long de la hiérarchie sociale, sans aucun effet de seuil. Ce phénomène est connu sous le terme de « gradient social de santé ».
References
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