En 2017, des scientifiques et des citoyens ont affirmé le rôle et l’importance de l’activité scientifique pour les sociétés humaines, en participant, le 22 avril, à des « marches pour les sciences » [1] (→), les sciences, et non la science, pour signifier des formes très différentes de connaissance, celle de la preuve, apportée par la médecine ou la biologie, comme celle associée au « regard éloigné » de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, par exemple [2, 3]. Au-delà de la critique des mesures prises par Donald Trump sur l’exploitation des ressources minières et sa politique à l’égard du changement climatique1,, l’enjeu de telles marches est crucial. Pourquoi Trump cible-t-il en effet ainsi le monde de la recherche ? Comme l’écrivent les signataires de la tribune parue dans le journal Le Monde « … Pour la même raison qu’il cible le journalisme d’investigation : les scientifiques comme les journalistes utilisent une méthode basée sur la collecte, la vérification et l’analyse des faits. Impossible pour eux de souscrire à la fabrication pure et simple et à l’utilisation de pseudo-faits (« alternative facts ») et de « post-vérités ».1
(→) Voir m/s n°5, mai 2017, page 459
Pour appréhender cet enjeu, tenons-nous en à une question : de quelle manière l’activité scientifique peut-elle être mise en cause, une fois écartée l’hypothèse de « méconduites de recherche » [4] (→).
(→) Voir l’Éditorial de P. Corvol, m/s n° 8-9, août-septembre 2017, page 689
On peut tout d’abord avancer que les résultats scientifiques sont par nature « relatifs », au sens où ils dépendent des circonstances de leur fabrication, de la structure de l’esprit humain, des conditions techniques et matérielles de la science, etc. Cet argument est, en quelque sorte, appliqué à l’activité scientifique, celui que Pascal énonce dans sa célèbre formule « vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » [5]. Adopter un tel argument, c’est ne pas comprendre – ou ne pas vouloir comprendre – en quoi consiste l’activité scientifique. On peut certes qualifier ses résultats de « relatifs », mais en un tout autre sens que celui suggéré par la formule pascalienne. Françoise Balibar, physicienne et historienne des sciences, rappelle que le terme de relativité s’applique à la science pour signifier qu’elle saisit des relations, et ce, « par un acte délibéré et fondateur, celui par lequel Galilée a créé une physique mathématique » [6]. D’où la colère du philosophe Henri Bergson, au début du siècle dernier. Selon lui, la théorie einsteinienne était particulièrement mal nommée, car susceptible d’induire l’idée d’une connaissance relative au sens de la formule pascalienne, alors qu’elle visait « une représentation mathématique des choses qui soit indépendante du point de vue de l’observateur » [7].
La mise en cause de l’activité scientifique peut reposer sur un second argument, qui consiste à dénoncer les modalités de l’élaboration du savoir : échantillon ou population mal constitué(e), mauvaise méthode, expérimentation non probante, instruments d’observation inappropriés, etc. Cet argument mérite un examen d’autant plus soutenu qu’il est aujourd’hui au cœur des stratégies mises en œuvre pour dénoncer certains résultats scientifiques. De telles stratégies doivent être abordées, selon l’historien Robert N. Proctor, sous l’angle de l’agnotologie : c’est-à-dire qu’elles visent à produire de l’ignorance [8–10]. Dans cette histoire de la « fabrique du doute », qui passe par exemple par la destruction méthodiquement orchestrée de la réputation des scientifiques dont les travaux concluent à tel ou tel risque pour la santé, le cas du tabac constitue un exemple clé car il est le premier en date à être documenté par l’analyse d’archives d’entreprises privées. Deux historiens des sciences, Naomi Oreskes et Erik M. Conway, ont ainsi examiné la « trouvaille » de l’industrie du tabac qui consiste à dénoncer la science, en raison du caractère révisable de ses résultats [11].
Contre cet argument, Naomi Oreskes et Erik M. Conway soulignent la contradiction qu’il y a à juger comme suspecte l’incertitude d’une connaissance scientifique, alors que cette connaissance a pour caractéristique d’être constamment soumise à l’évaluation et à la discussion, et à être complétée et remaniée. Dès lors, il n’y a pas à s’inquiéter de cette dimension, mais à être le plus scrupuleux possible dans ses choix : d’objets et de seuils, de population incluse dans une étude, du lieu éventuel de l’étude, de méthode, et de processus expérimentaux. Il en va, comme le souligne la philosophe des sciences Kristin Shrader-Frechette, d’une forme de responsabilité qui est à la fois épistémique, éthique et politique [12–15].
La spécialisation scientifique est telle aujourd’hui qu’il conviendrait sans doute d’analyser de façon sectorielle, science par science, la portée de ces deux arguments et la réponse qui leur est donnée. Mais le niveau de généralité sur lequel nous nous sommes ici situés montre que la mise en cause de l’activité scientifique relève d’une stratégie argumentative qui, quoique grossière, est bien rodée. Une telle mise en cause doit être prise au sérieux : il n’est pas innocent de faire preuve de scepticisme à l’égard de la science. À un scepticisme qui s’attache à dénoncer la folie des chercheurs et les erreurs scientifiques [16], on préfère le scepticisme du sociologue des sciences Robert King Merton : un scepticisme interne à la pratique scientifique, un outil de travail qui consiste à effectuer un retour critique sur des hypothèses et des modalités de preuve [17]. Les marches pour les sciences sont donc tout sauf d’anodines promenades de santé : contre certaines formes de scepticisme, il faudra marcher de nouveau.