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Med Sci (Paris). 33(10): 905–908.
doi: 10.1051/medsci/20173310024.

Chroniques génomiques - Cancer : les trois époques de la médecine personnalisée

Bertrand Jordan1*

1UMR 7268 ADÉS, Aix-Marseille, Université/EFS/CNRS, Espace éthique méditerranéen, hôpital d’adultes la Timone, 264, rue Saint-Pierre, 13385Marseille Cedex 05, France ; CoReBio PACA, case 901, parc scientifique de Luminy, 13288Marseille Cedex 09, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Marqueurs biologiques tumoraux, Analyse de profil d'expression de gènes, Régulation de l'expression des gènes tumoraux, Génomique, Histoire du 20ème siècle, Histoire du 21ème siècle, Humains, Oncologie médicale, Analyse sur microréseau, Thérapie moléculaire ciblée, Tumeurs, Médecine individualisée, Pronostic, génétique, histoire, méthodes, tendances, diagnostic, thérapie

 

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S’il est un domaine dans lequel l’irruption de la génomique a produit de profonds bouleversements et suscité de grands espoirs, c’est bien celui de la cancérologie. Depuis l’obtention de la première séquence de l’ADN humain au tout début de notre siècle, l’emploi des nouveaux outils de la biologie à grande échelle s’est largement développé, d’abord avec les profils d’expression à visée pronostique ou prédictive, puis avec l’analyse de plus en plus poussée du génome des tumeurs visant à permettre l’emploi de thérapies ciblées. Une troisième vague enfin, moins directement liée à l’analyse à grande échelle, mais rendue possible par les progrès sur un large front de nos connaissances en immunologie, voit actuellement différentes immunothérapies remporter des succès significatifs. Il est évidemment exclu de traiter un aussi vaste sujet dans le cadre d’une chronique, mon objectif est d’en donner une vision impressionniste en insistant sur les évolutions et leur rapidité. On se limitera ici aux travaux à visée thérapeutique et aux altérations somatiques (donc sans envisager les cancers héréditaires).

Puces à ADN et profils d’expression

Les puces à ADN (ou microarrays), apparues en 1995, ont constitué une des toutes premières techniques à grande échelle en biologie, permettant dès le début des années 2000 l’analyse du niveau d’expression de l’ensemble des gènes humains dans un échantillon de tissu (une biopsie) par hybridation de l’ARN extrait avec des segments d’ADN disposés en très grand nombre sur un support de petites dimensions. En cancérologie, l’objectif était de caractériser les tumeurs par leur profil d’expression, a priori plus révélateur de leur fonctionnement intime qu’un examen au microscope, et d’en tirer des renseignements de nature pronostique (quelle est l’évolution probable de cette tumeur ?) ou, mieux, prédictive (tel traitement va-t-il être efficace ?). Après quelques tâtonnements et mises au point, tant pour la réalisation des mesures que pour leur interprétation statistique, des résultats fiables ont été obtenus, notamment pour le cancer du sein où l’un des besoins cliniques non résolus concernait la décision de chimiothérapie après résection pour les (très nombreux) cas intermédiaires du point de vue clinique. Publiés en 2002 [1] et 2004 [2], ces travaux ont été à la base de deux tests commerciaux, Mammaprint et Oncotype (ce sont les principaux, il en existe de nombreux autres), mis sur le marché dès le milieu de la décennie et largement utilisés (surtout le deuxième). Notons cependant que les résultats finaux des essais cliniques lancés pour vérifier leur pertinence (respectivement MINDACT1, et TAILORx2) n’ont été obtenus que tout récemment (voir par exemple [3]). Il a ainsi fallu plus de dix ans pour que soit reconnue à ces tests une réelle utilité clinique et qu’ils soient introduits dans les recommandations officielles. Il existe à l’heure actuelle plus d’une centaine de tests à visée oncologique reposant sur la mesure de l’expression d’une série de gènes dans un échantillon de tumeur, et censés fournir des indications sur divers cancers (sein, prostate, rein, etc.). Certains d’entre eux ont fait la preuve de leur pertinence, mais la plupart ne constituent qu’une aide au diagnostic et ne sont pas largement utilisés car ils sont onéreux (souvent plusieurs milliers d’euros) et leur utilité clinique n’est pas (encore…) prouvée. En fait, à partir de 2007/2008, l’attention s’est largement reportée sur le séquençage de l’ADN de tumeurs.

Séquençage et thérapies ciblées

Les nouvelles techniques de séquençage d’ADN à haut débit, apparues en 2005, se sont rapidement répandues et, en quelques années, ont ramené le coût de la lecture d’un génome humain à quelques milliers d’euros. En parallèle, les progrès de la recherche aboutissaient à caractériser, pour de nombreux cancers, les mutations responsables du caractère tumoral des cellules, et l’industrie pharmaceutique mettait au point des molécules agissant sur l’anomalie correspondante, constituant ainsi une thérapie ciblée, efficace en principe car s’attaquant directement à la cause de la tumeur3. À partir de là, il était possible de concevoir une nouvelle approche, dite de « médecine de précision », reposant sur le séquençage de la tumeur, l’analyse bioinformatique de cette séquence pour identifier l’anomalie causale (ou driver) responsable du cancer, et l’emploi d’une thérapie ciblant cette anomalie. De nombreuses équipes ont testé la faisabilité de cette approche, en employant différentes tactiques de séquençage (analyse ciblée sur quelques dizaines ou centaines de gènes, ou séquençage de l’ensemble des séquences codantes [exome], et plus rarement séquençage de l’ensemble de l’ADN) et différentes approches bioinformatiques pour analyser les résultats, identifier l’anomalie vraisemblablement responsable (driver mutation) et indiquer (s’il existe) le médicament susceptible d’être efficace [4, 5] ().

(→) Voir la Chronique génomique de B. Jordan, m/s n°2, février 2015, page 214

Il s’est effectivement avéré possible de mettre en œuvre ce schéma, qui suppose une importante modification dans l’organisation des soins (rôle fortement accru du diagnostic, nécessité de dialogue approfondi entre cliniciens, biologistes et bioinformaticiens). De multiples obstacles doivent être surmontés, notamment la nécessité d’une analyse exhaustive des données de séquence tenant compte de toutes les données d’une littérature en constante évolution. On arrive aujourd’hui, dans environ la moitié des cas, à identifier une mutation de type driver et à laquelle est associée une thérapie ciblée (actionable mutation). Reste encore à obtenir le médicament correspondant, et à être autorisé à l’employer pour un type de cancer qui n’est pas nécessairement celui pour lequel la molécule a été approuvée. Une étude récente [6] montre, par exemple, que sur mille patients soumis au séquençage, moins de deux cents ont pu finalement être traités – et que seule une vingtaine a présenté une réponse objective au traitement. En fait, il n’existe pas à l’heure actuelle de preuve formelle (fondée sur un essai randomisé en bonne et due forme) que cette médecine de précision améliore les résultats cliniques, même s’il semble logique que ce soit le cas et si différents résultats anecdotiques vont dans ce sens. Il faut noter aussi qu’en tout état de cause les réponses aux thérapies ciblées ne sont généralement pas durables et que, après moins d’une année, la tumeur devient résistante à l’agent utilisé. Ceci est lié à l’hétérogénéité des tumeurs, qui contiennent presque toujours plusieurs populations de cellules correspondant à différents génotypes. La thérapie ciblée élimine la population principale, mais certains clones minoritaires ne portant pas l’anomalie ciblée se multiplient alors et provoquent la rechute. Enfin le coût des traitements ciblés (souvent de l’ordre de 50 à 100 000 euros pour une cure) est très élevé par rapport à leur effet qui se limite en général à un gain de survie de quelques mois [7]…

Au total, on constate que l’approche du traitement des cancers par séquençage et thérapie ciblée s’est avérée praticable (au prix d’importants investissements, et de profonds changements organisationnels). Cette approche a pu améliorer la durée de survie mais – sauf exception – n’a pas à ce jour révolutionné le pronostic des cancers.

Immuno-oncologie, pour de bon cette fois ?

L’espoir de combattre le cancer en stimulant les défenses immunitaires du patient n’est pas nouveau, mais les espoirs suscités dans le passé avaient jusqu’ici été déçus. Depuis quelques années, la donne a changé et nous sommes actuellement au milieu d’une véritable révolution thérapeutique, présentée dans un récent éditorial de notre revue [8] ().

(→) Voir l’Éditorial de S. Champiat et J.C. Soriat, m/s n° 6-7, juin-juillet 2017, page 563

On peut vraiment cette fois parler de révolution dans la mesure où l’on observe parfois ce qui ressemble fort à des guérisons, des survies de plusieurs années et qui se poursuivent actuellement pour des cancers de très mauvais pronostic comme le mélanome métastatique. Cette révolution est, de plus, multiforme puisqu’elle peut passer par l’inhibition des points de contrôle (PD-1, programmed cell death protein 1, CTLA-4, cytotoxic T lympohocyte associated 4, ou autres) mais aussi par des stratégies vaccinales ou par l’emploi de lymphocytes du patient modifiés pour exprimer un récepteur dirigé contre un antigène tumoral (CAR-T, chimeric antigen receptor T cells) [9] ().

(→) Voir l’Éditorial de J.L. Teillaud, m/s n° 8-9, août-septembre 2015, page 707

Ces thérapies sont personnalisées grâce à la prise en compte du niveau d’expression de la protéine PD-1 dans le premier cas, à la définition d’antigènes tumoraux dans le deuxième, elles le sont par nature dans le troisième. Dans nombre de cas on observe des résultats spectaculaires, même si seule une partie des patients en bénéficie et si des effets secondaires parfois dramatiques rappellent qu’on ne touche pas impunément au système immunitaire.

Ce domaine est actuellement en plein essor, tant du point de vue de la recherche fondamentale que des essais cliniques (on estime qu’actuellement près de 1 000 essais concernant les immunothérapies sont en cours [10]). Il reste beaucoup de choses à comprendre, notamment les raisons pour lesquelles seule une partie des patients répond à ces traitements, reste aussi à définir comment associer immunothérapie et autres traitements. Les succès actuels ont été rendus possibles par les grands progrès de nos connaissances sur les déterminants de la réaction immunitaire (notamment sur les lymphocytes T), mais ils font toucher du doigt tout ce qui reste à élucider dans le ballet de cellules qui se joue dans l’environnement d’une tumeur. L’industrie pharmaceutique est très active sur le versant clinique, chaque acteur développe son inhibiteur de point de contrôle (voir [8]), et les rachats de biotechs ayant développé une approche prometteuse mettent en jeu des centaines de millions d’euros ou de dollars… C’est que, pour ces firmes, il s’agit là de futurs blockbusters dont le marché se compte en milliards de dollars4.

Des évolutions très rapides, une mise en œuvre délicate

On ne peut qu’être frappé par la rapidité des évolutions. Alors que les essais cliniques visant à évaluer l’utilité clinique des tests de diagnostic par mesure d’expression n’étaient pas terminés, de très nombreuses équipes s’attelaient déjà à mettre en place des schémas de « médecine de précision » reposant sur le séquençage partiel ou complet de l’ADN tumoral, suivi – quand c’est possible – d’une thérapie ciblée. Ces schémas, qui impliquent une profonde réorganisation d’une activité traditionnellement structurée par organe en donnant maintenant la priorité à la prise en compte de la mutation, sont aujourd’hui opérationnels, mais un peu décevants tant du point de vue du nombre de patients effectivement traités que des résultats cliniques. Et, entre-temps, les thérapies de type immunitaire ont fait la preuve d’une réelle efficacité (même si elle ne concerne encore que certains cancers et certains patients), allant parfois bien au-delà d’une simple prolongation de la survie. Elles suscitent de très nombreux essais et représentent un progrès très significatif, d’autant que l’espoir existe de les rendre assez généralement applicables en les combinant à d’autres approches (radiothérapies ou thérapies ciblées [11]) ().

(→) Voir la Synthèse de A. Hanoteau et al., m/s n° 4, avril 2016, page 353

Il reste à voir dans quelle mesure les malades vont pouvoir bénéficier de ces progrès, car l’accès à ces traitements pose problème.

En effet, les médicaments ciblés et, plus encore, les immunothérapies sont commercialisés à des tarifs très élevés. Un inhibiteur de point de contrôle, par exemple un anticorps monoclonal dirigé contre la molécule CTLA-4, coûte environ 120 000 $ par cure (quatre injections de 200 mg), alors que le coût de fabrication du produit ne dépasse vraisemblablement pas quelques milliers de dollars pour la quantité nécessaire à une cure. Bien entendu, l’entreprise doit amortir ses dépenses de recherche et dégager un profit pour ses actionnaires, mais, si le marché est grand, elle va réaliser de très importants bénéfices… et mettre en grande difficulté le système de santé ou (aux États-Unis) les finances des patients5,. Tant que ce traitement s’adressait à des cancers rares (comme le mélanome métastatique), il restait possible d’en assumer le coût au niveau de la collectivité ; mais les indications ne cessent de s’élargir (notamment pour le cancer du poumon non à petites cellules) et aucune baisse des prix n’est en vue. À l’heure actuelle, aucune solution satisfaisante n’apparaît pour ce problème dont l’acuité ne fait que s’accentuer [7]. Au Royaume-Uni, le National Institute for Health and Clinical Excellence (NICE) calcule le coût du traitement correspondant à une année de vie supplémentaire (QUALY, quality-adjusted life-year) et approuve ou non sa prise en charge, éventuellement après négociation d’un rabais avec le fournisseur6 [12]. C’est une forme de rationnement, qui présente l’avantage d’être relativement rationnelle et transparente, et qui permet d’exercer une certaine pression sur les entreprises pharmaceutiques, mais qui n’en est pas moins difficile à accepter pour les malades…

Les nouveaux moyens de la génomique ont donc autorisé des avancées considérables dans la connaissance des mécanismes du cancer et provoqué d’importants changements de perspective ; on ne peut pas encore dire que la « Guerre contre le cancer » ait été gagnée, mais des progrès significatifs ont eu lieu comme en témoigne la baisse générale de la mortalité pour quasiment tous les cancers [13] ().

(→) Voir la Chronique génomique de B. Jordan, m/s n° 12, décembre 2016, page 1139

Reste que ces nouvelles données ont aussi révélé la très grande complexité des mécanismes mis en jeu dans la cancérogenèse et la diversité des approches à mettre en œuvre pour éliminer les cellules tumorales ; reste aussi que la manière dont les grandes entreprises pharmaceutiques ont apporté et organisé leur contribution à ces progrès [14] leur permet aujourd’hui d’imposer des prix qui semblent socialement insoutenables [7].

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 Microarray In Node-negative and 1 to 3 positive lymph node Disease may Avoid ChemoTherapy
2 Trial Assigning IndividuaLized Options for Treatment (Rx)
3 Comme par exemple le géfitinib (Iressa®) qui inhibe une tyrosine kinase liée au récepteur EGFR (epithelial growth factor receptor) et surexprimée notamment dans certains cancers du poumon non à petites cellules.
4 Le chiffre d’affaires actuel des immunothérapies est proche de 10 milliards de dollars ; il est estimé à 50 milliards dans un futur proche [10].
5 Qui, même s’ils sont assurés, ont un reste à charge très significatif pour les traitements coûteux. Le taux de faillite personnelle est près de trois fois plus élevé chez ces patients que dans la population générale [7].
6 L’approbation par NICE suppose un coût par QUALY inférieur à 50 000 £ (environ 55 000 €).
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