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Med Sci (Paris). 33(5): 543–547.
doi: 10.1051/medsci/20173305019.

Coercition et perte d’agentivité

Emilie A. Caspar1*

1Université libre de Bruxelles, avenue F.-D. Roosevelt, 50, CP 191, 1050, Bruxelles, Belgique
Corresponding author.
 

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Toutes les sociétés humaines tiennent les individus pour responsables de leurs propres actions. Ceci implique que chaque individu a pu délibérément choisir la manière dont il allait agir au moment de l’acte. Cette apparente autonomie individuelle apparaît s’opposer aux contraintes qu’imposent ces mêmes sociétés, notamment à travers leur structure sociale et hiérarchique. La responsabilité individuelle est donc tiraillée entre autonomie et contrainte sociétale, d’autant plus dans des situations dans lesquelles l’ordre reçu est jugé comme moralement inacceptable. Comment un individu, avec sa propre responsabilité morale, va-t-il réagir à ce type d’ordre, est donc d’une importance considérable.

La recherche expérimentale, notamment les travaux menés par le psychologue social Stanley Milgram dans les années 1960, a montré à quel point le fait de recevoir des ordres émanant d’une hiérarchie peut influencer le comportement des individus [1,2]. Imaginez-vous dans la situation suivante : vous prenez connaissance d’une annonce qui vous invite à participer à une étude scientifique conduite à l’université de Yale en échange d’une gratification de 4,50 dollars (ce qui représentait une somme intéressante à l’époque). L’objectif annoncé de l’étude était une meilleure compréhension de la mémoire, et plus particulièrement, de l’effet de la punition sur le processus d’apprentissage. Vous vous portez volontaire et, le jour de l’expérience, vous faites la connaissance d’un autre volontaire présent dans la salle. Il vous est expliqué que l’un de vous sera l’élève et que l’autre sera le professeur, et qu’un tirage au sort déterminera vos rôles respectifs. Vous tirez le rôle du professeur et l’on vous informe que votre tâche sera de vérifier que l’élève a bien appris une liste de paires de mots. S’il se trompe, vous devrez lui envoyer une décharge électrique qui augmente en intensité à chaque mauvaise réponse. Les décharges vont de 15 volts à 450 volts, ce qui, conformément à ce qui est indiqué sur le tableau en face de vous, correspond à des chocs variant de léger à extrêmement dangereux, voire létal. L’élève est attaché à une chaise reliée à une machine délivrant le choc électrique. Il indique qu’il a souffert, dans le passé, de problèmes cardiaques mais l’expérimentateur vous assure que cela ne représente pas un problème. L’élève est laissé là et vous êtes conduit dans la pièce adjacente afin de commencer l’expérience. Au début, l’élève est plutôt bon, mais rapidement il se met à commettre des erreurs, ce qui vous contraint à infliger des décharges, de plus en plus fortes. La question est la suivante : jusqu’où iriez-vous ?

Stanley Milgram [2] posa cette question à trois groupes de personnes : des psychiatres, des étudiants et des adultes n’appartenant à aucune de ces catégories et présentant un profil professionnel très varié. Les trois groupes rapportèrent qu’ils s’arrêteraient lorsque la charge atteindrait 150 volts et aucun ne dit pouvoir atteindre le niveau maximum. Pourtant, en situation réelle, les résultats observés par Milgram (sur des personnes n’ayant pas participé à cette première enquête fondée sur un questionnement) furent bien différents. En dépit du fait qu’ils pouvaient entendre les cris de douleurs et les supplications émises par l’élève, plus de 60 % des participants poursuivirent l’expérience jusqu’à la fin en administrant le voltage maximal, même lorsque les cris firent place à un silence inquiétant. Aucun ne s’arrêta avant 300 volts.

Afin d’identifier les facteurs déterminant le degré d’obéissance des individus dans un tel scénario, Stanley Milgram conduisit toute une série de variantes à cette situation expérimentale [2]. Ainsi, lorsque l’expérimentateur (dirigeant l’étude) n’était pas présent dans la pièce et donnait ses ordres par téléphone, ou que les ordres étaient donnés par un individu « ordinaire » (ne représentant pas l’autorité de l’expérimentateur), le taux d’obéissance chuta avec respectivement 20,5 % et 20 % des volontaires qui obéirent jusqu’à la fin de l’expérience. À l’inverse, lorsque le sujet « ordinaire » était occupé, au cours de l’expérience, à accomplir des tâches secondaires et qu’il n’intervenait pas dans l’administration directe des chocs, 92,5 % des individus continuèrent jusqu’à la fin du processus. Les expériences de Stanley Milgram [1, 2] ont profondément modifié notre vision du comportement humain dans un contexte coercitif en rapportant plusieurs conditions sociales sous lesquelles la coercition exerce une influence sur le comportement humain. Néanmoins, la question centrale de savoir comment la coercition influence les comportements moraux restait sans réponse.

L’une des méthodes les plus adaptées pour tenter d’apporter une réponse à cette question est de se centrer sur l’individu, au moment-même où l’acte est commis, afin de mieux comprendre son ressenti subjectif et la manière dont les éléments qui l’entourent sont traités à un niveau neural. La question de ce que ressentent les individus au moment de l’acte, dans tel ou tel contexte, se rapporte directement à la question de la conscience, et plus particulièrement, au sentiment d’être auteur de ses actes, communément appelé sens de l’agentivité.

Pour mesurer le sentiment subjectif d’être l’auteur de ses propres actions, il existe différentes méthodes. La plus évidente consiste simplement à demander aux participants s’ils pensent être l’auteur de telle ou telle action. C’est ce que l’on appelle un jugement explicite d’agentivité. Le problème majeur, lorsqu’il est demandé à des individus de poser un jugement de manière explicite sur leurs actions, est qu’ils ont tendance à diminuer leur implication lorsqu’un évènement négatif survient, et à l’augmenter si l’évènement en question est très positif [3, 4]. D’autres méthodes ont donc été appliquées, notamment celles fondées sur la chronométrie mentale. Haggard, Clark et Kalogeras [5] ont proposé d’évaluer la perception par les participants de la notion de temps en leur demandant d’estimer le nombre de millisecondes qui se sont écoulées entre le moment où ils ont appuyé sur un bouton et le moment où la conséquence de leur action (par exemple la production d’un son) est survenue. Bien que les intervalles de temps utilisés soient exactement les mêmes, les participants estiment que le délai temporel entre leur action et sa conséquence (le son) est plus court dans une situation où ils ont volontairement produit l’action, en comparaison avec une condition dans laquelle le mouvement de leur doigt a été dirigé par une source externe qui peut être, par exemple, un courant délivré à l’aide d’une stimulation magnétique transcrânienne (TMS) au niveau du cortex moteur, ou une personne qui a conduit leur doigt en leur faisant, de ce fait, réaliser involontairement le mouvement. En d’autres termes, le fait de faire une action volontaire modifie votre perception du temps qui passe, en le faisant paraître plus court.

Nous avons utilisé cette méthode pour étudier le sens de l’agentivité dans un contexte de coercition. Recevoir des ordres est une situation particulière : c’est l’individu qui réalise l’action, il est donc conscient d’en être l’auteur, mais une personne lui en a donné l’ordre. L’intentionnalité de l’acte n’est donc pas entièrement comparable à une situation dans laquelle ce même acte aurait été réalisé complètement volontairement, sans influence externe quelconque.

Dans le schéma expérimental que nous avons développé [6], deux participants étaient, à tour de rôles, soit « agent », soit « victime ». Cette rotation était importante d’un point de vue éthique, tant par souci de réciprocité et de transparence, que par souci d’équité. L’agent avait deux boutons situés en face de lui sur lesquelles il devait appuyer. S’il appuyait sur celui de gauche, il administrait une pénalité financière (0,05 livres) à la victime et recevait cette même somme d’argent pour lui-même. S’il appuyait sur la touche de droite, aucune pénalité financière n’était administrée et l’agent ne gagnait pas d’argent (Figure 1A). Les participants étaient indemnisés à la fin de l’expérience selon les actions réalisées. Dans l’une des conditions expérimentales, l’agent était complètement libre de choisir sur quelle touche appuyer, et cela, au cours de 60 essais. Dans une autre condition, ayant le même nombre d’essais, l’expérimentateur lui ordonnait, ou non, d’infliger cette pénalité financière à la « victime » (Figure 1B). Dans un second groupe, composé de nouveaux participants, la procédure a été répliquée mais la sanction infligée à la « victime » n’était plus financière mais physique. Dans ce cas, si l’agent décidait d’appuyer sur la touche de gauche, un choc électrique était infligé à la victime par des électrodes placées sur sa main gauche et il recevait 0,05 livres. Le choc ressenti par la victime était douloureux mais adapté à son propre seuil de douleur. En effet, avant de débuter l’expérience, le seuil de douleur que chaque participant pouvait supporter a été déterminé, celui-ci ne variant plus durant toute l’expérience. À chaque appui sur une touche, un son était émis, après un intervalle aléatoire de 200, 500 ou 800 ms après l’appui. Les participants devaient rapporter leur réponse par écrit. Ces trois délais ont été utilisés pour donner une impression de variabilité aux participants afin de les motiver à réaliser la tâche d’estimation du temps le mieux possible. Nous avions dit aux participants que les intervalles varieraient aléatoirement entre 1 milliseconde et 1 000 millisecondes. Leur tâche était de tenter d’estimer le plus précisément l’intervalle de temps qui s’était écoulé entre leur action et le son qui en résultait. Dans les essais impliquant un choc électrique, celui-ci était appliqué exactement au même moment que le son était entendu afin de ne pas créer un biais perceptuel. Cet intervalle de temps perçu entre l’action et le son a été ensuite utilisé comme un marqueur implicite du sentiment de contrôle envers les conséquences de l’action [5, 7, 8], et donc comme un marqueur indirect du sentiment d’agentivité.

Les résultats de cette première étude ont montré que le fait de suivre des ordres augmentait l’intervalle de temps perçu entre l’action et le son, en comparaison avec le libre choix de l’action effectuée (Figure 2). Selon les interprétations de Haggard et ses collaborateurs [5], les résultats que nous avons obtenus suggèrent que les participants avaient un sentiment d’agentivité réduit lorsqu’ils recevaient l’ordre de réaliser ces actions, en comparaison avec le fait d’être libre d’effectuer ces mêmes actions, et que cela ne dépendait pas du fait d’infliger ou non une sanction (financière ou physique). Ainsi, même lorsque les participants recevaient l’ordre de ne pas infliger une douleur à l’autre personne, et donc de réaliser une action moralement acceptable, leur sentiment implicite d’être l’auteur de cette action était néanmoins réduit dans la condition coercitive. Il a été intéressant de constater que cet effet n’était pas modifié si l’on prend en compte le nombre de sanctions administrées librement par l’agent à la victime (qui variait de 0/60 à 60/60). Par ailleurs, dans la condition coercitive, le fait que l’expérimentateur ordonne d’infliger 50 ou 30 pénalités sur les 60 essais n’a pas eu non plus d’influence. Enfin, aucun trait de personnalité, mesuré à l’aide de questionnaires quelques jours avant l’expérience, ne modifiait cet effet.

Dans une seconde expérience impliquant de nouveaux participants, le paradigme utilisant une douleur physique a été utilisé mais cette fois, l’activité électrique cérébrale des agents a été enregistrée à l’aide d’un électroencéphalogramme afin d’évaluer la manière dont le cerveau traitait les informations reçues dans un contexte coercitif en comparaison avec un contexte de libre-choix. Deux conditions expérimentales, dites conditions « contrôles », ont été également appliquées afin de mieux comprendre l’effet. Dans la condition active, les participants appuyaient librement sur l’une des deux touches mais celles-ci n’avaient aucun effet sur la victime. Dans la condition passive, l’expérimentateur appuyait sur les doigts de l’agent pour lui faire presser la touche. Les participants ont été soumis à ces quatre conditions expérimentales, l’une après l’autre, dans un ordre pseudo-aléatoire. Comme dans la première expérience, un son était émis après chaque appui sur l’une des deux touches, qu’importe que cette touche soit associée ou non à un choc, et l’amplitude de l’onde auditive N1, un potentiel évoqué négatif, qui apparaît entre 80 et 120 ms après l’apparition d’un stimulus auditif, a été mesurée (Figure 3A). La comparaison de l’amplitude de la N1 selon les différentes conditions expérimentales permettait d’évaluer les ressources allouées par le cerveau pour traiter le stimulus auditif [9]. Les résultats ont montré que la réponse neurale de l’agent était atténuée lorsqu’il recevait l’ordre d’effectuer une action, qu’il s’agisse d’infliger une douleur physique ou non (Figure 3B). Aucun des facteurs contrôlés évoqués plus haut n’influençait les résultats. Il semble donc que lorsqu’un individu accepte de se soumettre à un ordre, qu’importe la raison pour laquelle il obéit, les mécanismes comportementaux et neuraux sont identiques.

Il a été intéressant de constater que la réponse neurale était davantage atténuée par l’effet psychologique de recevoir l’ordre d’exécuter une action (condition coercitive) que par l’effet physique d’avoir quelqu’un qui appuie sur le doigt pour faire réaliser l’action (condition passive, Figure 3C ). Ce résultat pourrait résulter d’une adaptation neurale à l’ordre donné ayant pour origine l’apprentissage de l’obéissance (aux parents, professeurs ou à la société en général). Milgram ([2], p. 157) mentionnait que « l’harmonie interne est assurée quand tous ses membres acceptent le statut qui leur est assigné ». Il n’est donc pas inconcevable que cet apprentissage ait modifié la manière dont notre cerveau réagit et traite les informations lorsqu’un ordre auquel nous acceptons de nous soumettre est donné, permettant ainsi une adaptation à la vie sociale. Une situation dans laquelle l’action est dirigée (appui sur le doigt par l’expérimentateur) est beaucoup moins fréquente et n’a pas d’influence sur l’avenir de la société.

Conclusion

Lorsque l’ordre de réaliser une action nous est donné et que nous nous y soumettons, le cerveau humain entrerait donc dans une sorte de « mode passif » tant sur le plan du ressenti subjectif que sur le plan électrophysiologique. Stanley Milgram [2] avait suggéré que lorsqu’ils obéissent à une autorité, les individus perdent leur sentiment d’autonomie et d’indépendance. Il proposa le terme d’« état agentique » pour décrire ce phénomène. L’expérience que nous avons relatée était différente de celle de Milgram, en particulier en ce qui concerne la réciprocité des rôles, la douleur réelle mais calibrée pour chacun des participants, l’application d’une condition dans laquelle les participants choisissent la touche sur laquelle appuyer sans intervention externe, et la pleine connaissance par ces participants du paradigme expérimental. Tous ces éléments pourraient avoir, au moins partiellement, préservé une certaine forme de responsabilité de l’agent. Il est donc envisageable que dans une situation expérimentale comme celle proposée par Milgram, ce « mode passif » soit encore plus marqué.

Un dernier commentaire mérite une attention particulière. Il ne faut pas oublier que certains individus refusent de se soumettre à des ordres qu’ils jugent immoraux. Cela s’est vu à de nombreuses reprises au cours de l’histoire, tout comme dans les expériences de Stanley Milgram [2]. Dans quelles conditions ces personnes qui, tout en sachant les risques qu’elles encourent, font-elles primer la morale et refusent-elles de se soumettre à un ordre reçu ? Ont-elles un sentiment accru d’être entièrement responsable de leurs actes ? Chaque facteur influençant le sentiment de responsabilité et d’agentivité des individus doit être étudié afin que la société puisse proposer des solutions efficaces, tant pour sa propre protection que pour celle de ses membres. Ce n’est qu’après avoir accompli ce travail que nous serons en mesure de nous engager vers une voie nouvelle : apprendre à nous sentir responsable de nos actes, qu’importe le contexte.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

References
1.
Milgram S. Behavioral study of obedience . J Abnorm Psychol. 1963; ; 67 : :371.–378.
2.
Milgram S. Soumission à l’autorité : un point de vue expérimental . Paris: : Calmann-Lévy; , 1974 : 270 p.
3.
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4.
Zuckerman M. Attribution of success and failure revisited, or: The motivational bias is alive and well in attribution theory . J Personality. 1979; ; 47 : :245.–287.
5.
Haggard P, Clark S, Kalogeras J. Voluntary action and Conscious awareness . Nat Neurosci. 2002; ; 5 : :382.–385.
6.
Caspar EA, Christensen JF, Cleeremans A, Haggard P. Coercion changes the sense of agency in the human brain . Curr Biol. 2016; ; 26 : :585.–592.
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Moore JW, Middleton D, Haggard P, Fletcher PC. Exploring implicit and explicit aspects of sense of agency . Conscious Cogn. 2012; ; 21 : :1748.–1753.
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Wenke D, Haggard P. How voluntary actions modulate time perception . Exp Brain Res. 2009; ; 196 : :311.–318.
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Luck S. An introduction to the event-related potential technique . MIT press; , 2005 : 416 p.