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Med Sci (Paris). 33(4): 389–392.
doi: 10.1051/medsci/20173304007.

Clarifier l’impact fonctionnel des rétines artificielles

Sébastien Roux,1* Pierre Gascon,1,2a* Pascale Pham,3 Frédéric Matonti,1,2** and Frédéric Chavane1**

1Institut de neurosciences de la Timone, CNRS, Aix-Marseille Université, UMR 7289, Campus Santé Timone, 27, boulevard Jean Moulin,
Marseille13005, France
2Assistance publique hôpitaux de Marseille, Centre hospitalier universitaire nord, Marseille, France
3LETI, CEA, Grenoble, France
Corresponding author.
*ces auteurs ont contribué de manière équivalente.
**ces auteurs ont contribué de manière équivalente.
 

La cécité est un problème majeur de santé publique touchant 45 millions de personnes dans le monde, avec une augmentation de 1 à 2 millions de personnes chaque année [1]. Les causes majeures de cécité sont des atteintes rétiniennes, touchant soit les cellules ganglionnaires1 (comme dans le cas du glaucome), soit les photorécepteurs (PR) localisés dans la rétine externe. Les deux principales pathologies rétiniennes touchant les PR entraînant la cécité sont la dégénérescence maculaire liée à l’âge (DMLA), cause majeure de cécité chez les patients de plus de 65 ans [2], et la rétinopathie pigmentaire (RP), principale cause de cécité génétique. Toutes deux affectent la partie externe de la rétine (l’épithélium pigmentaire et les PR), entraînant une cécité de transduction : l’information lumineuse n’est plus convertie par le réseau neuronal rétinien en un influx nerveux acheminé au reste du système visuel.

La RP est le chef de file des dystrophies héréditaires de la rétine, avec une incidence de 1/3 500 naissances, soit 1,5 millions de personnes atteintes de par le monde [3]. Les options thérapeutiques actuellement explorées pour traiter cette pathologie sont l’optogénétique, la thérapie génique et cellulaire, et les prothèses rétiniennes [4, 5] ().

(→) Voir la Nouvelle de H. Lorach, m/s n° 10, octobre 2015, page 830, et la Synthèse de T. Raguin et al., m/s n° 1, janvier 2017, page 66

Ces dernières visent à se substituer à la disparition des couches externes de la rétine via une stimulation électrique au contact du tissu rétinien encore fonctionnel. Le courant électrique peut ainsi activer différents neurones du réseau rétinien (les cellules bipolaires1, amacrines et horizontales, mais aussi ganglionnaires) pour converger jusqu’aux cellules de sortie du réseau rétinien, les cellules ganglionnaires. L’information électrique visuelle est ensuite acheminée jusqu’au cortex visuel primaire (V1) via un relais sous-cortical appelé le corps genouillé latéral. Cet acheminement de l’information se fait de manière « spatiale », c’est-à-dire que les relations spatiales entre les cellules codant l’information visuelle restent identiques (deux objets visuels contigus vont donner lieu à l’activation de photorécepteurs contigus, et seront représentés au niveau cortical par des neurones contigus). Le cortex visuel primaire contient ainsi des cartes dites rétinotopiques, respectant l’organisation spatiale rétinienne et visuelle. Ces cartes rétinotopiques sont de plus controlatérales, c’est-à-dire qu’elles représentent l’information de l’hémichamp visuel opposé (le cortex visuel droit représente l’espace visuel gauche). Cette organisation est possible car, au niveau du chiasma optique, une partie des fibres du nerf optique se croisent (hémi-décussation rétinienne nasale) permettant ainsi de regrouper au sein d’un même hémisphère les informations visuelles rétinotopiques du champ visuel opposé.

Les prothèses rétiniennes, qu’elles soient épi- ou sous-rétiniennes, sont bien tolérées sur le moyen terme (nous avons maintenant 5 ans de recul pour Argus II®, Second Sight Medical Products) et apportent, par rapport à des patients non implantés, un léger bénéfice visuel dans les tâches de reconnaissance d’objets [6, 7]. Chez ces patients, la stimulation de la rétine par l’implant produit la perception de phosphènes2 dont l’organisation spatiale est censée reproduire l’objet à visualiser. Cependant, la résolution spatiale de ces phosphènes n’est pas suffisamment importante, pour le moment, pour permettre aux patients de naviguer de façon autonome, de reconnaître un visage ou de lire efficacement. Cette « vision » prothétique n’est, de plus, fonctionnelle que pour environ 25 % des patients implantés et après une rééducation onéreuse et chronophage.

Actuellement, les stratégies pour améliorer la résolution de ces prothèses se concentrent sur l’augmentation du nombre d’électrodes. Or, cette stratégie n’est viable que si ces électrodes sont effectivement indépendantes, hypothèse peu crédible au regard des résultats obtenus [8, 9]. Comprendre comment les prothèses rétiniennes activent le système visuel est donc indispensable afin de trouver des solutions pour améliorer la résolution spatiale de ces implants. Nous avons ainsi développé un modèle murin sur lequel nous avons pu identifier les origines du manque de résolution de ces activations et proposer de nouvelles solutions innovantes [9].

Quelle est l’origine de cette mauvaise résolution spatiale ?

Afin de répondre à cette question, nous avons évalué l’impact fonctionnel d’implants rétiniens sur l’activité de populations de neurones de l’aire visuelle primaire (V1) en imagerie optique sur un modèle murin sain (sans atteinte rétinienne) [9]. Cette approche a l’avantage d’offrir une mesure quantitative et fonctionnelle de l’impact de la stimulation prothétique sur le système visuel via une comparaison directe entre l’activation « artificielle », par l’implant3, et l’activation « naturelle », par des stimulus visuels (Figure 1). L’imagerie optique intrinsèque est une mesure indirecte de l’activité neuronale d’une population, basée sur la réponse neuro-hémodynamique résultant de l’activation corticale (même principe que l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle, IRMf). La technique repose sur les caractéristiques optiques du tissu cortical, dépendant principalement des propriétés d’absorption de l’hémoglobine qui diffèrent en fonction de son niveau d’oxygénation. L’imagerie optique permet ainsi de cartographier très précisément la région corticale activée par un stimulus sensoriel.

Le système visuel du rat étant encore peu connu, nous avons commencé par étudier la représentation, par des populations de neurones de V1, de paramètres visuels élémentaires mais fondamentaux pour l’étude de l’impact de ces implants : la position, la taille et l’intensité du stimulus visuel. Nos résultats décrivent une rétinotopie reproductible et bien identifiée au sein de V1. L’activation corticale augmente en amplitude et en taille de manière linéaire en fonction de la taille du stimulus, et de manière sigmoïdale en fonction de l’intensité lumineuse du stimulus.

Lors d’une stimulation prothétique, la position et l’intensité de l’activation corticale est cohérente avec celle attendue par l’organisation rétinotopique précédemment décrite. Cependant, cette activation est beaucoup plus large et est allongée dans la direction opposée au point de projection de la tache aveugle4, au niveau cortical (Figures 1 et 2A). Nos analyses montrent que cette déformation serait la résultante de deux phénomènes principaux. Premièrement, l’activation trop étendue serait due à une diffusion latérale des courants de stimulation au niveau du tissu rétinien [8], du fait d’une fine couche de liquide présente entre les électrodes et la rétine, qui transmet passivement la stimulation prothétique aux cellules nerveuses voisines sur de longues distances. Deuxièmement, l’élongation de l’activation serait induite par un recrutement « en passant » des axones de cellules ganglionnaires passant à proximité de la prothèse [10] et dont les corps cellulaires proviennent de zones plus périphériques de la rétine (Figures 1 et 2A). Un tel recrutement « en passant » produira l’activation allongée observée au niveau de V1 et pourra être interprété par le système visuel comme une activation directe de cette région périphérique rétinienne.

Quelles sont les réponses à apporter à ces problèmes ?

Pour tenter d’améliorer la résolution spatiale, nous avons tout d’abord testé l’effet de différents patrons de stimulation. Les patrons couramment utilisés en stimulation prothétique sont des ­stimulus biphasiques carrés de 2 ms (cathodique pendant 1 ms puis anodique pendant 1 ms), délivrés à une fréquence de 80 Hz à différents niveaux d’intensité. Nous avons étudié l’effet de la polarité du courant et de la forme du patron [11] sur la focalisation de l’activation corticale. Nous avons montré qu’une condition permettait de réduire l’étendue de l’activation corticale (courant initial anodique, forme asymétrique), mais que cette diminution de l’activation n’était ni suffisante ni systématique. D’autres voies ont donc été explorées.

Pour mieux comprendre la diffusion des courants électriques induits par la stimulation prothétique, nous avons étudié l’interface entre l’implant et la rétine en collaboration avec le CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives) à Grenoble [8]. Ces études, basées sur la spectroscopie d’impédance, ont pu quantifier et simuler les phénomènes de diffusion électrique. Nous avons ensuite pris en compte ces simulations pour adapter le patron de stimulation aux caractéristiques physiques de l’interface entre l’électrode et le tissu rétinien. Nos résultats montrent que l’adaptation du patron de stimulation réduit significativement la taille et l’allongement de l’activation corticale (Figure 2B). Les courants générés sont moins diffus, activent moins les axones « en passant », améliorant significativement les performances de l’activation prothétique.

Conclusion et perspectives

Afin d’augmenter les capacités d’encodage des prothèses rétiniennes, la stratégie visant à augmenter le nombre d’électrodes des implants n’est pertinente que si ces dernières sont effectivement indépendantes entre elles. Notre étude montre que les patrons de stimulation classiques produisent des diffusions du courant électrique telles que cette indépendance n’est pas assurée. En prenant en compte les caractéristiques de l’interface prothèse-tissu, nous avons montré que nous pouvons contrôler les phénomènes de diffusion et améliorer significativement l’activation prothétique.

Il ne s’agit pourtant que d’une première étape sur le chemin de la réhabilitation prothétique visuelle humaine. Dans cette étude, nous avons utilisé un modèle sain, alors que les patients implantés présentent une rétine dégénérée. Nos travaux actuels testent donc une approche identique chez des modèles murins atteints de RP. Les résultats préliminaires montrent, sur ce modèle, que l’activation visuelle est, comme attendu, détériorée pour sa taille et son organisation rétinotopique. Nos résultats révèlent également que l’activation prothétique est bien plus large que celle obtenue chez le rat sain. Ces résultats suggèrent donc que la diffusion électrique chez ces rats pathologiques est plus importante, probablement car cette rétine pathologique est amincie, facilitant ainsi le recrutement d’axones « en passant ». Prendre en compte ces phénomènes de diffusion est donc primordial sur les modèles pathologiques.

Dans une seconde étape, pour le transfert chez le patient, il faudra aussi concevoir un circuit électronique permettant l’implémentation de cette stratégie d’adaptation aux dispositifs proposés aux patients.

Enfin, afin de réaliser des tests sur un modèle plus proche du système visuel humain, nos futurs travaux vont également impliquer le développement d’un modèle primate non-humain. Ces étapes sont nécessaires à une implémentation efficace et optimale des solutions proposées chez le patient.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 La rétine est organisée en plusieurs couches de cellules. Les plus externes sont les photorécepteurs (cônes et bâtonnets), sensibles à la lumière, localisés contre l’épithélium pigmentaire. L’information nerveuse est ensuite transmise aux cellules bipolaires, formant une 2e couche, et enfin aux cellules ganglionnaires, formant une 3e couche, qui sont les cellules de sortie de la rétine (leurs axones forment le nerf optique). Au niveau de la couche des neurones bipolaires, on trouve également des cellules amacrines (interneurones) et des cellules horizontales (interneurones impliqués dans l’inhibition latérale des photorécepteurs).
2 Sensation de lumière, de flash ou de points lumineux évoquée par une stimulation de la rétine ou du cortex visuel.
3 Les implants utilisés sont des matrices d’électrodes planaires de 1 mm de diamètre, spécialement conçues pour l’étude par le CEA-LETI (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives - laboratoire d’électronique et de technologie de l’information ; Grenoble, France) et supportant 9 ou 17 électrodes entourées d’une référence annulaire. Ils sont constitués de 3 couches : une couche de parylène (polymère biocompatible), un circuit en titane et un polymère additionnel. Les implants ont été placés en position sous-rétinienne, sous anesthésie générale, chez des rats Brown Norway. Pour plus de détails, voir [9].
4 Aussi appelée point aveugle, la tache aveugle correspond à la partie de la rétine, sans photorécepteurs, où sort le nerf optique.
References
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