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Med Sci (Paris). 33(2): 193–196.
doi: 10.1051/medsci/20173302016.

Chroniques génomiques - Les Argonautes ont-ils perdu le Nord ?

Bertrand Jordan1***

1UMR 7268 ADÉS, Aix-Marseille, Université/EFS/CNRS, Espace éthique méditerranéen, hôpital d’adultes la Timone, 264, rue Saint-Pierre, 13385Marseille Cedex 05, France ; CoReBio PACA, case 901, parc scientifique de Luminy, 13288Marseille Cedex 09, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Animaux, Protéines Argonaute, Systèmes CRISPR-Cas, Édition de gène, Humains, Souris, Natronobacterium, Brevets comme sujet, Acides nucléiques peptidiques, génétique, isolation et purification, physiologie, éthique, législation et jurisprudence, méthodes, administration et posologie

 

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La correction du génome (genome editing) est décidément à la mode. Ceci est amplement justifié par les perspectives scientifiques, cliniques et même agronomiques qu’ouvre la pratique maintenant très répandue du système CRISPR-Cas9. Mais cette dernière approche n’est pas la seule en lice : à côté de méthodes plus anciennes et généralement moins efficaces (nucléases à doigts de zinc, TALEN, etc.), d’autres approches novatrices semblent séduisantes. J’ai récemment évoqué [1] () l’emploi de PNA (peptide nucleic acid) pour former des triples hélices qui induisent les systèmes de réparation endogènes de la cellule, avec des résultats précliniques (chez la souris) très prometteurs ; la présente chronique est consacrée au système NgAgo (Natronobacterium gregoryi Argonaute) qui, après une publication très alléchante [2], est actuellement l’objet d’une vive polémique.

(→) Voir la Chronique génomique de Bertrand Jordan, m/s n° 1, janvier 2017, page 105

Le système et la publication princeps

Les protéines Argonaute constituent une famille d’endonucléases agissant sur l’ADN ou l’ARN et dont le point de coupure est déterminé par un oligonucléotide (désoxyribo- ou ribonucléotide) associé à la protéine et phosphorylé à son extrémité 5’. Ces protéines existent dans la plupart des organismes (contrairement aux nucléases Cas, qui ne sont présentes que chez certains procaryotes) ; la plupart agissent sur l’ARN, leur rôle principal étant la répression de l’expression (silencing) par coupure de l’ARN messager. Néanmoins, quelques-unes de ces nucléases agissent sur l’ADN, en coupant spécifiquement une zone reconnue par un oligonucléotide (ADN simple brin) lié à la protéine.

L’article qui est le point de départ de cette histoire a été publié dans le numéro de juillet 2016 de Nature Biotechnology [2], mais était disponible en ligne dès le début du mois de mai. Il émane d’une équipe chinoise peu connue, celle de Chunyu Han à l’université de Hebei1,. C’est un « vrai » article (pas une lettre à l’éditeur), bien détaillé, comportant de nombreux contrôles, et ce que l’on voit des résultats sur les figures donne l’impression d’une excellente qualité expérimentale. En résumé, les acteurs sont partis de deux nucléases Argonaute agissant sur l’ADN, mais provenant de bactéries thermophiles et fonctionnant donc au-dessus de 60 °C, ce qui n’est guère commode pour les applications. Ils ont alors recherché, dans les bases de données de séquences protéiques, des protéines similaires à l’une ou l’autre de ces deux Argonautes et en ont trouvé une chez Natronobacterium gregoryi, une archéobactérie halophile2, et alcalophile3 dont le génome avait été séquencé. Ils ont alors caractérisé cette protéine, baptisée NgAgo, et ont montré qu’elle coupait spécifiquement l’ADN d’un plasmide au site correspondant à un oligonucléotide de 24 bases associé à la nucléase. Ils sont alors passés à des cellules humaines en culture (293T, une lignée de cellules embryonnaires de rein) et ont montré que l’on pouvait couper spécifiquement des sites dans l’ADN de ces cellules en y introduisant un vecteur exprimant NgAgo en même temps qu’un oligonucléotide 24-mère phosphorylé en 5’ et dont la séquence correspond à un gène endogène. Ils obtiennent de bonnes efficacités de coupure, supérieures à 50 % (tests faits en parallèle avec Cas9, qui apparaît nettement moins efficace), et ont répété l’expérience sur une dizaine de gènes ainsi que sur plusieurs lignées de cellules humaines, avec des résultats largement équivalents. Enfin ils ont effectué une expérience de correction génique proprement dite, l’insertion d’un gène GFP (green fluorescent protein) en un point prédéfini du génome de la cellule, avec là encore des résultats positifs. La spécificité a été assez largement testée et montre qu’un seul mésappariement au sein de l’oligonucléotide suffit à presque entièrement abolir la coupure par NgAgo. L’ensemble donne l’impression d’un travail de bonne qualité avec tous les contrôles nécessaires : le système NgAgo semble très prometteur.

Très prometteur, car la protéine est nettement plus courte que Cas9 (887 acides aminés au lieu de 1368) ce qui favorise l’inclusion de son gène dans les vecteurs utilisés pour l’introduire dans les cellules à modifier. Surtout, la reconnaissance du point de l’ADN à couper se fait uniquement via un simple oligonucléotide 24-mère, alors que l’ARN guide nécessaire à Cas9 doit avoir une structure particulière en double brin pour permettre son association à la nucléase, et qu’une séquence PAM (protospacer adjacent motif, un trinucléotide) doit être présente à proximité sur l’ADN cible. De plus le système NgAgo semble extrêmement spécifique, minimisant ainsi les effets off target qui peuvent être très gênants, notamment pour les applications cliniques. La technique a d’ailleurs fait l’objet d’un brevet (chinois), déposé fin 2015 et publié le 13 avril 2016 (Figure 1), avec comme inventeurs les deux auteurs senior, Xiao Z Shen et Chunyu Han. De plus, les autorités chinoises auraient approuvé un investissement de 200 millions de yuan (environ 30 millions d’euros) pour la création d’un centre de genome editing sous la direction de Han, manifestant ainsi leur volonté d’exploiter au mieux ces résultats sur le plan scientifique et industriel.

Des rumeurs, puis des articles, et une expression of concern

Dès la publication du groupe de Chunyu Han, de nombreuses équipes ont cherché à utiliser cette technique très séduisante. Le système CRISPR-Cas9 avait suscité un grand engouement dès sa mise au point pour les cellules de mammifères, et s’était révélé très facile à mettre en œuvre, ce qui a joué un grand rôle dans son succès immédiat. Beaucoup imaginaient qu’il en serait de même pour NgAgo, d’autant plus que les réactifs et notamment les plasmides permettant l’expression de la nucléase étaient distribués par la structure ad hoc Addgene 4,… mais il fallut vite déchanter. Bientôt les forums et blogs en tout genre rapportaient de multiples tentatives infructueuses ; un premier écho paru dans Nature le 11 Aout5 [3] signalait ces difficultés et affirmait que « la controverse s’intensifie » sur cette technique6. Un article mis en ligne le 11 novembre [4] rapportait des expériences sur le poisson-zèbre Danio rerio : la tentative d’inactivation d’un gène (fabp11a) par NgAgo avait bel et bien abouti à un phénotype net (absence ou forte diminution de taille d’un œil) mais, après séquençage, il s’avérait qu’il ne s’agissait pas d’une mutation : le gène visé par cette tentative était intact, et un ensemble d’expériences bien menées montrait qu’en fait l’action de NgAgo avait entraîné une répression de son expression (silencing). Intéressant, et peut-être utile dans le système biologique considéré, mais négatif en termes de genome editing ! Vint ensuite un article [5] dans la revue chinoise Protein Cell (celle qui avait publié la première tentative de modification d’embryons humains par Cas9). Intitulé Questions about NgAgo, il indique brièvement les tentatives d’une douzaine d’équipes, en majorité chinoises mais impliquant également des laboratoires Nord-américains, pour reproduire les résultats de Gao et al. et/ou pour appliquer la méthode dans d’autres systèmes. L’article lui-même est assez court, mais les données supplémentaires accessibles en ligne présentent treize tentatives bien documentées et uniformément négatives quant à l’obtention d’une modification ciblée du génome. Enfin, dernier clou dans le cercueil de NgAgo, un article dans Nature Biotechnology, accessible le 28 novembre [6]. Il émane de trois équipes appartenant respectivement à la Mayo Clinic (États-Unis), à l’Université de Fribourg (RFA) et à l’Université nationale de Seoul (Corée du Sud). Résultats négatifs encore une fois, malgré la reproduction aussi exacte que possible des expériences de l’équipe de Han, avec là aussi un luxe de données dans le supplément disponible en ligne. À la même date et dans le même numéro de Nature Biotechnology paraît une Editorial expression of concern indiquant brièvement les problèmes exposés ci-dessus et signalant que la revue est en contact avec les auteurs pour élucider les causes possibles de cette absence de reproductibilité, tandis que Nature se fait de nouveau l’écho de la difficulté à reproduire les résultats [7]. Bref, il y a, très officiellement, un gros problème avec le système NgAgo.

Quelles explications ?

La première hypothèse qui vient à l’esprit, devant une telle contradiction entre la publication princeps et les tentatives ultérieures, est celle d’une falsification scientifique. De telles manipulations ne sont malheureusement pas rares, quel que soit le pays considéré ; mais les multiples scandales qui ont secoué la société chinoise - songeons par exemple à ce lait pour bébés à la mélamine qui, en 2008, provoqua plusieurs décès et des dizaines de milliers d’hospitalisations [8] - et qui touchent de façon très significative le milieu scientifique [9], manifestent une ambiance dans laquelle tous les moyens sont bons pour gagner de l’argent ou pour réussir. Pourtant le profil du responsable de l’équipe, Chunyu Han, cadre mal avec cette hypothèse : ce n’est pas un jeune loup aux dents longues, volant de succès en succès au cours de séjours dans des laboratoires prestigieux, mais un quadragénaire peu connu travaillant dans une université qui n’est pas de premier ordre. Selon le premier article que lui consacrait Nature [3], il n’a pris l’avion qu’une fois dans sa vie : il n’a vraiment pas le profil de l’ambitieux qui donne un sérieux coup de pouce à ses résultats pour décrocher une publication prestigieuse. On se trouve apparemment dans un cas de figure bien différent de celui de Haruko Obokata, cette chercheuse japonaise qui prétendait, en 2014, avoir réussi à reprogrammer des cellules somatiques en cellules pluripotentes par une simple incubation en milieu acide [10] : les images de son article, bientôt retiré, avaient été trafiquées et ses notes de laboratoire étaient quasiment inexistantes, conséquence du manque d’éthique et de maturité d’une jeune scientifique ambitieuse et insuffisamment encadrée7,. Il est de plus évident que la publication du groupe de Han [2] allait immédiatement susciter de multiples tentatives pour appliquer cette nouvelle technique prometteuse, et qu’elle serait donc rapidement mise à l’épreuve dans de nombreux laboratoires - avec la perspective d’une prompte descente aux enfers si les données n’étaient pas authentiques. Compte tenu de tout cela, et aussi du luxe de détails dans l’article, qui a visiblement fait l’objet d’une étude soignée de la part des referees de Nature Biotechnology 8, l’hypothèse d’une falsification délibérée est difficile à accepter.

Mais si les résultats de Han sont véridiques, comment se fait-il que - jusqu’ici - personne n’arrive à les reproduire ? Quelques échos invérifiables font bien allusion à des succès, mais aucun n’a encore été publié. Un blog qui fait un bilan complet de cette « littérature grise » arrive à des conclusions très négatives sur le système [11]. On peut certes imaginer qu’un facteur encore inconnu et non contrôlé explique les multiples échecs constatés. Selon les auteurs d’un des articles relatant ces échecs [5], Han aurait déclaré que sa technique nécessitait « une excellente habileté expérimentale » (superb experimental skills), mais cela (toujours d’après ces auteurs) n’est évident ni à la lecture de son article ni selon le protocole détaillé transmis par Han et accessible sur le site de Addgene. Plus sérieusement, Han a indiqué que la technique requiert des cellules ne contenant pas de mycoplasme (un contaminant fréquent au laboratoire) - mais il est difficile de croire que toutes les tentatives infructueuses aient été pratiquées avec des cellules contaminées. Les mêmes auteurs [5] indiquent que certains d’entre eux ont pu se rendre au laboratoire de Han, mais « n’ont pas été autorisés » (were not allowed) à y pratiquer des expériences de correction génique sur des cellules de mammifères. C’est d’autant plus regrettable que, dans l’article de Nature Biotechnology, Han indiquait avoir testé avec succès de nombreux ADN guides (47 au total) en ciblant différents points de huit gènes, et plusieurs lignées de cellules humaines, avec toujours une bonne efficacité confirmée par séquençage. Il semblerait donc assez facile de prévoir une expérience de démonstration pour convaincre les sceptiques.

Au total, et dans l’hypothèse la plus optimiste, le système NgAgo, si tant est qu’il fonctionne, est d’un maniement très délicat et n’est pas près de détrôner CRISPR-Cas9. Et vraisemblablement, à moins de résultats positifs émanant de l’équipe de Han ou, de préférence, d’un laboratoire extérieur, il va falloir se rendre à l’évidence et constater que les résultats publiés à la mi-2016 sont erronés, procéder au retrait de l’article en cause et passer par pertes et profits les efforts investis par de très nombreux chercheurs pour mettre en place ce système dans leur environnement. Il n’est même pas certain que cet échec nuise vraiment à la carrière de Han, qui est devenu un héros national adulé par les officiels et les medias et dont le standing en Chine ne semble pas avoir souffert jusqu’ici des doutes qui s’accumulent sur la réalité de son système NgAgo [11]…

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 Dans la région de Beijing.
2 Qui résiste à la présence de sel à de fortes concentrations.
3 Organisme qui se développe uniquement dans des milieux alcalins.
4 Qui les a diffusés à plus de 400 laboratoires (www.addgene.org).
5 Les dates indiquent le jour de mise en ligne des articles mentionnés, la date de parution formelle figure dans les références bibliographiques.
6 Controversy overNgAgo gene editing intensifies.
7 Son responsable scientifique, Yoshiki Sasai, critiqué pour son manque de supervision, devait se suicider en août 2014.
8 Comme en témoigne le délai de dix mois entre soumission et acceptation.
References
1.
Jordan B. Modification ciblée du génome : une nouvelle approche prometteuse . Med/Sci (Paris). 2017; ; 33 : :105.–108.
2.
Gao F, Shen XZ, Jiang F, et al. DNA-guided genome editing using the Natronobacterium gregoryi Argonaute . Nat Biotechnol. 2016; ; 34 : :768.–773.
3.
Cyranoski D. Replications, ridicule and a recluse : the controversy over NgAgo gene-editing intensifies . Nature. 2016; ; 536 : :136.–137.
4.
Qi J, Dong Z, Shi Y, et al. NgAgo-based fabp11a gene knockdown causes eye developmental defects in zebrafish . Cell Res. 2016; ; 6 : :1349.–1352.
5.
Burgess S, Cheng L, Gu F, et al. Questions about NgAgo. Protein . Cell. 2016. doi : 10.1007/s13238-016-0343-9
6.
Lee SH, Turchiano G, Ata H, et al. Failure to detect DNA-guided genome editing using Natronobacterium gregoryi Argonaute . Nat Biotechnol. 2016 Nov 28; . doi : 10.1038/nbt.3753
7.
Cyranoski D. Updated : NgAgo gene-editing controversy escalates in peer-reviewed papers . Nature. 2016; ; 540 : :20.–21.
8.
Lattupalli R, Yee J, Kolluru A Nephrotoxicity of mala fide melamine : modern era milk scandal . ScientificWorldJournal. 2008; ; 8 : :949.–950.
9.
China’s medical research integrity questioned . (Editorial) . Lancet. 2015; ; 385 : :1365..
10.
Obokata H, Wakayama T, Sasai Y, et al. Stimulus-triggered fate conversion of somatic cells into pluripotency . Nature. 2014 ; 505 : :641.–647. (Retraction in Obokata H, Wakayama T, Sasai Y, et al. Nature 2014; 511 : 112).
11.
Zhao KQ. The global experimentation on NgAgo (Blog drafted on 2016–09-26). https://medium.com/@GenomicsEagles/the-global-experimentation-on-ngago-4f0e282c2190#.bx1dy0ctp.