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Med Sci (Paris). 32(10): 823–826.
doi: 10.1051/medsci/20163210011.

Le cerveau communique selon différentes bandes de fréquences

Julien Vezoli1*

1Ernst Strüngmann Institute (ESI) for Neuroscience in Cooperation with Max Planck Society, Fries Lab, Deutschordenstr. 46, D-60528, Frankfurt am Main, Allemagne
Corresponding author.

MeSH keywords: Animaux, Encéphale, Cortex cérébral, Phénomènes électromagnétiques, Rétrocontrôle physiologique, Humains, Neurones, Ondes hertziennes, Transduction du signal, Cortex visuel, Perception visuelle, physiologie

 

Les ondes radio sont classées en fonction de leur fréquence (exprimée en Hertz, cycles par seconde) et font l’objet de nombreuses règlementations concernant le partage des fréquences utilisées pour différents usages (radio AM-FM, télévision par satellite, téléphone portable, etc.). Selon des études récentes, il apparait que le cerveau humain utilise également des règles similaires pour la communication entre les différentes régions cérébrales et ce, en utilisant des ondes ou bandes de fréquences qui sont spécifiques à la direction prise pour le transfert des informations.

Dans le cerveau, l’ensemble des régions cérébrales dédiées à la vision (c’est-à-dire le cortex visuel, Figure 1A ) traite les informations sensorielles en provenance de la rétine en les faisant transiter selon la voie dite ascendante ou feedforward. Cette voie part des aires visuelles primaires (aires visuelles V1, V2 et V4 situées dans le lobe occipital), dites de bas niveau, qui encodent les caractéristiques basiques des stimulus visuels [1] ().

(→) Voir la Nouvelle de N. Rochefort, m/s n° 12, décembre 2010, page 1009

Les informations visuelles parviennent ensuite aux aires visuelles dites de haut niveau (situées dans les lobes pariétal, temporal et frontal) qui encodent des caractéristiques de plus en plus complexes. Cependant, la perception visuelle requiert également un transfert d’informations dans le sens opposé, selon la voie dite descendante ou feedback. C’est le cas par exemple lorsque l’on décide d’orienter son attention vers un détail précis de la scène visuelle. Cette information de haut niveau peut, via la voie feedback, moduler le traitement de l’information dans les aires de bas niveau afin de favoriser la portion de l’espace contenant le détail intéressant. La perception visuelle, nécessitant l’intégration des différents éléments de la scène visuelle, se réalise donc grâce à un fonctionnement en boucle dans lequel se combinent les voies ascendante et descendante. Une question encore en suspens est de savoir comment le cerveau procède à l’organisation de ces différents flux d’informations et de comprendre quels sont les mécanismes utilisés pour éviter qu’ils s’entremêlent.

Hiérarchie corticale anatomique

Les recherches en anatomie, menées entre 1970 et 1990, ont établi que les aires corticales du système visuel sont connectées de façon ordonnée [2, 3]. Ces études ont proposé notamment une organisation hiérarchique du cortex qui repose sur une classification des connexions corticales selon deux types majeurs (Figure 1B) : (1) les connexions dites feedforward, transmettant les informations visuelles selon la voie ascendante et ayant une origine essentiellement supragranulaire1 (correspondant aux couches corticales I à III) ; et (2) les connexions dites feedback, permettant un transfert d’information selon la voie descendante, afin d’influer sur le traitement effectué par les aires visuelles primaires, et ayant une origine majoritairement infragranulaire1 (correspondant aux couches corticales V à VI). Plus une aire est à l’origine de connexions feedforward, projetant les axones de ses neurones vers des aires de haut niveau, plus elle est située en bas de cette hiérarchie, proche de l’entrée sensorielle. Au contraire, les aires situées aux niveaux hiérarchiques les plus élevés sont celles dont les axones projettent en feedback vers les autres régions visuelles.

Plusieurs décennies plus tard, les recherches en anatomie dirigées par Henry Kennedy ont apporté une description bien plus détaillée de ces voies de connexion feedforward et feedback entre les aires visuelles du cortex. La particularité de ces recherches a été d’établir un modèle hiérarchique du système visuel, chez le primate non-humain, à partir de paramètres quantitatifs [4] (et non, comme précédemment, à partir d’observations histologiques parcellaires qualitatives). Ce modèle hiérarchique (Figure 1D) est construit à partir d’un index d’asymétrie des projections anatomiques2,. Cet index reflète, à partir de l’injection d’un traceur anatomique3 dans une aire cible, la proportion de connexions feedforward et feedback établies par les autres aires visuelles avec cette aire cible. Plus cet indice est élevé, plus l’aire considérée se situe « en-dessous » de l’aire cible (et envoie des projections feedforward vers celle-ci) (Figure 1C). À l’inverse, plus cet indice est faible, plus l’aire considérée se situe « au-dessus » de l’aire cible (et envoie des projections feedback vers celle-ci).

Vers une hiérarchie corticale fonctionnelle

L’organisation hiérarchique anatomique permet d’établir le câblage du cortex. Elle ne permet cependant pas d’établir comment, au cours d’un comportement particulier, l’information circule dans ce câblage. Selon le contexte, le fonctionnement du réseau visuel peut effectivement varier, sollicitant plus ou moins les voies feedforward et feedback.

Récemment, une étude a permis d’établir une signature fonctionnelle de la sollicitation des neurones des couches supra- et infragranulaires au sein des aires visuelles [5]. Des enregistrements de l’activité neuronale des aires visuelles primaires (V1, V2 et V4), chez le primate non-humain, ont en effet montré que les neurones des couches supragranulaires synchronisent localement leur activité dans la bande de fréquence gamma (entre 40 et 80 Hertz) alors que les neurones des couches infragranulaires synchronisent, eux, leur activité dans la bande de fréquence alpha/beta (entre 10 et 20 Hertz). En se basant sur ces résultats, l’équipe dirigée par Pascal Fries a cherché à savoir si les aires visuelles du cortex utilisaient différents canaux de fréquence pour communiquer, et si ces modes de communication reflétaient l’utilisation des voies feedforward et feedback.

Une première étude, réalisée chez le primate non-humain, a permis d’identifier les corrélats fonctionnels des interactions feedforward et feedback entre aires visuelles [6]. Les auteurs ont montré, en enregistrant simultanément des couples d’aires visuelles pour lesquelles les connexions anatomiques étaient identifiées et quantifiées selon la méthode présentée précédemment, que les projections feedforward et feedback utilisaient des bandes de fréquences différentes, respectivement gamma et bêta.

Dans une deuxième étude, Michalareas et collaborateurs [7] ont cherché à étendre ces résultats à l’homme. Deux aspects rendent cette translation particulièrement difficile. Tout d’abord, la connectivité4, anatomique n’est établie que chez le primate non-humain et ne peut être extrapolée à l’homme que sur la base d’homologies anatomiques et fonctionnelles (c’est-à-dire à partir de la ressemblance entre leurs organisations anatomiques et sur la base des réponses fonctionnelles des aires cérébrales obtenues dans des contextes comportementaux similaires). Ensuite, les techniques d’enregistrements fonctionnels sont différentes entre les deux espèces. Chez le primate non-humain, il s’agit principalement d’enregistrements intracérébraux permettant un accès direct à la réponse d’une population localisée de neurones (même si d’autres techniques sont également développées, proches des techniques humaines, comme l’électroencéphalographie [EEG] et l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle [IRMf], afin de faciliter la translation des résultats entre les deux espèces). Chez l’homme, les différentes techniques (non invasives) utilisées, comme l’EEG et l’IRMf, ne permettent qu’une évaluation indirecte de l’activité électrique d’une région corticale précise. En sélectionnant des aires visuelles homologues entre primates humains et non-humains, les auteurs ont pu comparer directement les mesures anatomiques réalisées chez le primate non-humain, avec les mesures de connectivité fonctionnelle5 réalisées chez l’homme par le biais d’enregistrements non-invasifs.

Dans ces expériences, les signaux neuronaux ont été enregistrés par magnétoencéphalographie6 chez des participants engagés dans une tâche visuelle qui combine une forte stimulation visuelle (induisant une forte activation de la voie feedforward) et requiert une attention soutenue (nécessitant une activation volontaire de la voie feedback). Les sources corticales6 des champs magnétiques ainsi enregistrés en surface ont ensuite été estimées sur l’ensemble du cortex et recalées sur l’anatomie de chaque participant (obtenue au préalable par imagerie par résonance magnétique anatomique). Les interactions fonctionnelles entre chacune des aires visuelles sélectionnées ont ensuite été évaluées en se basant sur l’analyse des fréquences auxquelles les populations neuronales oscillent et peuvent se synchroniser [8]. Les auteurs ont ainsi pu comparer les interactions entre l’activité neuronale de chacune des aires visuelles, cela pour les connexions définies comme feedforward et feedback par l’index obtenu à partir des données anatomiques [4]. Les résultats démontrent une forte asymétrie des interactions fonctionnelles : une influence plus forte dans la bande de fréquence gamma pour les connexions feedforward et dans la bande de fréquence alpha/beta pour les connexions feedback (Figure 2). Ces observations sont donc parfaitement en accord avec les résultats obtenus précédemment chez le primate non-humain [6, 9]. En démontrant la corrélation entre les mesures de connectivité fonctionnelle chez l’homme et les mesures de connectivité anatomique chez le primate, les auteurs ont ensuite pu établir une hiérarchie fonctionnelle exclusivement basée sur un index d’asymétrie fonctionnelle et finalement, étendre cette analyse à la totalité des aires du cortex visuel de l’homme.

Conclusion

Ces études démontrent ainsi, de façon remarquable, que la transmission des informations entre les aires du cortex visuel s’effectue selon des bandes de fréquence spécifiques et en fonction de la direction du flux d’informations ; les ondes cérébrales gamma transmettant les signaux feedforward tandis que les ondes alpha/beta transmettent les signaux feedback.

Ces recherches devraient avoir un impact certain sur les neurosciences cognitives, en particulier pour les études de modélisation se basant sur des modèles hiérarchiques, jusqu’alors exclusivement fondés sur les connaissances en anatomie. Chez l’homme, les recherches en anatomie sur les profils des connexions corticales au niveau de chaque couche du cortex ne sont pas possibles. Néanmoins, le fait de pouvoir estimer ces profils en se basant uniquement sur les interactions fonctionnelles représente en soi une avancée majeure et permet d’établir un modèle hiérarchique fonctionnel, et donc dynamique, dépendant du degré d’implication des processus feedforward et feedback au moment où la mesure est réalisée (c’est-à-dire en fonction du comportement en cours). Une meilleure compréhension de l’architecture corticale devrait également permettre aux interfaces cerveau-machine de décoder de façon plus efficace les informations cérébrales et de rendre le contrôle de ces prothèses plus efficace par les personnes implantées [10].

Des études fondamentales complémentaires seront cependant nécessaires, avant une utilisation thérapeutique, afin de valider la méthodologie. En particulier, des enregistrements laminaires (c’est-à-dire au niveau de couches corticales individuelles) et simultanés dans plusieurs aires de la hiérarchie corticale, devraient apporter de nouvelles perspectives quant à la communication entre les différentes couches des aires du cerveau. Au final, ces études montrent l’importance de la recherche chez le primate non-humain comme une étape nécessaire et primordiale pour la compréhension du fonctionnement du cerveau humain.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 Le cortex visuel des primates est constitué de six couches laminaires sur une épaisseur d’environ 2 mm en moyenne. Ces couches laminaires sont numérotées de I à VI à partir de la surface corticale. La couche IV est caractéristique car elle est composée de neurones recevant des connexions spécifiquement du relai thalamique (Figure 1A) entre la rétine et le cortex et est appelée la couche granulaire. Les couches I à III sont donc ainsi appelées supragranulaires et les couches V à VI, infragranulaires (Figure 1B).
2 Les projections (ou connexions) feedforward proviennent majoritairement des couches supragranulaires du cortex et les projections feedback, des couches infragranulaires. L’index d’asymétrie anatomique correspond au ratio [Nombre de neurones supragranulaires / Nombre de neurones supragranulaires + infragranulaires] et, par conséquent, une valeur très élevée (sur le schéma Figure 1C , Aire 1) indique une connexion fortement feedforward (en bas de la hiérarchie, typiquement V1), alors qu’une valeur très faible indique une connexion de type feedback (Aire 6, en haut de la hiérarchie, comme par exemple l’aire pariétale 7A dans la Figure 1D ).
3 Molécule injectée dans une région cible permettant de marquer les régions avec lesquelles cette région cible est connectée. Le traceur est soit capté par les corps cellulaires des neurones et se déplace le long de l’axone jusqu’à la synapse (on parle alors de traceur antérograde et on identifie ainsi les régions vers lesquelles la région cible projette), soit capté par les extrémités axonales situées dans la région cible et remonte les axones jusqu’aux corps cellulaires correspondants (on parle alors de traceur rétrograde et on identifie ainsi les régions projettant vers la région cible).
4 Ensemble des connexions.
5 Technique utilisant des données d’imagerie fonctionnelle afin de déterminer les connexions entre différentes régions corticales. Il ne s’agit pas de déterminer des connexions anatomiques mais des connexions fonctionnelles, c’est-à-dire, en se basant sur le profil temporel de l‘activité des régions corticales, déterminer les régions fonctionnellement corrélées.
6 Technique d’imagerie fonctionnelle qui permet de mesurer les champs magnétiques résultant de l’activité électrique des neurones avec une précision temporelle de l’ordre de la milliseconde. Des analyses dites de reconstruction de source permettent de calculer l’origine anatomique probable des signaux enregistrés.
References
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