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Med Sci (Paris). 32(4): 417–422.
doi: 10.1051/medsci/20163204022.

Chroniques génomiques - Le Graal de Grail est-il un mirage ?

Bertrand Jordan1,2*

1UMR 7268 ADÉS, Aix-Marseille, Université/EFS/CNRS, Espace éthique méditerranéen, hôpital d’adultes la Timone, 264, rue Saint-Pierre, 13385 Marseille Cedex 05, France
2CoReBio PACA, case 901, parc scientifique de Luminy, 13288 Marseille Cedex 09, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Marqueurs biologiques tumoraux, Recherche biomédicale, Détection précoce de cancer, Études de faisabilité, Dépistage génétique, Objectifs, Séquençage nucléotidique à haut débit, Humains, Tumeurs, sang, génétique, diagnostic

 

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Du suivi à la détection précoce

Depuis la découverte que le plasma de patients atteints d’un cancer contient souvent un peu d’ADN tumoral, de très nombreuses études ont été menées pour examiner si l’analyse de cet ADN donne des indications fiables sur la tumeur, sur son évolution et sur d’éventuelles métastases. Dans leur grande majorité, ces travaux aboutissent à des conclusions positives et montrent que ces « biopsies liquides » non invasives peuvent être très utiles pour la caractérisation et le suivi des cancers ; elles font l’objet de nombreux développements commerciaux et prennent une place croissante en clinique [1]. Depuis peu, il est également question de les employer pour le dépistage précoce de cancers, en l’absence de tout symptôme apparent. Un premier test de ce type, mis au point par l’entreprise Pathway Genomics [2], a été commercialisé sans qu’aucune preuve ne soit donnée de sa pertinence (il n’a été testé que sur des patients déjà diagnostiqués), et il s’est attiré de sévères critiques, en particulier de la part de la FDA (Food and Drug Agency). Mais voici qu’un poids lourd du secteur, la firme Illumina qui domine actuellement le marché du séquençage d’ADN, se lance à son tour dans cette aventure, avec la création de l’entreprise Grail qui bénéficie de moyens financiers solides, de cautions scientifiques prestigieuses et affirme avec confiance être capable d’atteindre ce Graal du diagnostic (Figure 1) auquel elle a emprunté son nom.

Le projet Grail

Grail est une spinoff 1, d’Illumina, qui y a investi 40 millions de dollars et lui transfère ses acquis technologiques dans le domaine des biopsies liquides. D’autres investisseurs, dont Bill Gates et Jeff Bezos (PDG d’Amazon) ont complété la mise à hauteur de 100 millions. L’objectif est la mise au point et la commercialisation d’un test de dépistage non invasif « pan cancer » susceptible de détecter tout type de cancer en l’absence de symptômes, grâce à l’analyse d’un prélèvement sanguin. L’entreprise annonce des essais cliniques à grande échelle (30 000 personnes) en 2017 et une mise sur le marché du test en 2019, à un prix inférieur à 1 000 dollars2. Ces échéances paraissent très proches compte tenu de la difficulté de la tâche : il s’agit d’un dépistage de tout type de cancer, on ne connaît donc pas précisément la mutation à repérer et il faut procéder à une analyse très large portant sans doute sur des centaines de gènes. Comme l’objectif est un dépistage précoce, la quantité d’ADN tumoral circulant éventuellement présent dans le sang sera a priori très faible, il va donc falloir séquencer à très forte redondance (ultra-deep sequencing) pour avoir une chance de le détecter. Enfin, pour être vraiment utile, le test devrait, s’il est positif, indiquer la localisation probable du cancer – ce qui paraît possible quoique encore très acrobatique [3]. Les responsables du lancement de Grail semblent assez conscients de la difficulté d’une telle mise au point - leur compétence est évidente (José Baselga, autorité reconnue dans le domaine du cancer du sein, fait par exemple partie du conseil scientifique), mais ils affirment leur confiance compte tenu des performances qu’autorise leur alliance avec Illumina. C’est en effet sur un séquençage ultra-profond (couverture 10 000X3) qu’ils fondent leur stratégie et affirment pouvoir détecter des mutations présentes à une fréquence de 0,01 % dans les échantillons - la limite courante actuellement est plutôt de l’ordre de 1 %. L’alliance de Grail avec Illumina devrait en effet lui permettre de bénéficier de séquençage au faible coût de revient et faciliter l’accès aux toutes dernières évolutions technologiques mises au point par la firme mère. Cela sera nécessaire pour offrir un test à 1 000 dollars : aux prix actuels du marché, le séquençage d’un exome avec une redondance de 10 000X coûterait au bas mot dix mille dollars. L’avantage principal de Grail serait donc cette puissance de séquençage à bas coût qui lui permettrait de détecter de très petites quantités d’ADN tumoral dans les prélèvements sanguins, qu’il s’agisse de mutations ou d’anomalies chromosomiques. L’objectif est bien sûr d’être plus performant que les tests de dépistage actuels comme la mammographie ou le scanner thoracique.

Sensibilité et spécificité, le problème des faux positifs

Il semble donc que le test de Grail puisse présenter une bonne sensibilité, pour autant que tout cancer conduise au relargage d’un peu d’ADN tumoral dans la circulation sanguine. Ce n’est pas ce qui ressort actuellement de la littérature [4], mais ce n’est peut-être qu’une question de seuil de détection : on peut laisser à Grail et Illumina le bénéfice du doute et imaginer qu’il n’y aura pas trop de faux négatifs. Toute autre est la question des faux positifs : la détection d’un tout petit peu d’ADN portant la délétion de l’exon 19 du gène EGFR4, le récepteur à l’EGF (epidermal growth factor) signifie-t-elle forcément que la personne est porteuse d’une tumeur du poumon active et susceptible, à terme, de mettre sa vie en danger ? Faut-il alors la soumettre à une batterie d’examens, fibroscopie, scanner, IRM (imagerie par résonance magnétique), TEP-scan (tomographie par émission de positons) ? Le risque, bien sûr, est qu’à force de pousser la sensibilité du test, on déclenche tout un ensemble de procédures pour, par exemple, une amorce de tumeur que le système immunitaire de la personne est en train d’éliminer.… Il faudrait, pour éviter cela, avoir des données solides sur la corrélation entre la présence d’une anomalie à un niveau donné dans le sang et le risque d’apparition effective d’un cancer, avec un recul de plusieurs années. Le projet de Grail ne prévoit visiblement pas cela puisque des essais cliniques débutant en 2017 sont censés aboutir à la commercialisation d’un test en 2019. À titre de comparaison, on peut remarquer que le test Mammaprint, commercialisé par l’entreprise Agendia, qui définit grâce à la mesure d’une signature d’expression le pronostic d’un cancer du sein et doit prédire l’intérêt d’une chimiothérapie, fait l’objet d’un essai clinique appelé MINDACT, débuté en 2007 et qui n’est pas terminé.… Remarquons de surcroît que Grail s’interdit d’entrer en concurrence avec les nombreuses firmes - Guardant, Trovera, Novagene, Personal Genome Diagnostics, toutes clientes d’Illumina - qui commercialisent déjà des tests en biopsie liquide destinés à la caractérisation et au suivi des cancers déjà déclarés (Figure 2) : son avenir va donc se jouer exclusivement sur le terrain du dépistage.

Des précédents peu encourageants

Il ne s’agit pas là d’arguties d’experts : le problème des faux positifs lors des tests de dépistage pour le cancer est bien réel et fait l’objet de vives discussions dont les grandes revues se font l’écho. Selon un article récemment paru dans le British Medical Journal [5], il n’est nullement prouvé que le dépistage du cancer sauve des vies5. On peut ne pas être aussi catégorique, mais le sur-diagnostic, et donc le sur-traitement des cancers, est un problème reconnu [6]. Il est notamment avéré que le dépistage systématique du cancer de la prostate par dosage de PSA (prostate specific antigen) a donné lieu à beaucoup d’explorations et d’opérations inutiles compte tenu du caractère souvent peu évolutif de ce cancer, et que ces procédures ont provoqué des morbidités très significatives [7]. De ce fait, ce dépistage n’est plus pratiqué dans le cadre de l’armée des États-Unis et n’est plus recommandé de manière systématique. Un récent éditorial publié dans JAMA Internal Medicine [8] conclut en indiquant que l’expérience de ce dépistage devrait être un avertissement envers l’introduction de nouveaux tests de dépistage avant de s’être assuré que les bénéfices l’emportent sur les préjudices6… Pour le dépistage du cancer du sein par mammographie, les discussions sont également vives et portent elles aussi sur le rapport bénéfice/risque [9, 10], avec une tendance à recommander l’espacement des contrôles et leur limitation à une tranche d’âge restreinte. Tout cela pour dire que la question des faux positifs n’est pas du tout triviale, et que leur fréquence peut rendre un éventuel dépistage inopérant ou même carrément néfaste. Le projet de Grail semble réellement fragile de ce point de vue - moins, il est vrai, que celui de Pathway Genomics [2] mais assez cependant pour faire douter du bien-fondé de l’entreprise.

Quelles motivations ?

Les individus qui lancent cette aventure ne sont pourtant pas tombés de la dernière pluie, leurs qualifications technologiques et biomédicales ne peuvent guère être mises en doute : entre Jay Flatley, CEO7, d’Illumina et président de Grail, qui a mené son entreprise depuis la fourniture de microarrays8, jusqu’à la domination du marché mondial du séquençage d’ADN, Richard Klausner, José Baselga, super expert clinique, et les autres personnes impliquées, nul doute que les compétences nécessaires soient réunies et que ces responsables soient conscients des problèmes évoqués ci-dessus. Le marché visé, celui du dépistage, est certes appétissant : selon les estimations avancées par Flatley, il est de 20 à 40 milliards de dollars annuels si le test détecte les cancers au stade II (tumeur localisée mais relativement importante), de 100 à 200 si c’est au stade I (petite tumeur localisée)9,. Mais il me semble surtout que l’idée d’un dépistage précoce, high-tech (et annuel) du cancer va tout à fait dans le sens de cette Wellness industry 10 qui se développe aux États-Unis : l’idée que, bardés de capteurs qui mesurent en permanence nos paramètres biologiques [11] et les emmagasinent dans notre smartphone, nous allons produire en continu des millions de données. Celles-ci, élevées au rang de Big Data, vont être stockées dans le Cloud et analysées en continu par des algorithmes prompts à détecter toute variation suspecte : nous pourrons ainsi gérer notre santé selon la norme d’or de la « médecine 4P » (predictive, personalized, preventive, participatory medicine) de Leroy Hood [12, 13] () et détecter puis traiter toute anomalie avant qu’elle n’ait de conséquences fâcheuses. Rêve prométhéen de maîtrise technologique qui fait l’impasse sur de nombreux trous dans nos connaissances, mais qui correspond à une tendance idéologique forte et à un secteur industriel et commercial dynamique et rentable. Je reste pourtant très dubitatif sur la faisabilité technique de ce projet, et suis prêt à parier qu’il va connaître de sérieuses vicissitudes et, sans doute, subir des réorientations notables au cours de son développement.

(→) Voir le Forum de M. Billaud et X. Guchet, m/s n° 8-9, août-septembre 2015, page 797

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 Émanation.
2 Le test de Pathway est facturé 699 dollars.
3 Chaque base étant lue en moyenne 10 000 fois, ce qui autorise la détection de séquences très minoritaires dans l’échantillon, qui peut contenir un peu d’ADN tumoral mélangé à beaucoup d’ADN normal provenant de la lyse de lymphocytes.
4 Une des mutations les plus fréquemment retrouvées dans le cancer du poumon à grandes cellules.
5 Why cancer screening has never been shown to “save lives”-and what we can do about it.
6 The widespread use of the PSA test should serve as a cautionary tale of the importance of first establishing that benefit exceeds harms before recommending new cancer screening tests.
7 CEO : chief executive officer, c’est-à-dire PDG, président directeur général.
8 Puce à ADN.
9 Soit 100 à 200 millions de tests à 1 000 dollars par an, ce qui semble beaucoup (la population totale des États-Unis est de 320 millions de personnes).
10 Industrie du bien-être.
References
1.
Jordan B. Biopsies liquides, une révolution en cancérologie ? Med Sci (Paris). 2015; ; 31 : :805.–807.
2.
Jordan B. Dépistage du cancer : les promesses illusoires de Pathway Genomics . Med Sci (Paris). 2015; ; 31 : :1137.–1139.
3.
Snyder MW, Kircher M, Hill AJ, et al. Cell-free DNA comprises an in vivo nucleosome footprint that informs its tissues-of-origin . Cell. 2016; ; 164 : :57.–68.
4.
Ignatiadis M, Lee M, Jeffrey SS. Circulating tumor cells and circulating tumor DNA: challenges and opportunities on the path to clinical utility . Clin Cancer Res. 2015; ; 21 : :4786.–4800.
5.
Prasad V, Lenzer J, Newman DH. Why cancer screening has never been shown to save lives and what we can do about it . Br Med J. 2016; ; 352 : :h6080..
6.
Esserman LJ, Thompson IM, Reid B, et al. Addressing overdiagnosis and overtreatment in cancer: a prescription for change . Lancet Oncol. 2014; ; 15 : :e234.–e242.
7.
Hugosson J, Carlsson S. Overdetection in screening for prostate cancer . Curr Opin Urol. 2014; ; 24 : :256.–263.
8.
Aaronson DS, Redberg RF. Use of prostate-specific antigen testing is in the eye of the beholder . JAMA Intern Med. 2016 ; doi: 10.1001/jamainternmed.2015.8104.
9.
Bleyer A, Welch HG. Effect of three decades of screening mammography on breast-cancer incidence . N Engl J Med. 2012; ; 367 : :1998.–2005.
10.
Baum M. Harms from breast cancer screening outweigh benefits if death caused by treatment is included . Br Med J. 2013; ; 346 : :f385..
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Schreier G. The internet of things for personalized health . Stud Health Technol Inform. 2014; ; 200 : :22.–31.
12.
Hood L, Friend SH. Predictive, personalized, preventive, participatory (P4) cancer medicine . Nat Rev Clin Oncol. 2011; ; 8 : :184.–187.
13.
Billaud M, Guchet X. L’invention de la médecine personnalisée . Med Sci (Paris). 2015; ; 31 : :797.–803.