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Med Sci (Paris). 2015 November; 31: 41–44.
Published online 2015 November 6. doi: 10.1051/medsci/201531s312.

Clin d’œil du Dinosaure émérite
L’enfer du génothérapeute est pavé de POC

Jean-Claude Kaplan1*

1Institut Cochin, Faculté de Médecine Paris Descartes, Paris, France
Corresponding author.
 

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Vignette (Photo © Dinosaure_Fotolia_3993924-V).

Un retard thérapeutique qui mérite réflexion

Au cours des trois dernières décennies nous avons vécu une véritable explosion des connaissances concernant l’étiologie primaire des maladies monogéniques. En ce qui concerne les maladies neuromusculaires le premier gène a été identifié en 1986 [1] ; fin 2014, 406 gènes différents étaient recensés [2]. Pourtant les bénéfices thérapeutiques escomptés se sont longtemps fait attendre. Au moment où ils commencent à être engrangés [3], et avec un recul de près de 30 ans, il est important d’analyser les causes de ce décalage, source d’une légitime impatience de la part des malades, de leurs familles, de leurs médecins. Ce sujet n’a jusqu’à présent donné lieu à aucune réflexion approfondie. Il devrait pourtant intéresser les épistémologistes et les historiens de la médecine. Pour les sensibiliser je les incite à comparer les deux extraits suivants publiés à vingt-six ans d’intervalle.

  • En 1989, trois ans après sa mémorable découverte du gène DMD [2], Lou Kunkel exprimait ainsi son optimisme « As the normal function of dystrophin is determined, more accurate clinical diagnosis of DMD and BMD should result and potential approaches to therapy should be designed » [4].
  • En mars 2015, on pouvait lire ceci en guise de conclusion d’une revue générale sur l’intérêt des modèles animaux : « Duchenne muscular dystrophy (DMD) is a progressive muscle-wasting disorder… Currently, there is no cure. A highly promising therapeutic strategy is to replace or repair the defective dystrophin gene by gene therapy… After ~30 years of development, the field has reached the stage at which the results in mdx mice can be validated and scaled-up in symptomatic large animals… » [5].

La confrontation de ces deux déclarations introduit le sujet traité ici.

Trop de POC, pas assez de POT [6]

En trente ans les publications apportant la démonstration expérimentale du bien-fondé de telle ou telle hypothèse thérapeutique découlant directement de la connaissance d’un gène muté se sont accumulées. Ces preuves de concept sont obtenues d’abord ex vivo dans des cellules en culture, puis in vivo dans des modèles animaux où le défaut biologique est corrigé soit localement, soit dans l’organisme entier. Cette pléthore de publications reflète l’intérêt croissant de la communauté scientifique pour les objectifs thérapeutiques. D’emblée et longtemps les efforts ont porté sur la seule stratégie de thérapie génique consistant à corriger le défaut par supplémentation grâce au transfert d’ADN codant tout ou partie du gène défectueux, enrobé dans un vecteur viral [7]. En privilégiant cette stratégie les chercheurs n’avaient pas encore conscience de la nature et du nombre des obstacles que cette approche entièrement nouvelle comportait [8]. Au fil des années la formule simpliste de « gène médicament » qui était proposée dans les années 1990 s’est avérée être un leurre voire un slogan tant est essentielle la dissemblance entre un gène et un médicament.

Les stratégies et les cibles thérapeutiques se sont peu à peu diversifiées [9] passant de la thérapie génique par transfert de gène aux thérapies post-géniques où l’on intervient au niveau de la maturation de l’ARN messager (saut d’exon par oligonucléotides antisens ou AON) [10] ou de sa traduction (translecture des mutations non-sens). Dans ces deux derniers cas, il s’agit de thérapies allèles-spécifiques à l’origine du concept de médecine personnalisée [11].

Parallèlement se sont développées les stratégies de cytogénothérapie où des cellules souches du malade sont d’abord corrigées ex vivo puis réimplantées avec l’espoir d’un repeuplement du tissu cible [12]. Enfin, avec un certain retard, et à la lumière de l’effet indéniable de la corticothérapie sur le ralentissement du processus dystrophique dans la myopathie de Duchenne, on s’est orienté vers la recherche de molécules agissant sur les nombreuses cibles périphériques de la cascade physiopathologique [13, 14].

Les goulots d’étranglements se situent au-delà des POC

La preuve de concept obtenue au laboratoire est une étape incontournable mais non suffisante. Elle doit être suivie par une validation clinique avec ses quatre phases [15], sous le contrôle de l’ANSM [16].

Le processus est d’une lourdeur extrême, car il réclame une organisation multidisciplinaire et des subsides qui dépassent les forces et la compétence de l’équipe qui a produit le POC. Le relais doit être pris soit par les associations de malades [17], soit par des sociétés privées à capital risque de type start-up, voire par des firmes pharmaceutiques de stature internationale. Au cours de ce parcours il faudra avoir franchi toutes les étapes de la pharmacovigilance, préparé des lots du produit à administrer conformes à la sécurité sanitaire, et en quantité suffisante, ce qui réclame une expertise particulière et des moyens considérables lorsqu’il s’agit de vecteurs viraux. Il faudra avoir constitué des cohortes de volontaires, disposer d’outils performants pour vérifier l’innocuité, le bénéfice thérapeutique, la signification statistique des résultats. L’ensemble du processus est coûteux en temps et en argent et bien que l’objectif poursuivi n’ait pas de prix au point de vue éthique, il ne concerne qu’un marché très étroit [18]. C’est pourquoi il a fallu que les associations de familles s’unissent au niveau international et fassent un intense lobbying pour obtenir des financements supranationaux [19]. Enfin les protocoles doivent pour chaque phase avoir reçu l’approbation des instances régulatrices. Par delà ces obstacles d’ordre logistique il y a le risque de complications [20] voire même d’échec biologique. En effet bien souvent un protocole qui s’était avéré prometteur sur les modèles animaux ne confirme pas son efficacité lors du passage à Homo sapiens, ou suscite chez lui des effets néfastes non prévus. Au terme de ce parcours d’obstacles l’attrition est considérable et jusqu’à présent, dans le domaine des maladies musculaires on n’a pas encore vu de POC franchir la ligne d’arrivée.

On voit ainsi que le facteur limitant n’est pas l’obtention des POC mais leur transposition en clinique, d’où le concept émergent de « médecine translationnelle ».

Les aspects encourageants

Si les espoirs initiaux de résultats thérapeutiques à court terme n’ont pas été confirmés, le bilan des recherches thérapeutiques au cours des trois décennies écoulées est largement positif, si l’on considère les points suivants.(Figure 1)

1. les principales pierres d’achoppement ont été identifiées et contournées
  • sur le plan scientifique : optimisation des vecteurs viraux transportant le transgène, notamment les lentivirus sécurisés ; progrès dans la manipulation des cellules souches résidentes ou obtenues par iPS ; progrès de la génomique depuis l’avènement des techniques de séquençage à haut débit (NGS) et de criblage à haut débit de molécules candidates (voir note 21).
  • sur le plan logistique : rationalisation et standardisation des protocoles d’essais cliniques, bases de données clinico-biologiques pour clarifier les variations phénotypiques, identification de nouveaux biomarqueurs et validation des procédures permettant d’évaluer les bénéfices thérapeutiques (voir note 19) : constitution de réseaux collaboratifs nationaux et internationaux afin de conjuguer les efforts et d’augmenter la masse critique des cohortes de patients participant aux essais cliniques.
2. Des success stories commencent à sortir [22]
Bien qu’elles ne concernent pas encore le domaine des maladies musculaires, elles ont une valeur exemplaire. Il s’agit des affections monogéniques suivantes : (a) immunodéficiences primaires [21] ; (b) syndrome de Wiskott-Aldrich [23] ; (c) adrénoleucodystrophies [24] ; (d) leucodystrophie métachromatique [25] ; (e) hémophilie B [26] ; (f) dégénérescences rétiniennes [27].

Dans tous ces exemples, la réussite thérapeutique durable est explicable : dans (a) et (b), il s’agit d’un avantage sélectif et prolifératif des cellules corrigées ; dans (c), (d) et (e), le produit du gène est une protéine à effet catalytique ; enfin, dans (f), il s’agit d’une correction locale très ponctuelle.

Pour revenir aux dystrophinopathies (DMD, BMD)
Tout les oppose aux exemples précités. En effet la protéine déficiente - la dystrophine - est une très grande protéine de structure, intégrée dans l’architecture interne de la cellule musculaire [9]. Elle n’est donc ni diffusible, ni active à doses catalytiques. L’objectif est d’obtenir sa production dans toutes les cellules de la musculature vitale (squelettique, respiratoire, cardiaque) et ceci en quantités stœchiométriques, en administrant le facteur thérapeutique par voie systémique. C’est pourquoi les stratégies qui ont aujourd’hui le vent en poupe sont celles où le facteur thérapeutique est capable d’atteindre toutes les cibles : notamment les oligonucléotides antisens (AON) [28, 29], les vecteurs correcteurs de type AAV8 à tropisme musculaire [30] portant soit un transgène soit une construction génératrice d’AON [31], les cellules souches corrigées ex vivo [13] et possédant un fort pouvoir régénératif ou un avantage sélectif [32]. Il faut y ajouter à présent les molécules diffusibles, qu’elles soient déjà homologuées comme médicaments [33], ou bien à découvrir grâce à la génomique fonctionnelle [34].
Et la baguette magique du système CRISPR-Cas9 [35] qui fait la une de tous les magazines ?
Ce sera justement le sujet du prochain Clin d’œil.
Post-scriptum Ce texte était déjà rédigé et envoyé à l’éditeur lorsque j’ai pris connaissance sur le site du magazine internet BUZZFEED d’un pamphlet virulent et bien documenté intitulé « Weighing the promises of big genomics » (publié le 21/05/2015).

L’auteur, le chroniqueur scientifique David Dobbs, prend prétexte du décalage discuté dans ce Clin d’œil pour fustiger « l’imposture de la génomique médicale ». Ce faisant, il jette le bébé avec l’eau du bain, et fait preuve d’un négationnisme qui risque de faire boule de neige, en dépit des réactions pertinentes de certains « bloggeurs » (voir http://www.buzzfeed.com/daviddobbs/weighing-the-promises-of-big-genomics).

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Acknowledgments

Je remercie Gisèle Bonne pour ses conseils et encouragements lors de la rédaction de cet article.

References
1.
ll s’agit du gène DMD, identifié par l’équipe de Kunkel. (Monaco AP, Neve RL, Colletti-Feener C, et al. Isolation of candidate cDNAs for portions of the Duchenne muscular dystrophy gene . Nature. 1986; ; 323 : :646.–650). Le gène code la dystrophine, dont les défauts quantitatifs et/ou qualitatifs entraînent une dystrophie musculaire progressive de gravité variable, depuis la sévère forme de Duchenne jusqu’à la forme de Becker (BMD) d’évolution plus lente.
2.
Kaplan JC, Hamroun D. The 2015 version of the gene table of neuromuscular disorders . Neuromuscul Disord. 2014; ; 24 : :1123.–1153. http://www.musclegenetable.fr.
3.
Voir le Colloque du Collège de France. : Novel therapies for monogenic diseases. (16 et 17 avril 2015) organisé conjointement par J.L. Mandel et A. Fischer. http://www.college-de-france.fr/site/en-alain-fischer/p8401131598063082_content.htm.
4.
Kunkel LM. The Wellcome lecture. , 1988;. Muscular dystrophy: a time of hope . Proc R Soc Lond B Biol Sci. ; 1989. : 237 :1.–9.
5.
McGreevy JW, Hakim CH, McIntosh MA, Duan D. Animal models of Duchenne muscular dystrophy: from basic mechanisms to gene therapy . Dis Model Mech. 2015; ; 8 : :195.–213.
6.
POT. : Proof of Therapy. , un néo-acronyme que j’ai inventé pour la circonstance. C’est en quelque sorte la « timbale » à décrocher.
7.
Pour les dystrophinopathies, les premiers POC remontent à 1993.
8.
Voir Kaplan JC, Delpech M. Biologie moléculaire et médecine. (3e ed.) , 3e ed. Paris: : Flammarion; , 2007, Chap. 15., pp. :548.–561.
9.
Voir l’excellente revue générale récente produite par le groupe de G. Dickson. : Jarmin S, Kymalainen H, Popplewell L, Dickson G. New developments in the use of gene therapy to treat Duchenne muscular dystrophy . Expert Opin Biol Ther. 2014; ; 14 : :209.–230.
10.
Voir les Clins d’œil n° 5 et 6 (Les Cahiers de Myologie, octobre 2011 et avril 2012).
11.
Ce concept est à double-tranchant puisqu’il implique que chaque AON allèle-spécifique devra avoir passé le crible de l’homologation.
12.
Benchaouir R, Meregalli M, Farini A, et al. Restoration of human dystrophin following transplantation of exon-skipping-engineered DMD patient stem cells into dystrophic mice . Cell Stem Cell. 2007; ; 1 : :646.–657.
13.
Fairclough RJ, Perkins KJ, Davies KE, et al. Pharmacologically targeting the primary defect and downstream pathology in Duchenne muscular dystrophy . Curr Gene Ther. 2012; ; 12 : :206.–244.
14.
La méconnaissance des fonctions de la dystrophine et de ses dysfonctions est un goulot d’étranglement majeur. Les outils de la génomique intégrative devraient permettre de le lever.
16.
Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (http://ansm.sante.fr/Activites/Essais-cliniques/Les-essais-cliniques/%28offset%29/0).
17.
La structure du Généthon sous l’égide de l’AFM est un modèle exemplaire.
18.
D’où les statuts de « maladie rare » et de « médicament orphelin » permettant de s’affranchir pendant les essais cliniques des lois du marché.
20.
Par exemple la mutagenèse insertionnelle leucémogène observée dans les premières expériences effectuées dans le SCID X1 traité par un gène vectorisé dans un lentivirus. (Cavazzana-Calvo M, Hacein-Bey S, de Saint Basile G, et al. Gene therapy of human severe combined immunodeficiency (SCID)-X1 disease . Science. 2000; ; 288 : :669.–672). Il a fallu des années d’effort pour surmonter ce risque à l’aide de vecteurs de type SIN (Fischer A. Gene therapy for primary immunodeficiencies. Clin Genet 2015 (sous presse) (doi: 10.1111/cge.12576).
21.
Aartsma-Rus A, Ferlini A, Vroom E. Biomarkers surrogate endpoints in Duchenne: meeting report . Neuromuscul Disord. 2014; ; 24 : :743.–745 – Lynn S, Aartsma-Rus A, Bushby K, et al. Measuring clinical effectiveness of medicinal products for the treatment of Duchenne muscular dystrophy. Neuromuscul Disord 2015 ; 25 : 96–105..
22.
Voir l’éditorial de. H.L. Malech et H.D. Ochs. An emerging era of clinical benefit from gene therapy . JAMA. 2015; ; 313 : :1522.–1523.
23.
Hacein-Bey Abina S, Gaspar HB, Blondeau J, et al. Outcomes following gene therapy in patients with severe wiskott-aldrich syndrome . JAMA. 2015; ; 313 : :1550.–1563.
24.
Cartier N, Hacein-Bey-Abina S, Bartholomae CC, et al. Lentiviral hematopoietic cell gene therapy for x-linked adrenoleukodystrophy . Meth Enzymol. 2012; ; 507 : :187.–198.
25.
Biffi A, Aubourg P, Cartier N, et al. Gene therapy for leukodystrophies . Hum Mol Genet. 2011; ; 20 : :r42.–r53.
26.
Nathwani AC, Reiss UM, Tuddenham EG, et al. Long-term safety and efficacy of factor IX gene therapy in hemophilia B . N Engl J Med. 2014; ; 371 : :1994.–2004.
27.
Dalkara D, Duebel J, Sahel JA. Gene therapy for the eye focus on mutation-independent approaches . Curr Opin Neurol. 2015; ; 28 : :51.–60.
28.
Aartsma-Rus A, Ferlini A, Goemans N, et al. Translational and regulatory challenges for exon skipping therapies . Hum Gene Ther. 2014; ; 25 : :885.–892.
29.
Les tricyclo-oligonucléotides offrent l’avantage d’atteindre le cœur et de franchir la barrière-hémato-encéphalique. (Goyenvalle A, Griffith G, Babbs A, et al. Functional correction in mouse models of muscular dystrophy using exon-skipping tricyclo-DNA oligomers . Nat Med. 2015; ; 21 : :270.–275).
30.
Signalons la guérison de souris modèles de myopathies myotubulaires par l’administration d’AAV8 portant le transgène MTM1. (Childers MK, Joubert R, Poulard K, et al. Gene therapy prolongs survival and restores function in murine and canine models of myotubular myopathy . Sci Transl Med. 2014; ; 6 : :220.ra210). Mais, dans cet exemple, trois remarques s’imposent : (1) le produit du gène, la myotubularine, est une enzyme dont l’effet thérapeutique s’exerce par ses vertus catalytiques alors que la protéine n’est pas même visible en western-blot; (2) il s’agit d’une myopathie congénitale sans processus dystrophique ce qui permet le maintien prolongé de l’AAV8 dans les cellules musculaires sous forme épisomale; (3) ce résultat n’est pour l’instant qu’un POC….
31.
C’est la stratégie où l’AON est camouflé dans un ARN naturel de type U7. (Goyenvalle A, Vulin A, Fougerousse F, et al. Rescue of dystrophic muscle through U7 snRNA-mediated exon skipping . Science. 2004; ; 306 : :1796.–1799).
32.
Cet objectif n’a pas encore été atteint.
33.
Buyse GM, Voit T, Schara U, et al. Efficacy of idebenone on respiratory function in patients with Duchenne muscular dystrophy not using glucocorticoids (DELOS): a double-blind randomised placebo-controlled phase 3 trial . Lancet. 2015; ; 385 : :1748.–1757.
34.
Greene CS, Krishnan A, Wong AK, et al. Understanding multicellular function and disease with human tissue-specific networks . Nat Genet. 2015; ; 47 : :569.–576.
35.
Doudna JA, Charpentier E. Genome editing. The new frontier of genome engineering with CRISPR-Cas9 . Science. 2014; ; 346 : :1258096..