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Med Sci (Paris). 2015 June; 31: 40–45.
Published online 2015 July 16. doi: 10.1051/medsci/201531s111.

Une éthique de dialogue science-société

Hervé Chneiweiss1*

1Directeur du laboratoire Neuroscience Paris Seine-IBPS (CNRS/Inserm/UPMC) et président du comité d’éthique de l’Inserm, rédacteur en chef de la revue médecine/sciences, Neuroscience Paris Seine, UMR8246 CNRS/U1130 Inserm/Université Pierre et Marie Curie, 7, quai Saint Bernard, 75005Paris, France
Corresponding author.
 

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Par rapport aux 2 grandes institutions qui ont été présentées, l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques et la Commission nationale du débat public, le comité d’éthique de l’Inserm est une de ces institutions d’organismes de recherche indépendantes. Elle s’inscrit parfaitement dans l’attendu du débat d’aujourd’hui. Parce que, si l’on considère ce que Paul Berg avait initié en 1975, la conférence d’Asilomar, on était bien là dans ce moment où des scientifiques identifient, bien en amont du débat public, une problématique qui peut avoir un impact général. Cette conférence était très technique : il s’agissait d’évaluer les mesures de sécurité nécessaires à l’initiation des recherches dans le domaine du génie génétique. Les participants se sont concertés pour savoir quel pourrait être l’impact, voire la dangerosité des virus qui étaient utilisés pour créer de nouveaux vecteurs, pour créer ce qui allait devenir la biologie moléculaire. Cela a constitué le point de départ des premières réunions d’éthique de la recherche. Effectivement, dans ce contexte-là, des tensions ont été relevées, au sens que leur donne Isaac Asimov, c’est-à-dire : la connaissance produit quelque chose à laquelle l’ignorance ne pourra jamais donner de réponses. Donc, nécessairement, face à ces nouvelles connaissances, nous avons besoin de réflexions et besoin de nouvelles recherches. Face à des événements d’un impact éventuellement inconnu et présentant un risque de nature irréversible, il y a un devoir d’action qui est un devoir de recherche, devoir inclus dans le principe de précaution.

La création d’une instance d’éthique à l’Inserm remonte aux années 1970. Ensuite, en 1982, Philippe Lazar est chargé par le Gouvernement de mettre en place, avec l’aide du Pr Jean Bernard, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE), créé par décret le 23 février 1983, qui aura pour mission de réfléchir à l’impact sociétal des recherches menées dans le champ des sciences de la vie et de la santé. Un des premiers sujets traités par le comité fut centré sur la question de la procréation médicalement assistée, qui se posait à l’époque : « Avis sur les problèmes éthiques nés des techniques de reproduction artificielle » (1984).

À la fin des années 1990, le besoin de débattre de questions éthiques au sein même des organismes de recherche est apparu, pour en anticiper les impacts sociétaux éventuels. C’est ainsi qu’a été mis en place le comité d’éthique de l’Inserm, présidé par Michel Fardeau, puis par Jean-Claude Ameisen. Et j’ai le privilège, en tout cas l’honneur, de présider celui-ci depuis un an. En même temps que le comité, donc en 1999, était créée la délégation à l’intégrité scientifique, animée par Claude Kordon.

L’approche du comité d’éthique de l’Inserm n’est pas celle du CCNE. Ainsi, si l’on examine l’un des derniers avis de celui-ci « Fin de vie, autonomie de la personne, volonté de mourir », on constate que cela n’est pas une question de recherche biologique qui a été traitée, mais une question de choix de société. Cela peut être éventuellement une question qui s’articule entre le CCNE et la Commission nationale du débat public, car impliquant des recherches sociologiques ou la prise en charge de certains montants de soins en fin de vie.

En revanche, d’autres questions impliquant des recherches dans le champ de la biologie ont des impacts éthiques concernant le comité de l’Inserm. La discussion éthique présuppose d’être capable non seulement d’identifier des tensions, mais d’en discuter ensemble, avec un principe fondateur de toute discussion éthique : être prêts, quel que soit le conflit, à parvenir à un consensus.

Pour éclairer mon propos, je propose ici ces phrases de Paul Ricœur (Figure 1), qui situent bien l’éthique dans une « tension » entre les différents acteurs. Cette tension s’exprime dans les 3 pôles de l’agir : j’ai ma liberté, mais existe aussi la liberté de l’autre et, à un moment ou à un autre, il va falloir arriver à un consensus sur la règle; la prise en compte éthique de la liberté est que, si j’affirme ma liberté, je dois y inscrire immédiatement l’implication de cette affirmation pour l’espace de liberté de l’autre et ma liberté inclut la conception de la liberté de l’autre; et pour un institut de recherche comme l’Inserm, cela signifie la visée de la vie bonne avec et pour les autres dans des institutions justes. C’est la modeste contribution que tentent d’apporter le comité d’éthique de l’Inserm et les comités d’éthique institutionnels.

Nos missions sont d’abord des missions d’animation de la réflexion et cette animation implique la formation, car aucun débat n’est spontané, n’est inné. Les conditions du débat ne peuvent émerger sans une réflexion. Je crois que, aujourd’hui, des mots tels que « démocratie », « débat », « intérêt général », sont galvaudés et ont été pervertis. On oublie des millénaires de philosophie, de philosophie morale, de philosophie politique, qui ont conduit aux concepts qui sont les piliers d’une démocratie. On ne peut pas confondre, par exemple, démocratie avec agitation et débat. La démocratie, c’est pour chacun le droit d’exprimer quelque chose, mais dans un objectif. On se réunissait sur l’agora pour obtenir in fine une décision.

Évidemment, nous sommes un comité d’éthique institutionnel. Donc ce qui va nous mobiliser, ce sont des questions qui se posent au sein de nos unités de recherche et aux chercheurs de l’institution, des questions directement en connexion avec l’activité scientifique de notre organisme. Les autres questions doivent être traitées ailleurs. Nous apportons notre soutien à la formation, l’identification, l’intégration de ces questions éthiques dès l’origine. On a beaucoup parlé de l’anticipation. Je crois que, d’une façon fondamentale, cette question est centrale. L’une de nos missions est que notre comité d’éthique de l’Inserm, en concertation avec les comités des autres institutions (CNRS, IRD, INRA, CIRAD), parvienne à développer une activité qui soit ce que Laurence Monnoyer-Smith évoquait « Chacun sa place, chacun sa compétence, chacun sa capacité d’apporter expertise et réflexion », et que l’on puisse articuler ces différentes réflexions, de manière à éviter toute redondance et à couvrir, au moins du point de vue scientifique le plus largement possible, ce champ des sciences de la vie et de la santé.

Une fois que nous avons réuni des groupes de travail, avancé dans notre réflexion et élaboré un document, nous organisons le débat public d’une façon ouverte. Nous amenons une expertise, un peu à la manière de l’OPECST dans ses rapports. Ce que nous produisons, ce ne sont pas des avis, mais des notes ouvertes à la discussion ( Figure 2 ).

Le comité, composé de 16 membres, fait appel à un très large panel de compétences. Nous avons respecté les règles qui sont aujourd’hui les bases pour tous les comités d’éthique institutionnels et, pour ce qui nous concerne, parité de genre, parité entre la biologie et les sciences humaines et sociales, parité entre les scientifiques de l’Inserm et ceux des autres institutions; nous poussons ce regard ouvert à la francophonie, grâce à des compétences belges et suisses en philosophie morale ou philosophie des sciences. Et nous avons également un membre des associations de malades au sein du comité : 450 associations de malades sont représentées au sein de l’institution (groupe de réflexion avec les associations, GRAM).

J’évoquerai à nouveau la délégation à l’intégrité scientifique de l’Inserm, qui a une interface avec l’éthique et dont Jean-Yves Le Déaut a parlé tout à l’heure. Nous avons, enfin, le comité d’évaluation éthique de l’Inserm, qui a pour mission de rendre des avis sur des projets de recherche impliquant l’homme, dans le but de protéger les droits et le bien-être des personnes impliquées dans la recherche.

Enfin, depuis le début des années 1990, l’Inserm assure une mission d’expertises collectives, expertises scientifiques indépendantes, réalisées à la demande des institutions agissant dans le domaine de la santé publique (ministères, agences, caisses d’assurance maladie, mutuelles, associations, etc.). Les rapports d’expertises qui en sont issus sont un état de l’art des connaissances scientifiques et médicales internationales sur le sujet. Elles apportent l’éclairage nécessaire aux prises de décisions en matière de soins, de dépistage et de prévention.

Nous travaillons désormais avec les institutions, en amont, pour discuter de la question avant que l’Inserm accepte de réaliser l’expertise, et, en aval, pour relire les rapports avant qu’ils ne soient rendus publics.

Sur quels sujets travaillons-nous ? Nous avons notamment un groupe de travail sur l’embryon. Pourquoi si peu de recherches sur l’embryon dans les unités de l’Inserm, alors que la loi autorise ces recherches depuis juillet 2013 ?

Nous travaillons également sur :

  • la question du genre, qui est double, avec celle du biais de carrière des femmes, mais aussi la question de certains biais de recherche par rapport au sexe des animaux; il faut savoir que les recherches sur les maladies mentales, par exemple, ne se font que sur des animaux mâles;
  • la question des attitudes des chercheurs vis-à-vis des nouveautés technologiques et des anticipations;
  • la question du modèle animal;
  • la question des recherches au Sud. La question, aujourd’hui paradigmatique, de l’épidémie d’Ebola et des équipes de recherche Inserm ou autres qui sont impliquées est emblématique de l’interface entre une recherche biologique fondamentale, un virus connu depuis 1976, et des recherches qui doivent se faire dans le champ de la sociologie, des cultures et des comportements. Si nous ne voulons pas qu’Ebola devienne le VIH de demain, c’est-à-dire que nous ayons dans 20 ans, 30 ou 40 millions de morts, voire plus, il est plus que temps de réagir. Les différents organismes de recherche sont directement impliqués, sous la houlette de Jean-François Delfraissy, directeur de l’Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites (ANRS), pour travailler sur ces questions de santé au Sud.

Sont en ligne, sur le site de l’Inserm, les notes du comité d’éthique que nous avons déjà publiées. Nous organisons une journée annuelle, au cours de laquelle nous posons ces notes en perspectives et en débat. Nous présentons la note, nous invitons un discutant pour apporter la controverse et nous ouvrons le débat avec les participants. Il y avait près de 200 personnes pour notre première journée, qui s’est tenue au mois de juin 2014 ; elle a porté, en particulier, sur l’impact des recherches en neurosciences sur l’éthique. La prochaine note du comité portera sur la déclaration de liens d’intérêt en recherche, en insistant sur le fait que chacun d’entre nous a des liens d’intérêt, ce qui ne veut pas dire qu’il s’agisse obligatoirement de sources de conflits.

Je voudrais terminer en évoquant Michel Foucault, pour dire : tout discours a une histoire, le corps, la biologie ont une histoire, histoire qui s’incarne ensuite dans un espace politique. Et, je vous renvoie à la manière dont Foucault a traité ce sujet dans son ouvrage, La naissance de la clinique, et dans ses derniers cours au Collège de France. La question posée était : qu’est-ce que c’est aujourd’hui, dans une société, d’avoir le courage de dire la vérité ? Qu’est-ce qui permet d’être capable de dire le vrai, dire le vrai sur des événements, sur une société, dire le vrai sur soi ? Pour faire court, Foucault avait repris le thème de la parrêsia (mot grec qu’on peut traduire par « dire-vrai » ou « franc-parler »), le courage d’un dire-vrai, exprimé publiquement dans une tribune politique chez les Grecs et Latins anciens. Il prend l’exemple de Socrate, emprisonné, refusant de s’enfuir et qui, avant de boire la ciguë mortelle, dit à Criton, un de ses élèves, « va sacrifier un coq pour nous, va sacrifier le coq, animal solaire, symbole de la guérison ». Comment le philosophe de la vie qu’était Socrate a-t-il pu demander cela, d’aller remercier Apollon par un sacrifice qui représente la guérison ? Foucault explique que, en réalité, Socrate refuse de s’enfuir avec l’aide de ses élèves, pour être capable de tenir le discours du vrai sur lui-même et avec son école. On n’est jamais vrai seul, on est vrai ensemble, on est vrai grâce au regard des autres. C’est aussi ce que nous essayons modestement de faire au comité d’éthique.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

Discussion
Paul de Brem
Merci beaucoup pour ces explications. Nous sommes donc avec trois représentants d’institutions où se joue la possibilité que soient mises en débat les sciences et les technologies avec la société. S’y joue aussi une certaine conception de la démocratie, parce que, au fond, ce dont vous vous occupez les uns et les autres, c’est le choix d’un modèle de société. C’est donc un enjeu fort qui est le vôtre.
Pierre Battini1
Dans les instances que vous avez présentées et que vous présidez aujourd’hui, est-ce que vous vous êtes saisis ou vous saisissez-vous du problème du trans-humanisme, très à la mode aujourd’hui. On en parle beaucoup dans la Silicon Valley et c’est peut-être une révolution qui nous attend. Avez-vous commencé à débattre de ces thèmes ? Comment pensez-vous les traiter ?
Hervé Chneiweiss
Cela fait partie des questions que l’on a cherché à débattre sous l’angle des neurosciences, ne serait-ce que parce que, aujourd’hui, les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) en savent beaucoup plus sur vous-même, sur vos pratiques et sur vos goûts qu’un quelconque test d’imagerie cérébrale. Combien de kilomètres faites-vous, combien de calories dépensez-vous, à quel rythme votre cœur bat-il et, dans quel contexte, vos pulsations et vos émotions s’accélèrent-elles, etc. ?

Je ne débattrai pas de la question philosophique du trans-humanisme : faut-il ou non améliorer ou dépasser l’homme ? Je vous renverrai plutôt à la réalité des pratiques d’aujourd’hui : les quelques cent milliards de dollars que Google est capable de mettre sur la table dans toute la nébuleuse des sociétés créées dans le domaine des soins; Calico qui essaye de trouver les secrets de l’immortalité et d’autres sociétés de la sphère globale du bien-être. Si le directeur de la recherche de Google a été un temps l’un des papes du trans-humanisme, il est surtout désormais un des promoteurs de ceux qui font de sa société le géant du bien-être aujourd’hui et demain. Je pense que cela doit nous appeler à réfléchir dans ce nouvel espace numérique qui impliquera surement d’autres débats publics et d’autres questions sur notre liberté.

Claude Flot2
Que pensez-vous du principe de précaution ? Est-ce un frein ou un avantage ?
Jean-Yves Le Déaut
Je dirai que le principe de précaution est une bonne chose, à condition que cela ne conduise pas à l’inaction. J’ai bien retenu la phrase de conclusion de Laurence Monnoyer-Smith : le conflit n’est pas pathologique. Bien sûr, nous pensons tous que le débat est nécessaire, que le conflit n’est pas inutile dans le débat. Cependant, l’embourbement du conflit peut devenir pathologique.

Je pense en particulier au débat sur les biotechnologies, qui n’est pas traité à l’OPECST. Effectivement, on peut être d’accord sur le fait que l’innovation porte des conceptions différentes du monde, on peut être d’accord sur la propriété du vivant et sur sa brevetabilité, on peut être d’accord sur le fait qu’il n’y a pas forcément d’utilité sur certains des composés. Mais cela devrait nous amener non pas à un rejet systématique de la technique, mais à aborder cette question au cas par cas.

Quand on voit que l’École normale supérieure, lieu où on est davantage dans le domaine des synapses nerveuses que dans celui des applications pratiques, a été envahie par un groupe radical cette année à Lyon, parce qu’auraient eu lieu des expériences de cisgenèse à ne pas confondre avec la transgenèse.

Cela mérite une petite explication : la cisgenèse est un processus de génie génétique qui permet de transférer artificiellement des gènes entre des organismes qui pourraient être croisés selon des méthodes d’hybridation classiques; à la différence de la transgenèse, où le gène inséré peut provenir d’une autre espèce, les gènes sont transférés seulement entre des organismes étroitement apparentés. La cisgenèse est un moyen de contourner la transgenèse, parce que, dans une espèce, quand on cherche bien, on trouve presque tous les gènes. Comme le disait François Jacob, l’évolution est la somme des réussites parce que la trace des échecs a disparu.

Aujourd’hui, appliquer le principe de précaution est important, mais doit-il freiner l’innovation, doit-on attendre qu’un débat se stabilise sur 25 ans pour, finalement, permettre des innovations ? Certainement pas.

Paul de Brem
On a cru comprendre que les décisions sont prises pas à pas, qu’elles sont prises au cours du temps. En biotechnologies, on ne cesse pas de prendre des décisions.
Jean-Yves Le Déaut
J’ai été un pionnier de ces sujets au Parlement. J’ai vu la transposition de la directive européenne de 1991 prise dans l’indifférence générale. J’ai vu, en 1996, démarrer le sujet « Le soja fou » (titre de Libération). J’ai fait la 1re conférence de citoyens et le 1er rapport de l’Assemblée nationale sur ce sujet. Ensuite, j’ai travaillé dans la commission des 4 sages sur l’expérimentation en champ ouvert. On a fait une loi en 2008, après un rapport dont j’étais également un des auteurs. On n’a pas traité ce sujet. Il n’y a pas une expérimentation en France, alors qu’il y en avait 700 il y a une quinzaine d’années. C’est un sujet que l’on n’a pas traité.

Or, à l’Office parlementaire, autant sur le changement climatique, sur l’amiante et sur les substituts aux pesticides, on a des avis unanimes, autant on dit que les arguments qui ont été donnés il y a une quinzaine d’années, qui étaient les arguments de santé et d’environnement, étaient de vraies questions, autant ce débat est embourbé. En Europe, personne ne veut plus les traiter.

A côté du principe de précaution, il faut introduire l’innovation, il faut que la société soit capable de réfléchir sur le modèle que l’on souhaite pour la société, les bénéfices, les risques et les avancées que l’on souhaite. Autrement, on parviendra à une société bloquée et une société bloquée est une société en déclin.

Danielle Lanquetuit3
J’ai beaucoup apprécié le mot de réversibilité, mais je voudrais en ajouter un autre : le mot de réciprocité. Il y aurait mille choses à dire, mais j’aimerais que vous reteniez que notre société est capable de faire du « géomarketing ». Le géomarketing regroupe toutes les actions utilisant des données cartographiques ou géographiques, socio-comportementales et socio-démographiques modélisées. Il permet, entre autres, d’optimiser, de réaliser des études d’implantation, de déterminer des potentiels commerciaux, d’optimiser des actions de recrutement, d’orienter de multiples choix. Je voudrais, quand on met 1 euro sur du géomarketing, que l’on mette aussi 1 euro pour la traçabilité auprès des entreprises qui font de l’innovation. Toute cette traçabilité du comportement et d’un client, d’un consommateur, est importante pour guider les choix, un marché, mais avec un consensus entre industriels, consommateurs, environnementalistes, avant que le problème annoncé surgisse.
Hervé Chneiweiss
C’est dans ce contexte qu’ont été créées les agences sanitaires au tournant des années 2000. On connait les péripéties que certaines d’entre elles ont vécues, mais il est de l’ordre des choses, en tout cas dans tous les pays occidentaux, d’avoir ces agences de sécurité. Dans bien des cas, celles-ci sont aussi des donneurs d’alerte. Pour prendre un exemple très récent, c’est l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) qui a rédigé le rapport d’expertise sur le chlordécone et les sols complètement pollués dans les bananeraies aux Antilles. Peut-être faudrait-il renforcer le budget de ces agences de sécurité.
Jean-Yves Le Déaut
Je crois que vous avez raison d’insister sur l’importance de la traçabilité dans tous les domaines. Là où je comprends mal votre question, c’est quand vous employez le mot « nano » au sens général. Nano signifie une mesure, une toute petite mesure. Donc, il faut bien sûr tracer les nanoparticules ou les nanoproduits, mais s’ils sont utilisés en matière de santé, ils le sont également dans le champ de l’informatique sur lequel il n’y a pas de dissémination de ces composés. Comme pour le mot OGM, on a tendance aujourd’hui, globalement dans le débat, à utiliser des mots qui cachent des diversités très larges. C’est moi qui ai fait le rapport du Parlement sur le chlordécone dont a parlé Hervé Chneiweiss. On a fait une erreur, on a mis du temps à s’en apercevoir et c’est difficilement réparable parce que le chlordécone est, Le Monde a repris mon titre du rapport, « un monstre chimique ». Et le chlrodécone a une demi-vie de 400 ans, illustrant la nécessité de la traçabilité.
Mélodie Faury4
J’ai deux questions sur des points qui m’ont interpellée dans l’ensemble des discussions. La première a trait à la notion de discutabilité, en lien aussi avec cet apprentissage mutuel qui a été évoqué : celle qui devrait faire principe d’autorité justement dans les débats et qui, je crois, focalise cette notion de nœud, mais qui parfois se retrouve justement en discussion, c’est-à-dire là où le contrat de communication de départ et le contrat de débat se trouvent rompus. Concrètement, je voulais savoir si vous avez été confrontés à ce type de situation. Cela m’amène à penser que l’on n’explicite pas toujours les raisons pour lesquelles on vient au débat et pour lesquelles les différentes parties prenantes au débat viennent aussi réinterroger les raisons au-delà du principe démocratique participatif pour lesquelles on le fait. C’était ma première question.

L’autre question concerne la tension entre cette notion de consensus à laquelle on devrait aboutir ou de décision politique, et cette notion de diversité des perspectives et des choix qui a été évoquée par Michel Callon ce matin.

Laurence Monnoyer-Smith
C’est une question épineuse et, à ce propos, deux types de cas peuvent se poser. On peut avoir un problème de mise en place de zone de discussion et cela se produit régulièrement pour plusieurs raisons : la première est que parfois, en tout cas en ce qui concerne nos débats publics, nous sommes saisis par des maîtres d’ouvrage qui arrivent en bout de chaîne, présentant un projet dans un contexte particulier dont ils ne sont pas totalement maîtres (les éoliennes offshore, par exemple). La France ayant fait des choix de mixité énergétique, on lance un appel d’offres, des projets sont alors déposés par le maître d’ouvrage et celui-ci porte sur ses épaules les choix de la France. Lorsqu’on en arrive au débat public, on se trouve devant des personnes qui discutent ces grands choix qui ont été faits. Cela s’est produit pour le débat public relatif à l’International Thermonuclear Experimental Reactor (ITER) et pour celui du centre industriel de stockage géologique (CIGEO). Il est difficile d’avoir autour de la table l’ensemble des personnes qui concourent à cette chaîne de décision, ce qui fait que le maître d’ouvrage a l’impression de payer pour tout le monde et de ne pas pouvoir répondre aux questions qui sont posées dans la salle. Le mauvais élève dans l’affaire, c’est souvent l’État, initiateur mais non porteur du projet, et quand on lui dit « Venez expliquer, ce n’est tout de même pas au maître d’ouvrage ou à l’industriel de justifier les conditions d’établissement d’une politique publique », régulièrement, il rechigne à venir répondre et ne le fait pas ou le fait mal. Il est alors difficile d’établir de la « discutabilité ».

Mais d’autres cas peuvent se présenter, notamment sur des questions scientifiques très pointues où il y a manipulation. C’est assez classique sur le cas du ­changement climatique, où certains scientifiques utilisent le débat public pour essayer de revenir sur des accords de la communauté scientifique déjà relativement établis, utilisant l’argument que, puisqu’il y a débat public, nous avons aussi le droit de faire entendre nos propres conceptions. Cette zone de discutabilité est, dans ce cas de figure, vraiment problématique, puisque le grand public ne peut pas être un arbitre de controverses scientifiques extrêmement pointues.

Hervé Chneiweiss
Premier point, je voudrais saluer le travail des médiateurs scientifiques, car ce que vous faites sur votre blog et dans les lieux que vous animez est absolument essentiel.

Deuxième point essentiel : avant d’arriver à un consensus, il faut réunir des personnes autour de l’idée même qu’un consensus est possible. Donc, la question est que, peut-être, on n’y parviendra pas, mais on entrera dans la discussion éthique, avec l’idée qu’il serait éventuellement possible d’arriver à un consensus.

Enfin, ce n’est pas parce qu’on est arrivé à un consensus, qu’on est arrivé à une décision, que celle-ci est immuable, dans le sens où notre cerveau, en permanence, anticipe des choix et est toujours capable de rectifier son point de vue au dernier moment si la cible bouge. Si le contexte change, si les connaissances évoluent, il faut reprendre la question, la poursuivre et voir si on arrive à un autre consensus ou si on maintient le même. Très souvent, le problème, c’est de vouloir clore le débat avant de l’avoir commencé, en disant : « Mais on a déjà décidé », car, il n’y a rien de pire que d’aller à l’encontre de la manière même dont fonctionne notre cerveau, qui passe son temps à faire des choix et à anticiper tout, mais qui, ensuite, en fonction de la réalité rencontrée, remet en question le fait de savoir si c’était ou non un bon choix.

Jean-Yves Le Déaut
Il faut poursuivre la diffusion de la culture scientifique, technique et industrielle et la formation. Je pense qu’on est tous d’accord sur ce point, car si jamais, comme vous le dites, le public n’est pas mature, il faut s’efforcer par la formation dès l’école de réfléchir à des questions et à des questions controversées et de montrer que la controverse est logique dans une société.

Sur le réchauffement climatique, il y a des points sur lesquels on est presque tous d’accord. Et à l’Office parlementaire, on a des avis unanimes sur ce sujet.

En revanche, je ne suis pas d’accord avec Laurence Monnoyer-Smith, qui dit, alors que le débat n’a pas pu avoir lieu : « ce n’est pas grave, on a le temps ». Je ne suis pas persuadé qu’on ait le temps à partir d’un certain moment. À l’unanimité, les experts interrogés nous disent que, si jamais on stockait les déchets pendant 50 000 ans, ce qui nous laisse cinq fois la période entre les Égyptiens et nous, il n’y aurait pas de remontée. Ils nous disent que, dans tous les cas, il faudra du temps pour le refroidissement des déchets, mais que le pire est leur dissémination au pied des centrales. En termes de stratégie, ne pas résoudre un problème pour la démocratie, c’est finalement montrer qu’une des solutions qu’on a choisie pour la fabrication d’énergie n’est pas viable et qu’il faut donc l’abandonner le plus vite possible, ce qui peut être d’ailleurs la solution, mais pas pour les mêmes raisons.

Laurence Monnoyer-Smith
Je me suis peut-être mal exprimée. Je ne voulais pas dire qu’on avait le temps, je voulais simplement dire que la temporalité du débat devait suivre la temporalité de la décision et que les formes du débat devaient s’adapter aux décisions et aux différentes étapes de la décision. Il faut qu’il y ait une adéquation des temporalités entre les deux.
 
Footnotes
1 Ancien président de l’AFIC (Association française des investisseurs pour le financement de jeunes entreprises de technologies).
2 Entrepreneur.
3 Association Veille Nanos (association de veille et d’information civique sur les enjeux des nanosciences et des nanotechnologies, AVICENN).
4 Directrice de la Maison pour la science en Alsace.