Par rapport aux 2 grandes institutions qui ont été présentées, l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques et la Commission nationale du débat public, le comité d’éthique de l’Inserm est une de ces institutions d’organismes de recherche indépendantes. Elle s’inscrit parfaitement dans l’attendu du débat d’aujourd’hui. Parce que, si l’on considère ce que Paul Berg avait initié en 1975, la conférence d’Asilomar, on était bien là dans ce moment où des scientifiques identifient, bien en amont du débat public, une problématique qui peut avoir un impact général. Cette conférence était très technique : il s’agissait d’évaluer les mesures de sécurité nécessaires à l’initiation des recherches dans le domaine du génie génétique. Les participants se sont concertés pour savoir quel pourrait être l’impact, voire la dangerosité des virus qui étaient utilisés pour créer de nouveaux vecteurs, pour créer ce qui allait devenir la biologie moléculaire. Cela a constitué le point de départ des premières réunions d’éthique de la recherche. Effectivement, dans ce contexte-là, des tensions ont été relevées, au sens que leur donne Isaac Asimov, c’est-à-dire : la connaissance produit quelque chose à laquelle l’ignorance ne pourra jamais donner de réponses. Donc, nécessairement, face à ces nouvelles connaissances, nous avons besoin de réflexions et besoin de nouvelles recherches. Face à des événements d’un impact éventuellement inconnu et présentant un risque de nature irréversible, il y a un devoir d’action qui est un devoir de recherche, devoir inclus dans le principe de précaution.
La création d’une instance d’éthique à l’Inserm remonte aux années 1970. Ensuite, en 1982, Philippe Lazar est chargé par le Gouvernement de mettre en place, avec l’aide du Pr Jean Bernard, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE), créé par décret le 23 février 1983, qui aura pour mission de réfléchir à l’impact sociétal des recherches menées dans le champ des sciences de la vie et de la santé. Un des premiers sujets traités par le comité fut centré sur la question de la procréation médicalement assistée, qui se posait à l’époque : « Avis sur les problèmes éthiques nés des techniques de reproduction artificielle » (1984).
À la fin des années 1990, le besoin de débattre de questions éthiques au sein même des organismes de recherche est apparu, pour en anticiper les impacts sociétaux éventuels. C’est ainsi qu’a été mis en place le comité d’éthique de l’Inserm, présidé par Michel Fardeau, puis par Jean-Claude Ameisen. Et j’ai le privilège, en tout cas l’honneur, de présider celui-ci depuis un an. En même temps que le comité, donc en 1999, était créée la délégation à l’intégrité scientifique, animée par Claude Kordon.
L’approche du comité d’éthique de l’Inserm n’est pas celle du CCNE. Ainsi, si l’on examine l’un des derniers avis de celui-ci « Fin de vie, autonomie de la personne, volonté de mourir », on constate que cela n’est pas une question de recherche biologique qui a été traitée, mais une question de choix de société. Cela peut être éventuellement une question qui s’articule entre le CCNE et la Commission nationale du débat public, car impliquant des recherches sociologiques ou la prise en charge de certains montants de soins en fin de vie.
En revanche, d’autres questions impliquant des recherches dans le champ de la biologie ont des impacts éthiques concernant le comité de l’Inserm. La discussion éthique présuppose d’être capable non seulement d’identifier des tensions, mais d’en discuter ensemble, avec un principe fondateur de toute discussion éthique : être prêts, quel que soit le conflit, à parvenir à un consensus.
Pour éclairer mon propos, je propose ici ces phrases de Paul Ricœur (Figure 1), qui situent bien l’éthique dans une « tension » entre les différents acteurs. Cette tension s’exprime dans les 3 pôles de l’agir : j’ai ma liberté, mais existe aussi la liberté de l’autre et, à un moment ou à un autre, il va falloir arriver à un consensus sur la règle; la prise en compte éthique de la liberté est que, si j’affirme ma liberté, je dois y inscrire immédiatement l’implication de cette affirmation pour l’espace de liberté de l’autre et ma liberté inclut la conception de la liberté de l’autre; et pour un institut de recherche comme l’Inserm, cela signifie la visée de la vie bonne avec et pour les autres dans des institutions justes. C’est la modeste contribution que tentent d’apporter le comité d’éthique de l’Inserm et les comités d’éthique institutionnels.
Nos missions sont d’abord des missions d’animation de la réflexion et cette animation implique la formation, car aucun débat n’est spontané, n’est inné. Les conditions du débat ne peuvent émerger sans une réflexion. Je crois que, aujourd’hui, des mots tels que « démocratie », « débat », « intérêt général », sont galvaudés et ont été pervertis. On oublie des millénaires de philosophie, de philosophie morale, de philosophie politique, qui ont conduit aux concepts qui sont les piliers d’une démocratie. On ne peut pas confondre, par exemple, démocratie avec agitation et débat. La démocratie, c’est pour chacun le droit d’exprimer quelque chose, mais dans un objectif. On se réunissait sur l’agora pour obtenir in fine une décision.
Évidemment, nous sommes un comité d’éthique institutionnel. Donc ce qui va nous mobiliser, ce sont des questions qui se posent au sein de nos unités de recherche et aux chercheurs de l’institution, des questions directement en connexion avec l’activité scientifique de notre organisme. Les autres questions doivent être traitées ailleurs. Nous apportons notre soutien à la formation, l’identification, l’intégration de ces questions éthiques dès l’origine. On a beaucoup parlé de l’anticipation. Je crois que, d’une façon fondamentale, cette question est centrale. L’une de nos missions est que notre comité d’éthique de l’Inserm, en concertation avec les comités des autres institutions (CNRS, IRD, INRA, CIRAD), parvienne à développer une activité qui soit ce que Laurence Monnoyer-Smith évoquait « Chacun sa place, chacun sa compétence, chacun sa capacité d’apporter expertise et réflexion », et que l’on puisse articuler ces différentes réflexions, de manière à éviter toute redondance et à couvrir, au moins du point de vue scientifique le plus largement possible, ce champ des sciences de la vie et de la santé.
Une fois que nous avons réuni des groupes de travail, avancé dans notre réflexion et élaboré un document, nous organisons le débat public d’une façon ouverte. Nous amenons une expertise, un peu à la manière de l’OPECST dans ses rapports. Ce que nous produisons, ce ne sont pas des avis, mais des notes ouvertes à la discussion ( Figure 2 ).
Le comité, composé de 16 membres, fait appel à un très large panel de compétences. Nous avons respecté les règles qui sont aujourd’hui les bases pour tous les comités d’éthique institutionnels et, pour ce qui nous concerne, parité de genre, parité entre la biologie et les sciences humaines et sociales, parité entre les scientifiques de l’Inserm et ceux des autres institutions; nous poussons ce regard ouvert à la francophonie, grâce à des compétences belges et suisses en philosophie morale ou philosophie des sciences. Et nous avons également un membre des associations de malades au sein du comité : 450 associations de malades sont représentées au sein de l’institution (groupe de réflexion avec les associations, GRAM).
J’évoquerai à nouveau la délégation à l’intégrité scientifique de l’Inserm, qui a une interface avec l’éthique et dont Jean-Yves Le Déaut a parlé tout à l’heure. Nous avons, enfin, le comité d’évaluation éthique de l’Inserm, qui a pour mission de rendre des avis sur des projets de recherche impliquant l’homme, dans le but de protéger les droits et le bien-être des personnes impliquées dans la recherche.
Enfin, depuis le début des années 1990, l’Inserm assure une mission d’expertises collectives, expertises scientifiques indépendantes, réalisées à la demande des institutions agissant dans le domaine de la santé publique (ministères, agences, caisses d’assurance maladie, mutuelles, associations, etc.). Les rapports d’expertises qui en sont issus sont un état de l’art des connaissances scientifiques et médicales internationales sur le sujet. Elles apportent l’éclairage nécessaire aux prises de décisions en matière de soins, de dépistage et de prévention.
Nous travaillons désormais avec les institutions, en amont, pour discuter de la question avant que l’Inserm accepte de réaliser l’expertise, et, en aval, pour relire les rapports avant qu’ils ne soient rendus publics.
Sur quels sujets travaillons-nous ? Nous avons notamment un groupe de travail sur l’embryon. Pourquoi si peu de recherches sur l’embryon dans les unités de l’Inserm, alors que la loi autorise ces recherches depuis juillet 2013 ?
Nous travaillons également sur :
- la question du genre, qui est double, avec celle du biais de carrière des femmes, mais aussi la question de certains biais de recherche par rapport au sexe des animaux; il faut savoir que les recherches sur les maladies mentales, par exemple, ne se font que sur des animaux mâles;
- la question des attitudes des chercheurs vis-à-vis des nouveautés technologiques et des anticipations;
- la question du modèle animal;
- la question des recherches au Sud. La question, aujourd’hui paradigmatique, de l’épidémie d’Ebola et des équipes de recherche Inserm ou autres qui sont impliquées est emblématique de l’interface entre une recherche biologique fondamentale, un virus connu depuis 1976, et des recherches qui doivent se faire dans le champ de la sociologie, des cultures et des comportements. Si nous ne voulons pas qu’Ebola devienne le VIH de demain, c’est-à-dire que nous ayons dans 20 ans, 30 ou 40 millions de morts, voire plus, il est plus que temps de réagir. Les différents organismes de recherche sont directement impliqués, sous la houlette de Jean-François Delfraissy, directeur de l’Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites (ANRS), pour travailler sur ces questions de santé au Sud.
Sont en ligne, sur le site de l’Inserm, les notes du comité d’éthique que nous avons déjà publiées. Nous organisons une journée annuelle, au cours de laquelle nous posons ces notes en perspectives et en débat. Nous présentons la note, nous invitons un discutant pour apporter la controverse et nous ouvrons le débat avec les participants. Il y avait près de 200 personnes pour notre première journée, qui s’est tenue au mois de juin 2014 ; elle a porté, en particulier, sur l’impact des recherches en neurosciences sur l’éthique. La prochaine note du comité portera sur la déclaration de liens d’intérêt en recherche, en insistant sur le fait que chacun d’entre nous a des liens d’intérêt, ce qui ne veut pas dire qu’il s’agisse obligatoirement de sources de conflits.
Je voudrais terminer en évoquant Michel Foucault, pour dire : tout discours a une histoire, le corps, la biologie ont une histoire, histoire qui s’incarne ensuite dans un espace politique. Et, je vous renvoie à la manière dont Foucault a traité ce sujet dans son ouvrage, La naissance de la clinique, et dans ses derniers cours au Collège de France. La question posée était : qu’est-ce que c’est aujourd’hui, dans une société, d’avoir le courage de dire la vérité ? Qu’est-ce qui permet d’être capable de dire le vrai, dire le vrai sur des événements, sur une société, dire le vrai sur soi ? Pour faire court, Foucault avait repris le thème de la parrêsia (mot grec qu’on peut traduire par « dire-vrai » ou « franc-parler »), le courage d’un dire-vrai, exprimé publiquement dans une tribune politique chez les Grecs et Latins anciens. Il prend l’exemple de Socrate, emprisonné, refusant de s’enfuir et qui, avant de boire la ciguë mortelle, dit à Criton, un de ses élèves, « va sacrifier un coq pour nous, va sacrifier le coq, animal solaire, symbole de la guérison ». Comment le philosophe de la vie qu’était Socrate a-t-il pu demander cela, d’aller remercier Apollon par un sacrifice qui représente la guérison ? Foucault explique que, en réalité, Socrate refuse de s’enfuir avec l’aide de ses élèves, pour être capable de tenir le discours du vrai sur lui-même et avec son école. On n’est jamais vrai seul, on est vrai ensemble, on est vrai grâce au regard des autres. C’est aussi ce que nous essayons modestement de faire au comité d’éthique.