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Med Sci (Paris). 2015 November; 31(11): 943–944.
Published online 2015 November 17. doi: 10.1051/medsci/20153111001.

La maladie et les humanités

Cynthia Fleury-Perkins1*

113, quai Saint-Michel75005Paris, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Maladie, Enseignement médical, France, Santé, Hôpitaux, Sciences humaines, Humains, Valeurs de référence, psychologie, normes, main d'oeuvre, enseignement et éducation

 

Victor Hugo inaugure Les Contemplations par le rappel de la destinée, une et douloureuse qui unit tous les hommes : « Est-ce donc la vie d’un homme ? Oui, et la vie des autres hommes aussi. Nul de nous n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à lui. Ma vie est la vôtre, votre vie est la mienne, vous vivez ce que je vis ; la destinée est une. […] Hélas !, quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! Insensé, qui crois que je ne suis pas toi ». La maladie raconte cette vérité une et douloureuse de l’humanité. Philosophiquement, la question de la maladie est loin d’être aisée. Car, pour les Anciens, que ce soit Platon ou Epictète, il y a comme une forme de non-substantialisation de la maladie. Si la maladie est objectivable, alors il ne sert à rien d’« être mal »: « La jambe est cassée », dit Epictète, comme « le pot est cassé » ; il n’y a pas de personnalisation de ce mal à avoir. Perdre un être cher est douloureux, mais les êtres sont mortels, donc, comment maintenir un chagrin face à une vérité si indétrônable que celle-ci ? Et puis, en dernière instance, la maladie n’est pas grand-chose, car qu’est-ce la finitude du corps face à l’éternité de l’âme ? Aristote notera tout de même la spécificité d’une maladie, assez inévitable, celle de la bile noire, de la mélancolie. Plus tard, bien sûr, la question du « sujet malade » intéresse davantage la philosophie et la psychanalyse, que celle d’« avoir une maladie ». Dans Le normal et le pathologique, Canguilhem est celui qui prend le contrepied de l’approche quantitative clinicienne classique : c’est au niveau de l’individu tout entier, et non d’un organe, que la maladie est vécue comme un mal. « Etre malade, c’est vraiment pour l’homme vivre une autre vie, même au sens biologique du mot ». C’est la relation qualitative du malade avec son milieu qui est atteinte. La maladie est un « fait total ». Être malade, ce n’est pas avoir une maladie, comme si on pouvait la mettre à distance, c’est instantanément toucher à la puissance de vivre, au futur, au fantasmatique. « Impossible de maintenir un type dans sa marge de disponibilité fonctionnelle », écrit Canguilhem. « La meilleure définition de l’homme serait, je crois, un être insatiable, c’est-à-dire qui dépasse toujours ses besoins. […] Voilà une bonne définition de la santé qui nous prépare à comprendre son rapport avec la maladie ». Autrement dit, la maladie, c’est, pour le sujet, avoir un « sentiment de vie contrariée », c’est une atteinte directe à son rêve de potentialités. C’est une atteinte au futur et non un simple écart avec la norme. D’ailleurs, qu’est-ce que la norme si ce n’est la possibilité, tranquille, du déni du corps ? Pour le mode « normal », il n’y a pas de corps. La question du corps, le sentiment d’avoir un corps, surgissent souvent, précisément, lorsque celui-ci est touché dans son intégrité. Il faut le hiatus pour que le sujet découvre qu’il a un corps. Sinon, rares sont ceux qui ont le souci de corps, avant la maladie. En fait, leur souci est un simple oubli du corps. Certes, la norme a changé : aujourd’hui, il faut un corps beau, filiforme, performant, et à chacun de prendre conscience de son corps parce qu’il ne répond pas au réquisit social. Créer le véritable souci du corps, qui n’est pas son déni, ni son oubli, ni son manque, est sans doute l’affaire de la santé, dans une acception plus vaste, l’affaire de l’éducation à la santé.

Revenons au sujet malade et, plus spécifiquement, à celui qui subit une maladie chronique. Être malade de quelque chose dont on ne guérit pas ? Comment affronter le « sans fin » ? Quel est ce combat qui ne se gagne pas et qu’il faut mener tout de même ? Comment le sujet peut-il se ressentir malade, patient, alors même que la maladie ne s’arrête jamais ? En effet, le sujet accepte d’être malade lorsqu’il sait que l’affaire est temporaire. Mais là, la maladie dure autant que nous. C’est sans doute à cause de ce phénomène de durabilité que le sujet est pris dans un vertige identitaire. En rien, la maladie dit quelque chose d’intime de lui. Le sujet refuse cela, être assimilé à sa maladie. Mais le paradoxe est là, quasi inévitable : ce « pas soi » devient la modalité principale de l’être. Il est désastreux de voir comment la maladie vient nous définir de l’extérieur, comment elle organise nos vies, comment elle prend la main sur la plus petite minute de notre existence. Pour résister à cette dynamique intrusive, il faut une sacrée identité, en effet. Et bien sûr, il y a découragement. Quantité de patients, en analyse, peuvent me confier cette triste sentence, même lorsqu’ils réussissent à guérir d’un mal jusque-là inguérissable. Que de temps perdu à combattre un ennemi qui n’a pas été choisi. Que de temps perdu, pensent beaucoup, à faire face à ce non-sens. C’est là un grand travail analytique de ne pas les abandonner à ce constat amer, et de les accompagner, après le chemin de l’appropriation de la maladie, sur celui-ci de l’appropriation de la guérison.

Cette question du sujet malade et non de la maladie sera celle de la première chaire de philosophie à l’hôpital, qui est désormais créée à L’Hôtel-Dieu. Dès janvier 2016, elle sera accessible à tous publics et particulièrement destinée à former les médecins, via la formation initiale (étudiants) et continue, mais aussi les patients, le personnel hospitalier, les familles des patients, et les citoyens en règle générale.

Que cette initiative prenne son origine et sa place en France paraît évident, dans la mesure où elle s’inscrit dans une longue tradition humaniste, où les droits de l’individu et du citoyen sont promus et réinventés constamment, où science et conscience partagent un même destin depuis la Renaissance, où la question du soin est un souci public.

Pourquoi L’Hôtel-Dieu ? Parce que son histoire raconte celle de la transformation de l’institution Hôpital. Le plus vieil hôpital de la Capitale, dont le passé allie la charité et l’enfermement sécuritaire. Et, désormais, un hôpital en crise, mais qui se bat au nom du défi politique qu’est l’enjeu de l’Assistance Publique. Ce retour des humanités au cœur de la médecine et de l’institution hôpital, la chaire le défend. Son but premier : réinventer la relation au soin, à la maladie, à la vie, et aux autres. Ces autres étant successivement ceux qui nous secourent, nous sauvent et nous soutiennent. Et qui peuvent aussi tomber malades.

Liens d’intérêt

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