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Med Sci (Paris). 2015 June; 31(6-7): 687–689.
Published online 2015 July 7. doi: 10.1051/medsci/20153106024.

L’héritage de Mary F. Lyon (1925-2014)

Jean-Louis Guénet,1 Jean-Jacques Panthier,2 Philip Avner,1,3 Edith Heard,4,5 and Xavier Montagutelli2*

1Institut Pasteur, 25, rue du Docteur Roux, 75724Paris Cedex, France
2Unité de génétique fonctionnelle de la souris, Institut Pasteur, 25, rue du Docteur Roux, 75724Paris Cedex, France
3EMBL Mouse Biology Unit Monterotondo, Adriano Buzzati-Traverso campus, via Ramarini 32, 00016Monterotondo, Italie
4Institut Curie, 26 rue d’Ulm, 75005Paris, France
5Collège de France, 11, place Marcelin Berthelot, 75005Paris, France
Corresponding author.
 

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Un personnage charismatique

Mary Lyon fut l’une des premières femmes admises dans la prestigieuse université de Cambridge. À la fin de ses études, elle rejoignit le groupe de Ronald A. Fisher, le fameux généticien et statisticien, mais ne trouvant pas à Cambridge l’environnement qu’elle souhaitait pour développer son travail expérimental (et sans doute aussi parce que l’ambiance créée par R. Fisher lui déplaisait), elle prit la décision, en 1946, de déménager pour Édimbourg, dans un laboratoire du Medical Research Council (MRC) dirigé par Conrad H. Waddington. Dans ce laboratoire, elle trouva plus de place, plus d’autonomie, une ambiance plus plaisante, et surtout la possibilité de travailler sur la souris. Douglas S. Falconer fut son guide pendant tout son séjour à Édimbourg.

Après la Deuxième Guerre mondiale, durant laquelle les armes nucléaires furent utilisées pour la première fois, le gouvernement britannique décida de confier au MRC un grand projet d’étude sur les effets biologiques (en particulier génétiques) des radiations sur les mammifères. Pour développer ce projet, il fallait des généticiens confirmés et un laboratoire permettant l’élevage de souris, … de beaucoup de souris ! C’est pour mener à bien ce projet que Mary Lyon accompagna son collègue Toby C. Carter dans un laboratoire créé à Harwell, près d’Abingdon, sur l’espace d’un ancien terrain d’aviation, à proximité du Rutherford Laboratory (UK atomic energy authority)1. Mary Lyon a effectué toute sa carrière sur le site MRC d’Harwell. Elle y a côtoyé de nombreux collègues, tels que Bruce Cattanach, Tony Searle, Ted Evans et Jo Peters. Elle y a aussi formé de nombreux jeunes chercheurs, aujourd’hui répartis dans le monde entier.

L’hypothèse de l’inactivation du chromosome X

En examinant la transmission et le phénotype de certaines mutations liées au chromosome X, notamment Mottled (symbole Atp7aMo)2, et Tabby (EdaTa), Mary Lyon fit plusieurs observations importantes. Elle remarqua d’abord que les souris avec un caryotype 39, X (donc n’ayant qu’un seul chromosome X) étaient viables et fertiles. Cela démontrait qu’un seul chromosome X est suffisant pour assurer le développement normal d’une femelle de souris. Elle remarqua également que la robe des femelles hétérozygotes pour Mottled (Atp7aMo/+) n’avait pas une couleur homogène, contrairement à la robe de la plupart des souris hétérozygotes pour une mutation autosomique impliquée dans la pigmentation. Au contraire, la robe était tachetée, « bringée3 », avec une juxtaposition de zones de couleur claire et de couleur foncée (Figure 1) [1]. Mary Lyon émit alors l’hypothèse que les taches observées résultaient de l’inactivation irréversible, et à un stade précoce du développement embryonnaire, de l’un ou de l’autre des deux chromosomes X. D’après cette hypothèse, les bandes de couleur foncée seraient composées de cellules pigmentaires dans lesquelles le chromosome X portant le gène muté (Atp7aMo) est inactivé, tandis que les bandes claires dériveraient de cellules dans lesquelles le chromosome X portant l’allèle sauvage est inactivé. Pour étayer et généraliser cette hypothèse, Mary Lyon précisait aussi que les bandes de poils anormaux observés sur le pelage des femelles hétérozygotes pour la mutation Tabby (EdaTa/+), connue pour affecter la structure de la tige pilaire, pourraient s’expliquer de la même manière [2]. Toutes ces observations étaient compatibles avec celle qu’elle fit indépendamment, de rares mâles ayant un pelage bigarré, un peu analogue à celui des femelles Mottled. Elle démontra que ces mâles étaient des organismes génétiquement mosaïques, composés de deux types de cellules de caryotype normal (40, XY) portant un chromosome Y associé, tantôt à un chromosome X de génotype sauvage (40, X+Y), tantôt à un chromosome X portant la mutation Mottled (40, XmutY).

Un peu plus tard, Mary Lyon observa la présence de taches pigmentées chez des femelles albinos (Tyr-/-), hétérozygotes pour un chromosome X normal et pour un chromosome X dans lequel était inséré un segment de chromosome 7 contenant l’allèle sauvage du gène de la tyrosinase (Tyr+). Elle expliqua l’apparition de taches pigmentées par le fait que le chromosome X porteur de l’insertion (et par conséquent d’un gène tyrosinase actif Tyr+), devait être le chromosome X actif dans les mélanocytes locaux.

L’hypothèse de Mary Lyon trouva un fort écho dans les observations très complémentaires développées quasi simultanément par Ernest Beutler et publiées à peine six mois plus tard. Ces observations concernaient trois femmes appartenant à des familles dont certains membres étaient atteints d’une anémie hémolytique due à un déficit en glucose-6 phosphate déshydrogénase (G6PD) dont le gène correspondant est localisé sur le chromosome X [3]. E. Beutler observa que dans le sang des patientes hétérozygotes au locus G6PD, deux populations distinctes d’érythrocytes coexistaient : l’une exprimait une G6PD normale, l’autre n’exprimait aucune activité G6PD. Ces résultats étaient bien en accord avec l’hypothèse proposée de l’inactivation clonale d’un chromosome X sur deux.

Les amateurs de chats, dont Mary Lyon faisait partie, apportèrent eux aussi un argument déterminant en faveur de l’hypothèse de l’inactivation d’un chromosome X en faisant remarquer que les chats avec une robe « écaille de tortue » (en anglais tortoiseshell ou tortie) sont toujours des femelles. Chez les félidés, le gène Orange (O), qui confère aux poils la couleur noire (allèle Ob) ou orange (allèle Oo), est lié au chromosome X et, selon l’allèle qui est inactivé au hasard dans les cellules progénitrices, les cellules pigmentaires qui en dérivent forment des taches noires ou orange4.

L’hypothèse de Mary Lyon déclencha une très sérieuse controverse avec Hans Grüneberg, un généticien de grande notoriété du University College (Londres). Selon Grüneberg, si l’inactivation d’un chromosome X était effectivement un événement aléatoire, les taches de couleur sauvage ou mutante observées chez une femelle hétérozygote devraient être de tailles variables et distribuées au hasard et non pas sous forme de larges bandes relativement ordonnées comme chez les souris Atp7aMo/+. Pour lui, ce patron en bandes était incompatible avec l’hypothèse d’une inactivation au hasard du chromosome X [4]. Grüneberg faisait aussi observer que des souris hétérozygotes pour certaines mutations autosomiques (par exemple au locus Varitint waddler [Mcoln3Va] – chromosome 3) se caractérisent elles aussi par taches de pigmentation sauvage sur un pelage mutant, sans que personne n’évoque un mécanisme d’inactivation d’un des autosomes pour expliquer ce phénotype. En fait, Grüneberg ne savait pas, pas plus d’ailleurs que ses contemporains, que les cellules pigmentaires qui dérivent de la crête neurale ont une croissance clonale cohérente et c’est précisément ce mode de croissance du lignage pigmentaire qui explique les bandes alternées sur les femelles hétérozygotes Mottled, tandis que le patron des taches sur des animaux hétérozygotes pour une mutation autosomique est aléatoire.

Mary Lyon souffrit de cette controverse mais elle y répliqua sans relâche par un flux soutenu d’arguments nouveaux, indépendants et convergents, et elle emporta définitivement la conviction. Aujourd’hui, l’inactivation du chromosome X est un fait établi et, à l’occasion d’un symposium rapportant les résultats d’expériences portant sur une période de 50 ans (1961-2011), il a été décidé que, désormais, on ne parlerait plus de « Lyon hypothesis » mais de « Lyon law ».

Les mécanismes (moléculaires) intimes qui déterminent et assurent le maintien de l’inactivation du chromosome X font, encore aujourd’hui, l’objet d’intenses recherches. Il a été démontré que certains ARN non codants (les lncRNA, pour long non-coding RNA) sont impliqués. On sait aussi que la méthylation de l’ADN joue un rôle fondamental dans la régulation de l’expression génique. Il est également possible que les LINE (long interspersed nuclear element) jouent un rôle dans la mise en place de l’inactivation. De très nombreuses revues ont été publiées pour rendre compte de l’évolution de ce sujet [510] et médecine/sciences s’est régulièrement fait l’écho des progrès en la matière. La découverte de Mary Lyon s’est prolongée naturellement par la mise en évidence d’un mécanisme épigénétique de régulation de l’expression des gènes dont l’inactivation du chromosome X n’est, en définitive, qu’un des aspects les plus évidents.

Mary Lyon a également eu une contribution majeure au développement de la carte génétique de la souris en utilisant des stratégies souvent très astucieuses. Elle a décrit beaucoup de mutations considérées comme de possibles modèles de maladies génétiques de l’homme, tout en soulignant que ces derniers n’étaient souvent que des modèles imparfaits. Citons pour exemple le syndrome de féminisation testiculaire (TFM) pour lequel Mary Lyon a décrit un homologue chez la souris (Tfm) [11] qui a permis d’en étudier les mécanismes moléculaires5. Enfin, Mary Lyon a apporté une contribution très originale à l’analyse génétique du locus T/t, une particularité du chromosome 17 de la souris qui résulte de quatre inversions chromosomiques chevauchantes et implique plusieurs gènes responsables d’une distorsion de ségrégation.

L’héritage de Mary Lyon est matérialisé par de nombreuses publications d’une grande rigueur scientifique. Elle a édité en 1995 la dernière version imprimée de l’ouvrage de référence de tous les généticiens de la souris qui décrit toutes les mutations, les lignées, leur origine et leurs caractéristiques [12].

Sur le campus de Harwell, un centre de recherche a été construit en 2004 qui porte son nom et dont les missions sont de conserver et distribuer des nombreuses lignées mutantes et de contribuer aux efforts internationaux de phénotypage de ces lignées.

Les mérites et qualités de Mary Lyon ont été largement reconnus et récompensés par de nombreuses distinctions internationales. Elle était membre de l’Académie britannique des sciences (FRS) et membre de l’Académie nationale des sciences des Etats-Unis.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 C’est de ce terrain d’aviation que décollèrent les planeurs transportant les héroïques parachutistes de la 6e division aéroportée britannique, qui sautèrent dans la nuit du 6 juin 1944 pour libérer le pont de Bénouville, le fameux Pegasus Bridge.
2 On sait aujourd’hui que la mutation anciennement dénommée Mottled, correspond au gène qui code l’ATPase 7A impliquée dans le transport du cuivre. Les mutations à ce locus sont responsables de la maladie de Menkes chez l’homme. Son symbole est Atp7a, avec plusieurs allèles de sévérité variable.
3 Bringée : alternance de bandes foncées et claires.
4 Les chattes calico sont tricolores. Comme les écailles de tortue, elles sont hétérozygotes Oo/Ob mais elles expriment par ailleurs un gène qui réduit la densité des mélanocytes et se traduit par des lacunes pigmentaires. Les trois couleurs sont donc orange, noir et blanc, le blanc correspondant en fait à des zones non pigmentées.
5 L’identification de ce genre de mutation, qui se caractérise par un phénotype de femelle stérile (alors qu’il s’agit en réalité d’un mâle « génétique ») ne peut être faite que par un observateur très sagace avec des registres précis et complets. On ne peut propager cette mutation qu’à partir de femelles porteuses et de mâles normaux et pour cela il faut aussi disposer de très bons marqueurs.
References
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Chelly J, Tumer Z, Tonnesen T, et al. Isolation of a candidate gene for Menkes disease that encodes a potential heavy metal binding protein . Nat Genet. 1993; ; 3 : :14.–19.
2.
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3.
Beutler E, Yeh M, Fairbanks VF. The normal human female as a mosaic of X-chromosome activity: studies using the gene for C-6-PD-deficiency as a marker . Proc Natl Acad Sci USA. 1962; ; 48 : :9.–16.
4.
Gruneberg H. More about the tabby mouse and about the Lyon hypothesis . J Embryol Exp Morph. 1966; ; 16 : :569.–590.
5.
Augui S, Heard E. Inactivation du chromosome X : comment une cellule sait compter jusqu’à deux X . Med Sci (Paris). 2008; ; 24 : :584.–585.
6.
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Navarro P. Reprogrammation épigénétique : l’apport de l’inactivation du chromosome X . Med Sci (Paris). 2011; ; 27 : :476.–479.
8.
Rougeulle C. Inactivation du chromosome X : quand les facteurs de pluripotence s’en mêlent . Med Sci (Paris). 2009; ; 25 : :234.–235.
9.
Vallot C, Rougeulle C. Inactivation du chromosome X chez l’humain : XACT et XIST, à chacun son chromosome . Med Sci (Paris). 2013; ; 29 : :223.–225.
10.
Morey C, Avner P. The demoiselle of X-inactivation: 50 years old and as trendy and mesmerising as ever . PLoS Genet. 2011; ; 7 : :e1002212..
11.
Lyon MF, Hawkes SG. X-linked gene for testicular feminization in the mouse . Nature. 1970; ; 227 : :1217.–1219.
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Lyon MF, Rastan S. Genetic variants and strains of the laboratory mouse. , Oxford: : Oxford University Press; , 1996.