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Med Sci (Paris). 2015 May; 31(5): 463–464.
Published online 2015 June 9. doi: 10.1051/medsci/20153105001.

Santé globale, un nouveau concept ? Quelques enseignements de l’épidémie à virus Ebola

Didier Fassin1,2*

1Professor of Social Science Institute for Advanced Study, Einstein Drive, Princeton, NJ 08540, États-Unis
2Directeur d’études en anthropologie politique et morale, École des hautes études en sciences sociales, 190, avenue de France, 75013Paris, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Afrique de l'Ouest, Maladies transmissibles émergentes, Flambées de maladies, Europe, Peur, Santé mondiale, Personnel de santé, Fièvre hémorragique à virus Ebola, Humains, Maladies professionnelles, Organismes, Voyage, États-Unis d'Amérique, épidémiologie, prévention et contrôle, psychologie, transmission

 

Au cours de la dernière décennie, l’expression global health s’est imposée dans le monde anglo-saxon et plus largement au plan international. Aujourd’hui, il n’est pas de grande université aux États-Unis qui n’ait, comme Harvard, son Initiative for global health, telle Johns Hopkins son Center for global health, à l’instar de Princeton son Program in global health, à la manière de Duke son Master of science in global health, ou encore à l’image de Washington University ses Global health scholars. Les grandes organisations de recherche publiques, comme les National Institutes of Health, ou privées, telle la Bill and Melinda Gates Foundation, mettent en place d’importantes opérations sous le label « Global Health ». Quant aux revues scientifiques, plusieurs s’intitulent désormais The Journal of Global Health, Global Public Health, Global Health Governance, Global Health Action, Globalization and Health ou The Lancet Global Health. Non seulement l’expression « global health » a remplacé l’ancienne formulation « international health », mais elle est devenue une sorte de sceau dont se dotent toutes les institutions qui veulent manifester à la fois leur souci pour l’ensemble de la planète et leur volonté d’être dans l’air du temps.

Mais, au-delà de ce qui pourrait apparaître comme un simple déplacement de signifiant, le changement de désignation renvoie-t-il à un signifié original [1] ? En d’autres termes, y a-t-il du nouveau sous le soleil de la « santé globale » ?

Les trois épidémies

L’expérience la plus récente de globalisation de la santé est certainement l’infection à virus Ebola. Elle s’inscrit dans une série d’épidémies, parmi lesquelles l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB), le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), la grippe aviaire (H5N1) et la grippe porcine (H1N1), dont il est facile de prévoir qu’elles ne sont pas les dernières [2]. S’agissant du virus Ebola, l’Organisation mondiale de la santé l’a déclaré « urgence de santé globale », l’école de médecine de Harvard a évoqué une « crise globale » et le président des États-Unis a même parlé de « menace globale ». Au cours de l’été et de l’automne 2014, on a craint que l’infection ne s’étende à tout le continent africain et au-delà, les projections des Centers for Disease Control indiquant même, fin septembre, la possibilité d’atteindre en janvier 2015 le chiffre de 1,4 million de personnes infectées dans les seuls Libéria et Sierra Leone. Est-on cependant fondé à parler de phénomène global ? Avec le recul, il est en fait possible de distinguer trois niveaux de réalité qui sont aussi trois échelles d’analyse.

Le premier niveau, épidémiologique, concerne l’infection due au virus Ebola. Elle a été essentiellement limitée à trois pays - le Libéria, la Sierra Leone et la République de Guinée -, où se sont concentrés 99,8 % des 25 000 cas et 99,9 % des 10 000 décès. Il y a eu 29 cas ailleurs en Afrique, 2 en Europe et 4 en Amérique du Nord, parmi lesquels 15 mortels. On peut donc dire que l’infection est demeurée régionale, voire locale, si l’on considère que les patients ont été pour la plupart infectés dans un nombre limité de villages de ces pays.

Le second niveau, médical, implique les interventions des professionnels et institutions de santé. On a beaucoup évoqué l’action des organisations non gouvernementales, au premier rang desquelles Médecins sans frontières et Partners in Health, tandis que l’Organisation mondiale de la santé s’est vue reprocher d’avoir sous-évalué la gravité du problème, une accusation discutable, rétrospectivement, au regard de la réalité épidémiologique. Mais on ne doit pas oublier le rôle joué par les acteurs publics des pays concernés, qu’il s’agisse des ministères de la Santé ou de leurs agents sur le terrain. L’intervention des médecins a donc été nationale et internationale, mais limitée à quelques acteurs clés.

Le troisième niveau, immatériel, correspond aux représentations et aux émotions suscitées. Si l’infection est demeurée circonscrite, l’idée de son expansion incontrôlable a bien été mondiale, tout comme la peur irraisonnée qu’elle a engendrée. Ainsi, lorsqu’un médecin de retour d’Afrique de l’Ouest a été diagnostiqué à New York avec le virus, la chaîne de télévision CNN a consacré la totalité de ses programmes à commenter le cas, tandis que les gouverneurs des États de New York et New Jersey décidaient, contre l’avis des autorités sanitaires fédérales, de mettre en quarantaine toute personne revenant de cette région. Les experts n’ont d’ailleurs pas été en reste, prononçant, comme lors d’épidémies antérieures, des déclarations prophétiques sur la catastrophe sanitaire à venir [3]. C’est donc avant tout l’épidémie de représentations et d’émotions qui a été globale. Cette épidémie est du reste bien réelle et ses effets très concrets. Bien plus que la compassion à l’égard des populations africaines menacées, la crainte que la maladie ne se développe en Europe et en Amérique du Nord est à l’origine de la mobilisation des affects et des énergies dans les pays riches, qui s’est traduite par le départ de volontaires sur le terrain, l’annonce d’aides matérielles aux pays touchés et l’accélération de la recherche vaccinale.

La santé globale

Ce constat invite donc à une réflexion renouvelée sur ce qui fait le caractère global des épidémies et, plus largement, de la santé. Une version minimaliste, qui prévaut dans le contexte français, assimile « global » à « mondial », autrement dit réduit le phénomène à une simple extension spatiale ; dans le domaine infectieux, c’est le passage de l’épidémie à la pandémie. Mais si tel est le cas, il n’y a guère d’intérêt à remplacer « santé internationale » par « santé globale », comme l’a fait l’Organisation mondiale de la santé au début des années 2000, alors que sa légitimité déclinait face à l’ascension des grands acteurs privés [4]. La globalisation ne serait-elle donc qu’une question d’échelle ?

À la lumière de l’histoire de l’infection par le virus Ebola, on peut avancer deux éléments. Premièrement, la globalisation n’est pas un processus homogène : la maladie, la réponse médicale et la perception sociale évoluent de manière différenciée. La perception peut se trouver en excès par rapport à la maladie, comme dans l’exemple présent, ou en défaut, comme ce fut le cas pour le sida dans les premiers temps sur le continent africain, avec pour effet de retarder et de ralentir la réponse. Deuxièmement, la globalisation est moins une affaire d’extension que d’interconnexion : il s’agit de réseaux d’individus, d’organisations, d’idées et d’affects. Dans ces réseaux, la mobilité des personnes propage la maladie, les interactions entre institutions publiques et privées déterminent la réponse, les relations entre les médias et leurs publics participent de la formation de la perception, en l’amplifiant comme on l’a vu ici ou, à l’inverse, en la minorant comme on l’observe avec la tuberculose qui, malgré ses neuf millions de malades et son million et demi de morts chaque année, n’émeut plus guère.

La conjonction de ces deux éléments – différenciation et interconnexion – a une implication importante pour penser la santé globale. La dissociation entre la réalité de la maladie, l’intensité de la réponse et l’adéquation de la perception, d’une part, le rapprochement par l’image, l’information et les sensibilités, d’autre part, rendent bien plus visibles que par le passé les disparités à l’échelle de la planète. En cela, la santé globale est une santé inégale non seulement objectivement, ce qui n’est pas nouveau, mais intersubjectivement, ce qui l’est davantage.

S’il y a donc une justification à s’intéresser aujourd’hui à la santé globale, elle tient à ce qu’elle permet d’appréhender de la complexité du monde contemporain et, notamment, ce fait essentiel qui la caractérise : l’inégalité des vies humaines.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

References
1.
Fassin D. That obscure object of global health. In : Inhorn MC Wentzell EA eds. Medical anthropology at the intersections . Durham: : Duke University Press; , 2012 : :95.–115.
2.
Gates B. The next epidemic: lessons from Ebola . N Engl J Med. 2015; ; 372 : :1381.–1384.
3.
Caduff C. Pandemic prophecy, or how to have faith in reason . Curr Anthropol. 2014; ; 55 : :296.–315.
4.
Brown TM Cueto M Fee E. The World health organization and the transition from international to global public health . Am J Publ Health. 2006; ; 96 : :62.–72.