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Med Sci (Paris). 2015 April; 31(4): 447–449.
Published online 2015 May 8. doi: 10.1051/medsci/20153104020.

Chroniques génomiques - 23andMe ou comment (très bien) valoriser ses clients

Bertrand Jordan1***

1UMR 7268 ADÉS, Aix-Marseille, Université/EFS/CNRS,Espace éthique méditerranéen, hôpital d’adultes la Timone, 264, rue Saint-Pierre, 13385Marseille Cedex 05, FranceCoReBio PACA, case 901, parc scientifique de Luminy, 13288Marseille Cedex 09, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Recherche biomédicale, Californie, Commerce, Divulgation, Éthique de la recherche, Dépistage génétique, Humains, Consentement libre et éclairé, Laboratoires, tendances, éthique, législation et jurisprudence

 

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L’entreprise californienne 23andMe est une habituée de ces Chroniques génomiques. Je l’ai déjà évoquée plusieurs fois [13], souvent pour mettre en doute la solidité des informations à prétention médicale qu’elle fournissait à ses clients avant que la FDA ne le lui interdise fin novembre 2013 [4]. Elle gardait certes la possibilité de fournir des indications sur l’ascendance, l’origine géographique, données dont les Nord-Américains sont très friands, comme en témoigne le fait que près de trois millions d’entre eux aient déjà eu recours aux entreprises de ce secteur (Genographic Project, 23andMe, Ancestry. com, et Gene by Gene) [5]… mais à 99$1 l’analyse, sa rentabilité ne semblait pas assurée. Dès alors, des voix s’élevaient pour suggérer que le véritable business model de 23andMe était tout autre [6, 7]. J’étais assez sceptique sur ce point, mais l’annonce récente d’un juteux contrat entre 23andMe et Genentech confirme cette hypothèse de manière éclatante, d’autant plus que l’on apprend qu’en fait il existe déjà treize accords plus ou moins similaires avec d’autres entreprises.

La « vente » de trois mille patients à Genentech, partie émergée de l’iceberg

Le contrat conclu avec Genentech va permettre à cette entreprise d’utiliser les données de trois mille patients atteints de la maladie de Parkinson (23andMe conserve en tout les données de onze mille patients) pour identifier des cibles contre lesquelles développer de nouveaux médicaments. Pour chacune de ces personnes, 23andMe dispose déjà des informations cliniques fournies par ses clients, de leur profil de snip (qu’ils ont payé, selon la date, 299 ou 99 dollars) et, bien sûr, de leur ADN. Ce dernier sera intégralement séquencé, et l’ensemble des résultats partagés entre les deux entreprises. L’intérêt, du point de vue de Genentech, est que les échantillons sont déjà rassemblés, génotypés et pourvus d’annotations cliniques, et que le choix des trois mille à séquencer pourra donc être fait de manière rationnelle et pointue : comme le dit un responsable de 23andMe, « Ils [les patients] seront choisis de manière très astucieuse (smart) en tenant compte des facteurs génétiques connus, de leur profil de symptômes, de leur histoire familiale et ainsi de suite » [8]. C’est effectivement une approche intéressante qui pourrait autoriser la découverte d’associations génétiques, de cibles utiles et l’établissement de protocoles d’essais cliniques ciblés sur des catégories précises de patients et susceptibles de donner des réponses rapides. Genentech est prêt à payer le prix fort : selon plusieurs indiscrétions, de l’ordre de 60 millions de dollars en tout, soit environ vingt mille dollars par échantillon. Et, apparemment, 23andMe se fait fort d’obtenir le consentement de ses clients (re-consent), s’appuyant sur son expérience passée et la volonté de ceux-ci de participer à la recherche. En fait, ceux-ci ont déjà donné leur accord (comme 650 000 des 820 000 clients de 23andMe) pour que leurs données soient utilisées pour la recherche, sous condition d’anonymat. Mais, comme Genentech aura besoin d’informations cliniques détaillées, d’indications sur l’histoire familiale, et devra rattacher ces renseignements à des données de séquence individuelle, il faudra un accord supplémentaire pour lequel l’entreprise ne semble pas avoir d’inquiétudes, ni d’ailleurs envisager un quelconque dédommagement.

Ce n’est pas la première fois que 23andMe s’implique dans la recherche : une analyse GWAS (genome-wide association study), publiée en 2011 en collaboration avec le Parkinsons’s Institute (Sunnyvale, États-Unis) [9], avait montré que l’analyse des profils de snip emmagasinés par l’entreprise permettait de retrouver les associations génétiques déjà connues pour cette affection et d’en détecter deux nouvelles. Cette étude, qui renforçait la crédibilité scientifique de la firme, ne lui avait pas rapporté d’argent ; mais elle a sans doute grandement facilité l’attraction de partenaires industriels. Ce sont en effet pas moins de quatorze accords de partenariat qui ont été passés avec des entreprises pharmaceutiques et des universités. La plupart restent aujourd’hui secrets, mais on peut penser qu’ils comportent des contreparties financières substantielles. Au-delà du cas de Genentech, on a quelques détails sur un contrat conclu avec Pfizer, qui ouvre à cette entreprise la base de données de 23andMe et ses 650 000 patients « consentants » pour mener plusieurs études GWAS à la recherche de cibles : un projet sur les maladies inflammatoires de l’intestin conclu en août 2014, un autre sur le lupus en janvier 2015. Tout ceci donne raison à ceux qui affirmaient que l’objectif de 23andMe n’est pas de vivre en vendant des tests génétiques à 99$, mais de monnayer très cher l’accès à des données rassemblées, en quelque sorte, à l’insu de ses clients [6, 7]. Cela vous rappelle-t-il le modèle commercial de Facebook ou de Google ? Google fonde son chiffre d’affaires annuel de cinquante milliards de dollars sur la vente d’informations permettant à la publicité de mieux vous cibler, et il n’est pas sans intérêt dans ce contexte de mentionner qu’Anne Wojcicki, cofondatrice de 23andMe, a été l’épouse de Serguei Brin, cofondateur de Google, et que Google Ventures a investi cent cinquante millions de dollars dans 23andMe.

Un modèle viable ?

L’engouement que manifeste à l’heure actuelle l’industrie pharmaceutique ne doit pas empêcher un regard critique sur les limites de ce modèle. Notons d’abord que l’entreprise islandaise deCODE Genetics, créée en 1994 et qui comptait fonder le développement de médicaments innovants sur une étude génétique très exhaustive de la population islandaise, a connu une existence chaotique, a accumulé plus d’un demi-milliard de dollars de dettes, et, de faillites en rachats, a fini récemment dans le giron d’une entreprise chinoise qui l’a achetée pour 65 millions de dollars seulement. Aucun médicament n’a jusqu’ici découlé de tous ces travaux. La tentative était sans doute prématurée, mais cet échec donne à réfléchir.

On peut aussi se poser des questions sur la qualité des informations cliniques détenues par 23andMe. Celles-ci ont été fournies directement par les clients lorsqu’ils ont commandé leur analyse à la firme2, elles n’ont pas été filtrées par un praticien, leur qualité et leur homogénéité ne sont donc pas assurées. C’est sans doute à ce niveau qu’intervient le consentement supplémentaire (re-consent) autorisant la transmission de données individuelles (et non plus agrégées), étape qui doit permettre une collecte plus systématique de données cliniques, mais peut aussi fournir aux patients une occasion de réclamer une part des sommes engrangées par l’entreprise ! Il est d’ailleurs étonnant de constater que, à ma connaissance, aucun des commentaires parus sur ce contrat n’aborde cette question. Comme on peut le voir sur l’un d’eux (Figure 1), on y parle d’offrir des données aux chercheurs, et non de les vendre à une entreprise.

En somme, on peut considérer que 23andMe a réussi son coup, a accumulé un ensemble de données génétiques et cliniques auxquelles l’industrie pharmaceutique accorde aujourd’hui une grande valeur - tout en faisant financer cette collecte par les patients eux-mêmes3. L’entreprise tire donc brillamment son épingle du jeu. Quant à savoir si cette approche donnera les résultats qu’espèrent ceux qui achètent ces jeux de patients, seul l’avenir nous le dira. Cela dit, Pfizer ne doit pas être trop déçu, puisqu’un deuxième contrat a été conclu six mois après le premier.

Le summum de la nouvelle économie marchande

Dès avant la révélation de ces accords, la tactique de 23andMe avait été dénoncée d’une manière qui, rétrospectivement, ne manque pas de clairvoyance. Dans une longue lettre à Nature Biotechnology, Ruslan Dorfman [6], concurrent de l’entreprise pour la vente de tests DTC (Direct To Consumer), l’avait accusée de vendre à perte pour se constituer une base de données et privatiser, à l’instar de Myriad Genetics [10], les associations génome/maladie. Il terminait sa missive en exhortant les clients à ne pas fournir d’informations médicales à 23andMe4,. Un peu plus tard, Charles Seife, dans Scientific American [7] analysait plus en détail le vrai modèle de l’entreprise, concluant que son Personal Genome Service n’était pas un dispositif médical5, mais « un mécanisme constituant une façade pour une opération massive de récupération d’information menée envers un public non averti » (a mechanism meant to be a front end for a massive information-gathering operation against an unwitting public). Il terminait son article en formulant de sérieuses inquiétudes sur le respect des conditions de confidentialité, insistant sur la manière dont ces dernières ont évolué dans le mauvais sens pour Google, tant dans leur formulation que dans la pratique effective.

Au-delà de la frustration que l’on peut éprouver en voyant une firme vendre très cher (20 000 dollars par personne, rappelons-le) les informations médicales qu’on lui avait fournies gracieusement et le profil de snip qu’on lui avait acheté, il faut effectivement envisager ce que devient notre intimité génétique dans cette affaire. Profil de snip, informations médicales, et bientôt séquence d’ADN (obtenue dans le cadre des contrats passés avec Genentech, Pfizer ou d’autres), tout cela intéresse beaucoup de monde, assurances, marketing pharmaceutique, qui peuvent, au vu de ces informations, vous cibler pour vous vendre tel ou tel produit, ou éventuellement pour vous refuser telle ou telle assurance. Les garanties que donne l’entreprise ne peuvent être totalement rassurantes : on a vu avec Google et Facebook comment ces promesses pouvaient se diluer au fil du temps, ou même être carrément oubliées, et on sait aussi qu’une séquence d’ADN « anonyme » peut assez facilement être rattachée à une personne précise [11]. Notre « intimité génétique » est en danger, et ce n’est pas pour rien que la revue Science a consacré une bonne partie de son numéro du 30 janvier 2015 à « La fin de l’intimité » [12] : le problème est général, mais particulièrement aigu pour ce qui concerne notre santé et notre génome. Les moyens de limiter ces intrusions peuvent être d’ordre législatif - mais la laborieuse mise en œuvre du « droit à l’oubli » imposé à Google par la Cour européenne de justice [13] montre la difficulté d’imposer concrètement de telles mesures. On peut aussi faire appel au sens critique et à la prudence des clients d’entreprises d’analyse génétique, tout en sachant que ces firmes ont plus d’un tour dans leur sac pour nous soutirer des informations. Oui, décidément, nous risquons bien d’assister à la fin de la vie privée, ou tout au moins d’une certaine idée de l’intimité…

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet articl

 
Footnotes
1 Prix cassé, au départ 995$ puis 299$. Comme l’analyse suppose la mise en œuvre d’un microarray complexe, on pouvait vraiment se demander si le tarif de 99$ laissait une marge à l’entreprise.
2 Par exemple, dans l’article sur la maladie de Parkinson [9] « Most cases (approximately 84 %) also provided detailed information about their disease progression, other diagnoses, symptoms, response to medication, and family history. »
3 Selon certains échos, nombre de patients du projet Parkinson auraient bénéficié d’une analyse gratuite, ce qui montre bien où se situe l’intérêt de l’entreprise.
4 Feel free to buy 23andMe’s test. But whatever you do, do not provide them with your health data. In doing so, you risk giving away your data into the hands of a monopolistic corporation.
5 Comme le soutenait la FDA pour lui en interdire la commercialisation.
References
1.
Jordan B. Les tests génétiques grand public ont-ils une utilité clinique ? Med Sci (Paris). 2012; ; 28 : :325.–328.
2.
Jordan B. Un triomphe commercial surprenant. Med Sci (Paris). 2013; ; 29 : :1167.–1170.
3.
Jordan B. Grandes manœuvres autour des profils génétiques en libre accès . Med Sci (Paris). 2014; ; 30 : :227.–228.
4.
Le Jordan B. réveil de la Food and Drug Administration . Med Sci (Paris). 2014; ; 30 : :43..
5.
Justin Petrone . Consumer genomics market should pass tipping point of 3 million samples tested in 2015 . GenomeWeb. January 13; , 2015 .
6.
Dorfman R. Falling prices and unfair competition in consumer genomics . Nat Biotechnol. 2013; ; 31 : :785.–786.
7.
Seife C. 23andMe is terrifying, but not for the reasons the FDA thinks . Scientific American November. , 2013. http://www.scientificamerican.com/article/23andme-is-terrifying-but-not-for-reasons-fda/.
8.
Turna Ray . With large Parkinson’s sequencing project, 23andMe hopes to prove value of consumer-driven research . GenomeWeb January. 7, 2015;.
9.
Do CB, Tung JY, Dorfman E, et al. Web-based genome-wide association study identifies two novel loci and a substantial genetic component for Parkinson’s disease . PLoS Genet. 2011; ; 7 : :e1002141..
10.
Jordan B. Myriad Genetics, l’arme du secret . Med Sci (Paris). 2013; ; 29 : :101.–103.
11.
Gymrek M, McGuire AL, Golan D, et al. Identifying personal genomes by surname inference . Science. 2013; ; 339 : :321.–324.
12.
Enserink M, Chin G The end of privacy . Science. 2015; ; 347 : :490.–491.
13.
Droit à l’oubli : la justice française condamne Google . Le Monde/AFP. 16 janvier. 2015.