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Med Sci (Paris). 2014 December; 30(12): 1161–1168.
Published online 2014 December 24. doi: 10.1051/medsci/20143012020.

Chémobiologie à l’happy hour
La levure comme modèle de criblage pharmacologique

Cécile Voisset1** and Marc Blondel1*

1Inserm UMR 1078 ; Université de Bretagne occidentale, Faculté de médecine et des sciences de la santé ; Établissement français du sang (EFS) ; CHRU Brest, hôpital Morvan, laboratoire de génétique moléculaire, 22, avenue Camille Desmoulins29200Brest, France
Corresponding author.
 

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La levure comme modèle d’étude pour des maladies humaines

Saccharomyces cerevisiae, également connue comme la levure de bière ou de boulanger, est un organisme unicellulaire simple. Elle n’en représente pas moins un prototype de cellule eucaryote dans lequel sont présents la plupart des grands mécanismes cellulaires retrouvés chez les eucaryotes supérieurs. Il s’agit néanmoins d’un modèle simplifié de cellule humaine, dans la mesure où la duplication des gènes régulateurs essentiels y est beaucoup moins prononcée que chez l’homme. La levure contient environ 6 200 gènes contre environ 25 000 chez l’homme, et l’épissage alternatif y est beaucoup moins développé, ce qui limite d’autant le répertoire des variants protéiques [ 1]. En outre, il s’agit d’un eucaryote aussi facile à manipuler qu’une bactérie telle qu’Escherichia coli, et les principales limites de l’expérimentateur sont bien souvent celles de son imagination ! Dans des conditions optimales de croissance (les milieux de culture sont peu onéreux et simples à préparer), une cellule de levure se divise en 1 h 30 et une colonie clairement visible apparaît en un à deux jours. La levure S. cerevisiae est le premier eucaryote dont le génome a été entièrement séquencé. L’intégralité de cette séquence est disponible depuis avril 1996, ce qui a conduit au développement et à la réalisation de toutes les approches globales possibles sur ce modèle (transcriptomique, protéomique, interactomique, métabolomique, etc.), dont les résultats sont librement accessibles. De plus, il s’agit de l’organisme eucaryote pour lequel le plus grand nombre d’outils est disponible. Citons par exemple la mutagenèse dirigée sur le génome nucléaire comme sur le génome mitochondrial (dont l’existence a d’ailleurs été découverte initialement chez la levure [ 2]), ou encore la délétion, au nucléotide près, des gènes nucléaires, ce qui a permis la constitution de collections de souches de levures haploïdes ou diploïdes porteuses d’une délétion de chacun des quelque 6 200 gènes de S. cerevisiae. De façon complémentaire, des collections de souches de levure surexprimant individuellement ces 6 200 gènes ont été développées. Toutes ces souches contiennent des « codes barres moléculaires » qui permettent de les repérer sans ambiguïté au sein de cultures groupées dans des approches globales qui peuvent ainsi être robotisées. Schizosaccharomyces pombe, « l’autre levure », est également un très bon modèle de cellule eucaryote. Mais son utilisation est moins répandue du fait de la moindre richesse de la palette d’outils disponibles.

Grâce à la richesse de cette gamme d’outils, la levure S. cerevisiae s’est imposée comme un des organismes modèles de choix en biologie fondamentale. Nombreuses sont les voies de régulation découvertes et étudiées chez la levure, et la présence régulière de « levuristes » dans la liste des lauréats des prix Nobel (en particulier de physiologie et de médecine) l’atteste. Citons par exemple Lee Hartwell et Paul Nurse, récompensés en 2001 pour la découverte des complexes CDK (cyclin-dependent kinase)/cycline, les principaux régulateurs du cycle cellulaire chez les eucaryotes [ 3], ou encore Randy Schekman en 2013 pour son travail séminal sur le trafic vésiculaire [ 4].

Toutes ces études ont montré que, outre l’extrême conservation des voies de régulation physiologiques, bon nombre des acteurs physiopathologiques eux-mêmes étaient largement conservés. Ainsi, à la suite du séquençage du génome de S. cerevisiae, il a été estimé qu’au moins 30 % des gènes humains impliqués dans des pathologies ont un homologue fonctionnel chez cette levure [ 5]. L’utilisation de la levure comme modèle de maladies humaines a dès lors commencé à se répandre.

La levure comme outil pour le diagnostic, la production de molécules thérapeutiques et le criblage pharmacologique

L’utilisation de la levure dans le domaine biomédical s’étend du diagnostic au criblage pharmacologique, en passant par la production de molécules thérapeutiques. L’exemple le plus connu en matière de diagnostic est probablement le test FASAY (functional analysis of separated alleles in yeast), qui permet en deux étapes simples (une PCR suivie d’une transformation de levure) de déterminer la fonctionnalité d’allèles mutants du gène suppresseur de tumeur p53 [ 6], une information importante, entre autres, dans l’identification de mutations perte de fonction conduisant à une prédisposition génétique au cancer, comme par exemple dans le syndrome de Li-Fraumeni. La levure est également de plus en plus utilisée comme « usine » de production de molécules thérapeutiques, en particulier parce qu’elle appartient à la catégorie des organismes dits GRAS (generally recognized as safe). L’exemple le plus spectaculaire est la construction d’une souche de S. cerevisiae produisant, à partir d’un substrat peu onéreux, des taux élevés d’hydrocortisone, un stéroïde majeur pour l’industrie pharmacologique et dont la synthèse était auparavant à la fois longue, complexe et très coûteuse [ 7].

En plus de ces situations dans lesquelles elle est employée comme outil, la levure est également très utilisée pour modéliser différentes maladies humaines [ 8]. La stratégie employée est généralement la suivante : création d’un modèle présentant un phénotype pertinent par rapport à la pathologie d’intérêt, puis recherche de modificateurs de ce phénotype, qui peuvent être des gènes ou des petites molécules, ou tout autre élément biologique ou composé chimique (Figure 1). Dans le cas du criblage de molécules pharmacologiques, des criblages « inverses » peuvent ensuite être réalisés dans lesquels les molécules actives servent d’hameçon afin d’identifier leurs cibles cellulaires. Grâce à tous les outils moléculaires décrits précédemment, de telles approches globales sont relativement aisées et rapides à mettre en Ĺ“uvre. Elles permettent d’appréhender, non seulement le mécanisme d’action précis d’un composé, mais aussi ses effets secondaires potentiels [ 9, 10].

Trois cas de figure peuvent être distingués en fonction du degré de conservation de l’acteur physiopathologique considéré. Dans le cas le plus simple, cet acteur est conservé de la levure à l’homme, ce qui signifie que le gène humain est capable de complémenter une souche de levure dans laquelle le gène levurien a été supprimé, et que d’éventuelles mutations retrouvées chez les patients conduisent à un effet similaire chez la levure. Il est alors possible de créer des modèles directs, soit en exprimant le gène humain muté à la place du gène levurien, soit en introduisant des mutations équivalentes dans ce dernier. L’exemple des modèles levures que nous développons pour des maladies mitochondriales (Figure 2) sera présenté. Le deuxième cas est celui d’acteurs physiopathologiques ne présentant pas d’homologues fonctionnels chez S. cerevisiae, mais pour lesquels des éléments biologiques ayant un comportement similaire existent chez la levure. Nous illustrerons cette situation par le modèle que nous avons développé, basé sur les prions de levure, pour isoler des molécules actives contre les prions de mammifère (Figure 3). Enfin, le dernier cas est celui, plus « artificiel », de la situation dans laquelle il n’existe ni homologue fonctionnel ni élément biologique ayant un comportement similaire. Dans ce cas, l’expression hétérologue de la protéine humaine impliquée dans la maladie peut être tentée. Il faut ensuite déterminer si elle induit chez la levure un phénotype similaire à celui qui est observé dans les cellules humaines. Nous présenterons l’exemple d’un modèle levure pour le mécanisme moléculaire responsable de l’échappement au système immunitaire du virus d’Epstein-Barr (EBV) (Figure 4).

Trois exemples d’approches de chémobiologie en levure
Des modèles levures pour l’étude des maladies mitochondriales, exemple du syndrome NARP (neuropathy, ataxia, retinitis pigmentosa)
Le syndrome NARP est une maladie mitochondriale extrêmement sévère et invariablement fatale due à des mutations ponctuelles dans le gène ATP6 porté par le génome mitochondrial (Figure 2). Ce gène code la sous-unité a de l’ATP synthase, un moteur nanomoléculaire qui, dans les mitochondries, convertit en énergie chimique stockée sous forme d’ATP le gradient de protons formé entre l’intérieur de la mitochondrie et l’espace intermembranaire lors de la respiration. Les mutations d’ATP6 sont équivalentes à des grains de sable qui grippent ce moteur, ce qui compromet la production d’ATP, et donc réduit l’énergie cellulaire disponible.

S. cerevisiae présente trois avantages majeurs en faveur de son utilisation comme modèle pour des maladies mitochondriales, en particulier pour celles qui sont liées à des mutations dans le génome mitochondrial, telles que le syndrome NARP. Tout d’abord, comme toute cellule eucaryote, la levure contient des mitochondries qui sont très similaires aux mitochondries humaines, tant au niveau de leur génome que de l’architecture de l’ATP synthase (et du gène ATP6 en particulier) [ 11]. Autre avantage décisif : avec l’algue unicellulaire Chlamydomonas reinhardtii et l’autre levure S. pombe, S. cerevisiae est le seul organisme pour lequel la mutagenèse dirigée au nucléotide près est possible sur le génome mitochondrial, ce qui permet d’y introduire des mutations équivalentes à celles qui sont responsables de maladies mitochondriales chez l’homme [ 12]. Enfin, S. cerevisiae présente une remarquable dualité métabolique : elle peut en effet produire l’ATP en privilégiant soit un métabolisme respiratoire, soit la fermentation des sucres en alcool. De ce fait, des souches qui portent des mutations abolissant totalement le métabolisme respiratoire sont parfaitement viables (et donc « conservables ») en milieu fermentescible (milieu contenant du glucose par exemple), tandis qu’un phénotype de non-croissance est observé en milieu respiratoire (milieu dans lequel le métabolisme respiratoire est requis, contenant du glycérol par exemple). L’équipe de Jean-Paul di Rago (Institut de biochimie et génétique cellulaires, Bordeaux, France), avec laquelle nous collaborons sur ce projet, a construit des souches portant dans leur gène mitochondrial ATP6 des mutations équivalentes aux cinq mutations NARP les plus fréquemment retrouvées chez les patients. Ces levures NARP présentent un phénotype respiratoire et, de façon remarquable, la sévérité relative des mutations NARP chez la levure suit exactement le même profil que celui qui est observé chez les patients : les mutations les plus sévères chez l’homme sont également celles qui affectent le plus la croissance respiratoire ainsi que la production d’ATP chez la levure (Figure 2) [ 13]. En outre, l’acide dihydrolipoïque (ADHL), une des rares molécules à présenter quelques effets bénéfiques chez des patients atteints d’encéphalopathies mitochondriales, est également capable de supprimer partiellement le défaut de croissance respiratoire des levures NARP. Encouragés par ces différentes validations, nous avons criblé plus de 15 000 molécules pour leur capacité à supprimer le phénotype respiratoire des modèles levures NARP. Quelques composés actifs ont été isolés. Les deux molécules les plus actives (ainsi que l’ADHL comme contrôle) ont ensuite été testées sur le phénotype respiratoire de cellules contenant les mitochondries de patients NARP (hybrides cytoplasmiques appelés cybrides), et présentant donc un défaut de croissance lorsque le métabolisme respiratoire est requis (Figure 2). De façon remarquable, ces deux molécules sont également actives de façon dépendante de la dose et à des concentrations de l’ordre de quelques dizaines à centaines de nM, validant ainsi définitivement nos modèles de levures NARP [13]. Par ailleurs, ces modèles nous ont permis d’isoler des composés actifs spécifiquement sur les phénotypes associés à certaines mutations NARP, ouvrant ainsi la possibilité de rechercher des pistes thérapeutiques personnalisées.

Enfin, des approches de chémogénomique ont été entreprises chez la levure afin d’identifier les voies cellulaires ciblées par ces molécules, une information cruciale pour leur optimisation, mais aussi pour mieux comprendre les processus physiopathologiques impliqués dans ces maladies très complexes et hétérogènes. Comme d’aucuns pouvaient s’y attendre, les voies identifiées (complexe III et import mitochondrial) sont conservées de la levure à l’homme, dévoilant ainsi de nouvelles pistes thérapeutiques potentielles pour traiter des maladies mitochondriales [13, 14].

Des modèles levure pour l’étude des maladies à prion
En l’absence d’homologue fonctionnel, des gènes levuriens peuvent être utilisés comme prototypes d’acteurs de pathologies humaines, comme nous l’avons fait pour les maladies à prion (Figure 3) [ 15, 16]. Ces maladies, toujours fatales, font partie des protéinopathies neurodégénératives à fibres amyloïdes, au même titre que les maladies d’Alzheimer, d’Huntington ou encore de Parkinson. La protéine impliquée, PrP, est très conservée chez les vertébrés, mais ne présente aucun homologue chez la levure. Selon le modèle prion, la protéine PrP (prion protein) existe sous différentes conformations : la forme native, appelée PrPC, et des formes pathologiques qui adoptent un repliement alternatif, appelées PrPSc. Les formes PrPSc sont neurotoxiques et forment des fibres amyloïdes infectieuses capables de convertir les protéines de conformation PrPC en PrPSc par un mécanisme de type « contagion de forme » responsable du caractère infectieux des maladies à prion [ 1719]. La transmission des phénotypes prions est donc véhiculée par l’état conformationnel des protéines prions, et non pas par des changements dans la séquence des gènes codant ces protéines prions.

S. cerevisiae contient des protéines qui présentent un comportement prion. Les deux protéines prion les plus étudiées sont Sup35 et Ure2, responsables respectivement des phénotypes prions [PSI +] et [URE3]. Ces deux prions de levure ont été découverts et étudiés dans les années 1960-1970 respectivement par Brian Cox au Royaume-Uni, et François Lacroute et Michel Aigle en France, trois généticiens de la levure qui avaient décrit en détails le comportement étrange de ces « mutations », dont l’hérédité ne suivait pas les lois de Mendel. Il ne leur manquait que le vocable « prion » qui a été apporté en 1994 par Reed Wickner, un « levuriste » américain [ 20]. Ce dernier a eu la brillante intuition de rapprocher ces phénotypes non conventionnels observés chez la levure du prion PrPSc, dont l’existence comme facteur responsable des maladies à prion venait d’être proposée, notamment par Stanley Prusiner qui, par la suite, a reçu le prix de Nobel pour cette découverte [17, 21]. Ainsi, même si les prions de levure ne sont en rien homologues à la protéine PrP, leur comportement « prion » est tout à fait similaire. Cependant, à la différence du niveau élevé de sécurité nécessaire pour travailler avec le prion de mammifère, les prions de levure peuvent être manipulés sans précaution particulière du fait de leur innocuité. De plus, il existe des systèmes rapporteurs permettant de suivre aisément les phénotypes prion chez la levure. En nous basant sur ces avantages expérimentaux, nous avons développé un test cellulaire simple de criblage basé sur les prions de levure [15, 16]. Le pari initial était que les mécanismes contrôlant les prions étaient conservés de la levure à l’homme. En utilisant ce test, constitué de deux étapes successives basées respectivement sur les prions [PSI +] et [URE3], nous avons criblé plus de 15 000 molécules et isolé des molécules actives contre les prions de levure. Ces molécules se sont ensuite avérées actives contre le prion de mammifère PrPSc en culture cellulaire et aussi in vivo, dans un modèle murin de maladies à prion [15, 2226]. Ainsi, des molécules peuvent être actives à travers les règnes contre tous les prions, ce qui valide la levure, tant comme outil de criblage que comme modèle pour étudier la biologie des prions. Ces résultats ont également constitué la première indication fonctionnelle de la conservation d’au moins une partie des mécanismes de « prionisation » de la levure aux mammifères [15]. De ce fait, nous avons entrepris différentes études de criblage inverse afin d’identifier les cibles cellulaires de la 6AP et du GA (deux de nos molécules antiprion les plus actives), et donc ces mécanismes de « prionisation » conservés. L’approche la plus fructueuse fut la chromatographie d’affinité sur composés immobilisés sur des billes de Sépharose®. Cette approche nous a permis d’identifier l’activité chaperon de protéines du ribosome (PFAR, protein folding activity of the ribosome) comme nouvel acteur potentiel de la « prionisation », et donc comme cible thérapeutique potentielle pour traiter ces maladies [ 2729]. Tous ces résultats illustrent à quel point des approches de chémobiologie, en particulier quand elles sont menées sur des organismes modèles, peuvent générer tant des connaissances en biologie fondamentale que des pistes thérapeutiques nouvelles.

Un modèle levure pour l’étude du mécanisme responsable de l’échappement au système immunitaire du virus d’Epstein-Barr
Le virus d’Epstein-Barr (EBV) est étroitement lié à un certain nombre de cancers chez l’homme, mais il n’existe à ce jour aucun traitement spécifique pour traiter les infections par l’EBV [ 3032]. Généralement, l’infection d’une cellule de l’hôte par un virus induit une réponse immunitaire. L’EBV est un gammaherpesviridae qui fait partie des virus à infection latente qui échappent au système immunitaire. Comme tous les gammaherpesviridae, le talon d’Achille d’EBV est sa GMP (genome maintenance protein). Les GMP, en ancrant l’épisome viral aux chromosomes de la cellule hôte, sont indispensables pour assurer le maintien du virus dans les cellules infectées, d’autant plus que, dans le cas d’EBV, celles-ci (les lymphocytes B) se divisent activement. Toutes les cellules infectées par les gammaherpesviridae expriment donc ces GMP qui, en outre, sont très antigéniques. De plus, des lymphocytes T dirigés contre ces protéines sont présents chez l’hôte. Pour cette raison, les virus à infection latente ont développé différentes stratégies pour rendre leurs GMP invisibles au système immunitaire [ 33]. La GMP de l’EBV est la protéine EBNA1 (Epstein-Barr virus nuclear antigen 1), et l’essentiel de sa stratégie de camouflage est fondé sur un mécanisme original d’inhibition en cis de la traduction de son propre ARN messager par son domaine GAr (glycine-alanine rich), limitant ainsi la synthèse de peptides antigéniques dérivés d’EBNA1 présentés par le complexe majeur d’histocompatibilité [ 34]. Associée à une très grande stabilité de la protéine EBNA1, cette inhibition dépendante de GAr de la traduction assure la furtivité de l’EBV, en particulier dans les cellules des cancers liés à ce virus, tout en maintenant un niveau suffisant d’EBNA1 pour assurer le maintien du virus. La réponse efficace des lymphocytes T à des cellules infectées par une souche d’EBV dans laquelle le domaine GAr a été supprimé démontre l’importance de la régulation dépendante de GAr de la traduction d’EBNA1 dans le mécanisme d’échappement au système immunitaire [ 35]. Ces données constituent une preuve de principe qu’interférer avec l’inhibition dépendante de GAr de la traduction devrait rendre les cellules infectées par l’EBV (en particulier les cellules tumorales dans les cancers liés à l’EBV) détectables par le système immunitaire, et donc constituer une nouvelle piste thérapeutique spécifique pour les maladies associées à l’EBV, en particulier les cancers. Des données de la littérature suggéraient indirectement que le mécanisme dépendant de GAr d’inhibition de la traduction est conservé à travers l’évolution. Nous avons donc créé un modèle levure pour ce mécanisme (Figure 4) en fusionnant le domaine GAr d’EBNA1 au gène rapporteur ADE2, qui confère une couleur blanche aux colonies de levure quand il est exprimé à un niveau suffisant. L’absence totale d’expression d’ADE2 conduit à la formation de colonies rouges, tandis que tout niveau intermédiaire conduit à des colonies roses, dont l’intensité de coloration est proportionnelle à son niveau d’expression. Avec ce système, nous avons démontré que le mécanisme dépendant de GAr d’inhibition de la traduction est bien conservé de la levure à l’homme, et nous avons entrepris le criblage de diverses chimiothèques à la recherche de composés capables d’interférer avec ce mécanisme (Figure 4). L’une des molécules isolées est la doxorubicine (DXR), un composé déjà utilisé en chimiothérapie de certains cancers. La DXR supprime spécifiquement l’effet inhibiteur du domaine GAr sur la traduction tant chez la levure que chez l’homme. Comme attendu, la DXR augmente également la présentation antigénique qui était limitée par l’effet du domaine GAr sur la traduction. Tous ces résultats valident notre modèle levure d’analyse de la furtivité d’EBV [ 36, 37]. La DXR est génotoxique (c’est d’ailleurs la base de son utilisation comme anticancéreux) et sa synthèse est complexe. Elle n’est donc pas le chef de file idéal pour entreprendre une approche structure-activité visant à optimiser son effet sur la furtivité d’EBV. Néanmoins, la DXR constitue une preuve de principe de la validité de notre approche qui, depuis, a permis d’isoler des molécules originales, très actives, dont la chimie est plus accessible et que nous développons actuellement.

Les composés actifs isolés nous permettront d’identifier les acteurs cellulaires conservés responsables de l’inhibition dépendante de GAr de la traduction d’EBNA1. L’élucidation de ces mécanismes devrait nous permettre en retour d’optimiser de façon rationnelle les composés déjà isolés, et également de définir de nouvelles cibles thérapeutiques pertinentes pour traiter de façon spécifique les cancers liés à l’EBV.

Conclusions

Les trois exemples présentés dans cet article sont issus de projets développés dans notre équipe. Ils ne constituent bien évidemment pas les seuls exemples d’approches de chémobiologie en levure, même si nous avons été parmi les premiers à développer ce type d’étude. Ils ont été choisis car ils illustrent la force du modèle levure comme élément de départ d’approches globales intégrant également des modèles cellulaires mammifères, ainsi que des modèles animaux dans les cas où ceux-ci sont disponibles. Ils montrent aussi que des modèles levure pour des maladies humaines ouvrent la possibilité de développer des études plus fondamentales, en parallèle d’approches pharmacologiques. La levure constitue donc un modèle précieux pour la chémobiologie. Enfin, dans le cas des maladies rares et/ou pour lesquelles aucun modèle mammifère n’existe, la levure peut représenter un modèle particulièrement pertinent, tant pour des raisons économiques que scientifiques [ 38].

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

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