Ce n’est pas tout à fait le résultat qui a été trouvé. De manière surprenante, seules les personnes au profil eudémonique ont montré une expression génétique favorable. Chez les hédonistes, fans de plaisirs immédiats, c’est le profil transcriptionnel face à l’adversité qui a été observé, indiquant plus de stress, plus d’inflammation et un système immunitaire en berne. Les auteurs américains en ont tiré deux conclusions. Premièrement, que la mesure d’une signature transcriptomique constituait un indicateur plus fiable du bonheur que la perception subjective que l’individu s’en fait. En d’autres termes, contrairement à la conscience et au ressenti personnel, l’activité génique serait sensible à la nature même du bonheur, en étant capable de répondre différemment au bien-être résultant du simple fait de se sentir bien (bonheur hédonique) de celui émanant d’un engagement à faire le bien (bonheur eudémonique). Deuxièmement, les rédacteurs de l’étude suggèrent que, vu par le prisme de la génomique fonctionnelle, il vaut mieux privilégier un mode de vie eudémonique. À la différence de l’approche hédonique, qui peut tout au plus servir d’exutoire aux peurs existentielles, la démarche eudémonique fournirait une réponse durable à la question de la place de l’individu dans le monde, procurant confiance et santé, en évitant d’enclencher des processus inflammatoires nuisibles. Sur la base de ces résultats étonnants, la presse s’est ensuite chargée d’imaginer d’autres corollaires plus ou moins fantaisistes. En interprétant que le corps était capable de punir les attitudes hédonistes et de récompenser les bonheurs altruistes (Big Brother serait en nous, codé génétiquement !), que cette faculté serait un caractère sélectionnable (l’évolution aurait favorisé les individus en quête de sens en leur conférant une meilleure santé, perpétuant ainsi une humanité naturellement encline à faire le bien), que vivre des bonheurs profonds plutôt que superficiels serait « meilleur pour nos gènes », ou encore que la science reconnaissait enfin le pouvoir de l’esprit sur la matière (en apportant la preuve que nos pensées influencent directement les niveaux d’expression de nos gènes). Le cas de cet article de génomique psycho-sociale est intéressant car il cristallise effectivement les promesses d’une science réconciliée avec la spiritualité, tout en suscitant la controverse.
D’abord, bien qu’eudémonisme et hédonisme apparaissent comme deux philosophies distinctes sur un plan théorique, en pratique ces deux formes de bonheur sont loin d’être imperméables l’une à l’autre et s’influencent réciproquement. Servir comme bénévole dans des Ĺ“uvres caritatives peut procurer de nombreuses joies quotidiennes (qui caractérisent le bonheur hédonique). De la même manière, les personnes qui s’occupent d’elles-mêmes et savent se faire plaisir ont une tendance naturelle à irradier du bien-être autour d’elles (une marque des comportements eudémoniques). De plus, il est fort possible de s’accomplir dans l’existence sans rogner sur des gratifications plus immédiates, ces deux manières de vivre n’étant pas incompatibles. Ainsi, il est artificiel d’établir un distingo rigide entre bonheur eudémonique et hédonique. Ce point est important car il questionne la validité de l’approche statistique utilisée [
4,
5].
La génomique psycho-sociale, un terrain glissant…
Ensuite, Il est important de noter que l’étude décrit des associations entre l’expression génique (examinée chez seulement 80 sujets adultes) et ces deux états de bien-être. Or, observer une corrélation ne signifie en aucun cas qu’il existe un lien de causalité. Pour démontrer l’existence d’un tel lien, les auteurs suggèrent la manipulation expérimentale directe des états de bien-être hédonique et eudémonique. On pourrait également imaginer d’identifier dans un premier temps des sujets présentant le profil d’expression génique favorable pour ensuite les sonder pour savoir s’ils sont heureux (ou plus justement s’ils
prétendent l’être). Cet axe de recherche constitue cependant un terrain glissant car il peut mener à la conception de tests génétiques se targuant d’être capables de suivre le degré de bonheur de l’organisme. Cette dérive consistant à vouloir quantifier le bien-être avait déjà connu un précédent dans l’intellect de la première auteure de l’étude, qui avait inventé et publié en 2005 (dans un article partiellement rétracté depuis) [
6] un « index de positivité », un
ratio entre émotions positives et négatives calculé en appliquant des outils mathématiques de la dynamique des fluides. Dans l’étude de 2013, très technique elle aussi au niveau mathématique, on retrouve cette tendance à vouloir faire passer la notion éminemment subjective qu’est le bonheur à la moulinette d’un marqueur objectif (le profil CTRA).
Mais là où le message de l’article prête le plus à confusion, c’est lorsqu’il intègre une ligne moralisatrice en suggérant que la bonne manière de vivre sa vie serait de manière eudémonique. Plusieurs réponses ont été apportées dans l’histoire des civilisations à la question de savoir ce qu’était une vie bonne pour les mortels que nous sommes (vivre en harmonie avec le cosmos, avec Dieu, avec soi-même, avec les autres, faire progresser l’humanité, vivre librement, intensément, etc.). Ces réponses ont pour point commun de dépendre à la fois des individus et de l’environnement socio-culturel. Certaines personnes trouveront adapté pour elles de vivre une vie courte mais intense (It’s better to burn out than to fade away, dit la chanson1), alors que d’autres préféreront une « vie longue et saine » dépourvue de « stress chronique, d’angoisse et d’incertitude » (pour reprendre les termes de l’article). Il ne peut y avoir de vérité unique en la matière. Et laisser à penser que la réponse adaptative d’une série de gènes puisse s’ériger en recteur d’une vie bonne parce que moralement droite est évidemment problématique. Surtout que la signature transcriptomique utilisée n’est constituée que de 53 gènes (alors que plusieurs milliers d’autres gènes sont exprimés dans chaque cellule de notre organisme à chaque instant, y compris dans le cerveau et le système immunitaire).
Si l’on veut bien passer outre les points discutables, il n’en demeure pas moins que ce type de recherches a le mérite d’explorer la frontière qui connecte la biologie avec les sciences humaines et sociales, préparant le terrain de ce qui sera peut-être l’une des révolutions scientifiques de demain. Une étape décisive a été franchie avec la compréhension que le fonctionnement du cerveau ne pouvait pas être décrit sans tenir compte de son environnement immédiat : le reste du corps (exit le cerveau supercalculateur à la Professeur Simon Wright, avec l’enveloppe charnelle servant de bocal). L’approche « incarnée » de la cognition met aujourd’hui l’accent sur les échanges constants et multiples se produisant entre nos réseaux de neurones et nos systèmes émotionnel, sensorimoteur et…immunitaire (c’est le sens et la trajectoire du défrichement opéré par Barbara Fredrickson et Steven Cole). Comme les rapports dynamiques qu’entretient le cerveau avec son milieu peuvent s’étendre à l’environnement pris au sens large : matériel, mais aussi contextuel, social et culturel, cette révolution, si elle a débuté, est loin d’être achevée.