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| Med Sci (Paris). 2014 February; 30(2): 211–213. Published online 2014 February 24. doi: 10.1051/medsci/20143002022.Chroniques génomiques - Les leçons inattendues d’Hiroshima Bertrand Jordan1* 1CoReBio PACA, case 901, parc scientifique de Luminy, 13288Marseille Cedex 9, France MeSH keywords: Malformations, épidémiologie, génétique, Relation dose-effet des radiations, Projet génome humain, Humains, Japon, Mutation, Tumeurs radio-induites, congénital, Armes nucléaires, Lésions radio-induites, Survivants |
Quel rapport entre Hiroshima et la génomique ? La relation est plus étroite qu’on ne l’imagine a priori, car en fait, l’étude des survivants des deux villes martyres a été une des motivations du programme Génome humain à ses tout débuts, alors que ce dernier se préparait au sein du Department of energy (DOE) Nord-Américain, l’équivalent de notre CEA (Commissariat à l’énergie atomique). Comme le raconte Robert Cook-Deegan dans son livre sur la genèse du projet [
1], le DOE suivait de près les travaux menés sur les survivants de ces deux explosions atomiques et sur leur descendance. Ces études, portant sur plus de deux cent mille personnes, avaient montré une augmentation notable des cancers (notamment des leucémies) chez les survivants mais - contrairement aux attentes - aucun effet sur leur descendance, que ce soit au niveau de malformations visibles ou d’altérations de l’ADN. Charles DeLisi, responsable de l’Office of health and environmental research au sein du DOE, pensait que les mutations attendues ne pourraient être détectées que par une analyse globale et détaillée de l’ADN. Cela le motiva pour proposer une initiative sur le génome humain dès 1985 et obtenir les premiers financements pour mettre en place une telle étude. Celle-ci, par ailleurs, cadrait bien avec les possibilités techniques et organisationnelles du DOE, organisme assez bureaucratique mais doté, dans la foulée du projet Manhattan, de moyens techniques et financiers considérables. On sait ce qu’il advint de ce projet Génome qui devait réellement débuter quelques années plus tard et qui, malgré le scepticisme ambiant et des débuts difficiles, aboutit à réellement révolutionner la biologie. Mais l’objet de cette chronique est de rappeler les résultats obtenus en plus de soixante années d’étude des hibakusha (les survivants) et de leur descendance - résultats surprenants que semblent ignorer bien des intervenants dans les débats actuels sur l’énergie nucléaire. |
Après l’explosion des deux bombes qui tuèrent au total plus de 200 000 personnes, des études épidémiologiques furent lancées dès 1947 par l’ABCC1,, puis poursuivies par la RERF2, fondation américano-japonaise, à partir de 1975. Une cohorte de plus de 120 000 personnes exposées (ainsi que des individus témoins non irradiés) a été suivie sur toute la période, de même que 70 000 descendants. Les résultats ont fait l’objet de nombreuses publications dans des revues spécialisées, la grande majorité des auteurs étant Japonais, et de quelques articles dans des revues à plus fort facteur d’impact. |
Les mesures d’irradiation Avant d’aller plus loin, il est nécessaire de préciser la manière dont est quantifiée l’irradiation reçue par ces personnes et ce que sont les unités utilisées - c’est sans doute un peu aride mais indispensable ! L’unité « officielle » d’irradiation - plus précisément, de « dose absorbée » par la personne irradiée est le Gray (Gy), qui correspond à l’absorption d’une énergie de un joule par kg de masse irradiée. C’est en Gy que vont être exprimées les doses reçues par les survivants d’Hiroshima et de Nagasaki ; un Gy correspond à une irradiation importante induisant chez l’homme des effets cliniques très nets, la dose létale étant de 5 à 10 Gy. En revanche, les faibles doses, comme la limite admise en France, sont habituellement exprimées en Sievert (Sv), généralement en milli Sievert (mSv). Cette unité tient compte non seulement de la dose absorbée mais aussi de l’« efficacité » du rayonnement considéré (à énergie déposée équivalente, les protons font plus de dégâts dans les tissus que les rayons gamma), et de la sensibilité des tissus (la peau est moins sensible que les gonades). La limite admise en France pour l’exposition annuelle du public à la radioactivité artificielle est de 1 milli-Sievert (mSv)3, qui correspond à peu près à 1 milli-Gray (mGy), la valeur exacte dépendant des facteurs énumérés ci-dessus. Selon les calculs - forcément approximatifs, mais affinés au cours des années - les hibakusha ont reçu de 0,1 à 2 ou 3 Gy en fonction de leur localisation au moment de l’explosion et de la présence ou non d’éléments protecteurs. Il s’agit donc d’irradiations très importantes, de l’ordre de mille fois ce qui est admis comme limite chez nous, et qui plus est délivrées quasi-instantanément, ce qui renforce considérablement leur effet biologique. |
Les effets sur les survivants Dès les premières années, on a noté une nette augmentation des leucémies chez les hibakusha ; au fil du temps et des études épidémiologiques menées sur les 120 000 personnes de la cohorte, les effets sur différentes pathologies ont pu être quantifiés. Dans la suite, ils sont rapportés pour une dose absorbée de un Gray (la plupart des effets variant linéairement avec la dose). Une revue récente fait le point sur les données après plus de 50 ans de suivi [
2]. La mortalité globale (toutes causes confondues) dans la population irradiée augmente de 22 % par rapport à la population témoin (Japonais des mêmes villes mais non irradiés car absents au moment de l’explosion), la mortalité par cancer (tous types sauf leucémies) augmente de 42 % et celle due aux leucémies de 310 %. Une irradiation de un Gray a donc bien eu des conséquences négatives importantes sur cette population, qui paye un lourd tribut au fil des années ; notons néanmoins que même pour les leucémies, le taux mesuré correspond à environ dix cas par an et pour 10 000 personnes - en d’autres termes, la très grande majorité des survivants irradiés n’a pas développé cette maladie. |
Il s’agit là bien sûr du point le plus important, et pour lequel les résultats constituent une surprise. Compte tenu des connaissances de l’époque, on s’attendait généralement à observer des effets notables chez les descendants des irradiés. Les hibakusha ont d’ailleurs subi une sévère discrimination au sein de la société japonaise, et il leur était fort difficile de se marier en raison de la crainte que leur descendance soit affectée. Beaucoup de scientifiques étaient du même avis, notamment Hermann Muller, prix Nobel de médecine en 1946 pour la découverte de l’effet mutagène des rayons X, ou Alfred Sturtevant, constructeur de la première carte génétique chez la Drosophile - tous deux pratiquants assidus de la mutagenèse sur des organismes modèles. Mais il devait s’avérer fort difficile de mettre en évidence de tels effets à Hiroshima ou Nagasaki. La fréquence des malformations néonatales visibles, de l’ordre de 1 %, n’est pas significativement plus élevée chez les enfants issus de parents tous deux fortement irradiés que chez les témoins [
3] ; l’incidence des cancers chez ces descendants ne dépend pas de la dose d’irradiation reçue par les parents [
4] ; et une analyse de régions minisatellite hypervariables chez eux ne montre pas un taux de mutation augmenté [
5]. Enfin, une étude longitudinale chez près de 12 000 descendants de survivants [
6] ne montre pas d’augmentation d’incidence de dix-huit affections multifactorielles4. Toutes ces données convergent pour indiquer que les effets génétiques chez l’homme, pour une irradiation importante de 1 Gy, sont très faibles5 [
7–
9]. Une évaluation récente [
10] donne comme limite supérieure une mutation par génome dans les séquences codantes pour une irradiation de 1 Gy. Ce résultat est étonnant compte tenu de la radiosensibilité mesurée sur des souris lors de multiples expériences et qui, extrapolée à l’homme, prévoyait une augmentation significative des anomalies génétiques. Les scientifiques travaillant sur cette question en concluent que l’homme est nettement moins radiosensible que la souris [7,
8, 10], ce qui n’est finalement pas étonnant compte tenu de la différence de longévité entre nos deux espèces, laquelle implique notamment une meilleure efficacité des mécanismes de réparation de l’ADN chez nous. |
Malgré mes recherches, je n’ai pas trouvé d’article récent exploitant les nouvelles possibilités de séquençage rapide pour quantifier le nombre de mutations de novo chez les enfants des hibakusha. Pourtant de telles études sont possibles aujourd’hui [
11], et elles seraient sans doute suffisamment sensibles pour détecter une (faible) augmentation du taux de mutations - réalisant ainsi l’objectif de Charles DeLisi en 1985 ! Les travaux en cours sont centrés sur la détection de délétions grâce à des puces à ADN (CGH-array), et il existe un projet de séquençage d’exomes à grande échelle dont les résultats seraient fort intéressants6. Il me semble en tout cas utile de rappeler ces données tout à fait contraires à l’image médiatique des radiations, qui associe presque systématiquement centrales nucléaires et « mutants » à deux têtes, surtout dans la presse à tendance « écolo » [
12]. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’affirmer que la radioactivité est inoffensive et qu’il est inutile de s’en protéger - mais le voisinage d’une centrale nucléaire7 est probablement moins dangereux pour la santé que la fréquentation de nos villes polluées par la circulation automobile. |
L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.
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Footnotes |
1.
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