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Med Sci (Paris). 2014 January; 30(1): 103–106.
Published online 2014 January 24. doi: 10.1051/medsci/20143001021.

Corps monnayable, prise en charge de l’accident et du corps accidenté

Peggy Tessier1*

1Institut d’histoire des sciences et des techniques, 13, rue du Four, 75006Paris, France
Corresponding author.
 

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La prise en charge du corps accidenté

Alors que l’idée de propriété du corps et de sa marchandisation fait débat, dans le cas de la réparation d’un corps accidenté, l’idée d’une indemnisation au nom des dommages subis et donc l’hypothèse du corps comme « chose » (en droit) monnayable sont acceptées de façon assez consensuelle. Après l’accident, lorsque l’accidenté peut rentrer chez lui, il doit faire face à un certain nombre de procédures afin de faire « valoir » son handicap et prétendre ainsi à une indemnisation. La valeur du corps en termes financiers se pose donc ici dans la mesure où le travail du médecin expert consiste pour l’essentiel à traduire des capacités physiques, physiologiques et intellectuelles après l’accident sous la forme de pourcentages et donc de sommes. L’expertise du grand handicap physique et le processus d’indemnisation vont alors mettre l’individu face à la question de la propriété de son corps.

En ce sens, il est sans doute nécessaire d’établir une distinction entre cette possibilité de valorisation du corps et l’idée de marchandisation du corps qui réduit celui-ci à sa simple valeur monétaire. Dans ses travaux, Ruwen Ogien offre une vision radicale de la marchandisation du corps. Il plante le décor : « Pourquoi serait-il interdit de penser que, progrès de la médecine aidant, on pourrait voir les parties et les produits de notre corps non plus comme des choses quasiment sacrées, constitutives de notre identité, mais comme des objets aussi remplaçables qu’une table de cuisine ou une machine à laver ? » [ 1]. Sa critique porte sur une conception du corps selon lui trop figée, unitaire, inscrite de manière intangible dans le couple corps-personne.

Toutefois, la question de l’accident grave, et donc de modifications du corps non voulues, se pose à propos de cette vision optimiste de la marchandisation des corps. Si on prend le cas de l’amputation accidentelle d’un membre, peut-on considérer que la perte physique est effacée par l’adjonction d’une prothèse ? Face à la terrible mutilation que subit l’individu blessé, l’idée de réparation elle-même semble caricaturalement simple. Dans ce cas, la perte de l’intégrité du corps donne lieu à une réponse matérielle, souvent très coûteuse, qui consiste à fournir une prothèse sur mesure et commencer des séances de rééducation pour pallier les troubles fonctionnels. Dans le contexte de l’indemnisation, le fait que le corps soit soumis à une évaluation financière n’implique cependant pas qu’il soit considéré comme source de profit. La question ne se pose pas directement en ces termes dans le cadre de la réparation médicale du corps. Nous allons voir en quel sens l’indemnisation renvoie pourtant bien à l’idée d’un corps « monnayable » et pourquoi elle ne suscite malgré cela aucune forme de dénonciation sociale. Notons d’abord qu’il y a, stricto sensu, une différence entre les concepts d’indemnisation et de rémunération [ 2]. La différence entre ces deux concepts renvoie à la notion plus large de « prise en charge » du corps.

La notion de « prise en charge » du corps accidenté est empruntée à l’historien et sociologue Georges Vigarello [ 3]. Elle doit être entendue dans un sens juridico-social s’inscrivant dans une histoire de l’accident. La construction sociale de l’accident du travail liée à la révolution industrielle [ 4], ainsi que la rupture technologique de la Grande Guerre (1914-1918) constituent les phénomènes massifs se situant à la source d’un mouvement de reconnaissance de la dignité de la personne « infirme » [ 5]. Le développement de l’automobile, et donc des accidents de la route [ 6], peut également être considéré comme un phénomène déterminant dans ce mouvement, poussant la société à reconsidérer sa conception de la prise en charge des personnes en situation de handicap (conception matérialisée en France par la loi Badinter de 1985). Plus généralement, on peut dire que toute la législation relative à la prévention des risques a généré, au cours du XXe siècle, une conception nouvelle du corps.

Dommage corporel, préjudice et réparation

Ces phénomènes historiques, que nous ne faisons ici que mentionner, permettent également de contextualiser ce que le droit appelle aujourd’hui le « dommage corporel ». Tout d’abord, rappelons en quoi le dommage corporel est spécifique au phénomène de l’accident. Il désigne une situation de fait, qui renvoie au résultat de l’atteinte subie par une victime. Le préjudice est la traduction juridique du dommage et renvoie, quant à lui, aux répercussions concrètes sur la vie de la victime. Le dommage corporel et le préjudice ne sont donc pas synonymes. L’un renvoie à la conséquence de l’accident comme fait générateur et l’autre à la nécessité de réparation et donc au droit de réparation. La notion de réparation implique elle-même des dégâts constatés. La réparation peut également être envisagée comme une compensation. La compensation des préjudices physiques (et moraux, engageant en droit la notion de responsabilité) indique qu’un point de non-retour a été atteint vis-à-vis d’un état corporel antérieur. À défaut de pouvoir lui rendre sa validité, on compense - ou on indemnise - le grand accidenté. Mais la réparation du dommage a une fin, celle de remettre la victime, quelle que soit l’ampleur du dommage, dans une situation lui permettant une vie qu’elle considère comme digne (en tant que personne humaine autonome) et au plus près de ce qu’elle aurait dû être si l’accident n’en avait pas bouleversé le cours. La réparation porte sur la partie lésée, celle qui remet en question l’intégrité du corps.

L’enjeu de la réparation du dommage corporel est notamment de permettre à terme une réinsertion sociale de la victime. La société prend pour cela la responsabilité des dommages en les prenant en charge financièrement et médicalement, comme l’indique la formulation du principe de réparation du préjudice dans le Code civil : « Doit être réparé dans son intégralité, sans perte ni profit pour aucune des parties » [ 7], selon un barème, une mesure du handicap.

Le sociologue Philippe Ponet [ 8] a analysé ces dispositifs d’évaluation et de réparation des préjudices causés par l’accident. Il donne à voir l’évolution des métiers émergents de médecins experts et de médecins conseils engendrée par le nombre croissant d’accidents de la vie quotidienne (circulation, domestique, sport, etc.). Il précise comment ces métiers ont pu évoluer au-delà des premières expertises relatives aux accidents du travail. Pour lui, le processus d’indemnisation revient à penser le corps comme objet sur lequel les sociétés peuvent exercer un pouvoir que Foucault nomme « biopolitique » [ 9]. Ce faisant, la réparation fait intervenir plusieurs mondes : celui du droit, de la médecine (médecins experts et médecins conseils), mais aussi celui des assurances. Au sein de ces dispositifs, le travail du médecin reste cependant central. Les décisions qu’il est amené à prendre vis-à-vis de telle ou telle victime peuvent avoir des répercussions médicales, bien sûr, mais aussi économiques et sociales déterminantes. Toute victime d’un accident devra, à un moment ou un autre, passer dans le cabinet d’un médecin « qui évaluera son dommage, la dotera, s’il l’estime méritée, d’une incapacité censée réparer le préjudice subi » [8]. Quels que soient les enjeux financiers, qui sont réels, l’expertise médicale du dommage corporel reste en ce sens incontournable.

Évaluation du dommage corporel

Cependant, les législations relatives aux réparations des dommages corporels suscitent depuis les années 1960 un certain nombre de débats qui sont toujours d’actualité. Ceux-ci opposent d’un côté les défenseurs d’une évaluation « barémisée », dont l’objectif est d’harmoniser les pratiques d’expertise et d’indemnisation, et de l’autre les défenseurs de « l’individualisation » de la réparation. L’un des enjeux de ce débat tient à la relation de pouvoir qui s’établit entre la victime et les dépositaires de ce « biopouvoir ». À partir du moment où l’individu perd son intégrité physique à l’issue d’un accident, il n’a plus d’autorité sur son corps. Pour obtenir une quelconque réparation, le sujet victime d’accident va devoir se conformer au processus d’évaluation de son handicap. Voyons maintenant en quoi consiste cette évaluation du dommage corporel, qui reste sujette à controverses.

Les différents barèmes
En France, plusieurs barèmes servant à évaluer le handicap physique se sont succédé depuis 1887 (année de création du premier barème militaire), passant par le barème de droit commun en 1954, jusqu’au barème dit fonctionnel en 1982. Ces barèmes vont petit à petit intégrer l’idée selon laquelle la perte d’un membre est un préjudice qui dépasse l’impact sur les activités socio-professionnelles. Car, comment affirmer qu’une partie du corps - une jambe par exemple - peut valoir plus qu’une autre jambe ? La jambe d’un avocat vaut-elle moins, en termes d’indemnisation, que la jambe d’un jardinier sous prétexte que le premier en a un besoin professionnel moins important ? Pour obtenir une indemnisation équitable, il faudrait accepter l’idée que le corps a un prix et que ce prix est la somme des capacités fonctionnelles de celui-ci. Les acteurs de l’évaluation médicale du dommage corporel se retrouvent donc devant un problème délicat : comment évaluer de manière personnalisée le dommage de chaque victime, de sorte que l’évaluation soit la plus juste possible (en prenant en compte la situation de chaque individu), sans pour autant renoncer à une forme d’objectivité, voire d’universalité ?

Afin de tenter de résoudre cette question complexe, le dernier barème appliqué en France, dit fonctionnel, consiste à évaluer la situation de handicap non plus selon la séquelle anatomique qui résulte de l’accident, mais selon un éventuel trouble fonctionnel occasionné par celui-ci. Du même coup, l’indemnisation ne porte plus sur la perte de l’intégrité physique de l’individu (perte d’un membre, etc.), mais sur l’éventuelle répercussion de cette perte sur le bon fonctionnement de son corps. On peut aussi dire qu’il évalue la perte en termes de qualité de vie. On retrouve cette notion dans les pratiques de soin à partir des années 1990. Une définition de l’OMS (Organisation mondiale de la santé) [ 10] indique alors la nécessité de prendre en compte la perception que le patient peut avoir de sa propre santé [ 11]. À partir de ce moment, l’évaluation du préjudice corporel devra prendre en compte l’épreuve des dommages subie par la victime.

Évaluer la gravité de l’accident
L’évaluation du handicap pose donc le problème de la « gravité » de l’accident, à partir de laquelle le montant d’indemnisation sera calculé. Or, la gravité s’avère être un concept particulièrement difficile à quantifier [ 12]. On comprend qu’un barème ne peut en ce sens être qu’indicatif. Par ailleurs, le dommage corporel est soumis à trois conditions qui informent le processus d’expertise : (1) l’événement accidentel et son récit ; (2) les séquelles de l’accident portées par le corps ; (3) le fait causal dont découle la blessure. Ce rapport de causalité « objectif » (et non seulement de concomitance, dans le cadre d’un récit subjectif) doit être établi pour que la prise en charge soit effective. L’idée est de prouver que l’accident a causé une perte, et que cette perte est bien le fait de l’accident. Toutefois, l’idée qu’il faille apporter des preuves tangibles qui légitiment l’indemnisation de la personne victime de l’accident rend le processus d’évaluation à la fois difficile et, parfois, sujet à l’arbitraire.

Afin de se protéger des dérives subjectives, le médecin expert a cependant recours à une variété d’outils, qui lui permettent d’affiner son jugement. Il évalue le dommage en s’aidant d’un barème permettant de mesurer l’incapacité permanente partielle (barème IPP) [ 13]. Ce barème s’efforce de rendre compte de la capacité fonctionnelle restante d’un individu. Outre l’IPP, les médecins experts font appel à plusieurs postes de préjudices leur permettant d’évaluer le degré de gravité du handicap : la consolidation correspond à la date à partir de laquelle aucun traitement n’est susceptible de faire évoluer significativement l’état de la victime ; le pretium doloris, parfois appelé quantum doloris (QD), évalue quant à lui la douleur ou la souffrance endurées. En résumé, le barème IPP sert à vérifier dans quelle mesure les dysfonctionnements corporels occasionnés par l’accident vont altérer ou non la capacité du blessé à assurer ses tâches quotidiennes et professionnelles, mais surtout à reprendre une vie normale.

Cette quantification des préjudices semble malgré tout mettre en arrière-plan les aspects proprement psychologiques et narratifs, qui dépassent la question des capacités corporelles. On envisage aujourd’hui des expertises de plus en plus personnalisées, afin de passer d’une approche en termes de dommages corporels à une approche en termes de dommages de la personne. Dans les évolutions récentes de ce droit relatif au dommage, il est clair que le corps n’est pas un objet à considérer au dehors de la personne humaine. Dans la conception du droit français, la personne ne possède pas un corps, elle « est » ce corps [ 14].

Valeur du corps et pretium doloris
Pourtant, le processus de réparation par le biais de l’indemnisation attribue de fait au corps une valeur marchande. Il s’agit d’un processus qui attribue simultanément un prix et une valeur au corps. On voit ici se combiner deux conceptions du corps. D’un côté, le corps est considéré comme support de la personne. Comment d’un point de vue éthique lui attribuer un prix sans porter atteinte à sa dignité ? Comme l’indique Marie Gaille, « l’intégrité du corps humain, son inviolabilité, mais aussi son indisponibilité, en particulier dans la sphère de l’échange marchand, découleraient de cette conception du corps-personne » [ 15]. En tant que support identitaire, le corps humain hérite des propriétés morales de la personne. De l’autre, on voit simultanément ressurgir une vision mécaniste du corps (appliquant le modèle de la réparation d’une machine). L’expérience de l’amputation est derechef un bon exemple. Le principal problème de cette blessure se situe-t-il au niveau tangible du « manque de jambe » ? Perdre accidentellement son intégrité physique revient aussi à perdre une partie de soi, de son identité.

Le pretium doloris est l’un des préjudices identifié en droit français (dans les textes, il est nommé « souffrances endurées » depuis 2005). La transcription affinée de ce concept dans le droit est un indicateur de l’évolution en matière d’évaluation du dommage corporel. Il ne s’agit plus seulement de quantifier les douleurs physiques, mais désormais d’y intégrer les douleurs psychologiques et morales relatives à un traumatisme.

Le pretium doloris (et sa déclinaison en quantum doloris) est un concept clé qui ouvre sur l’un des aspects propre à l’accident (en comparaison à la maladie, même si les risques de maladies professionnelles existent dans certains secteurs d’activité et sont elles aussi mesurées et indemnisées). On indemnise la personne blessée au prix de sa douleur, y compris morale. Le pretium doloris quantifie la douleur endurée en la cotant de 1 à 7. En fonction du préjudice occasionné par l’accident, le prix de l’indemnisation est plus ou moins élevé.

Conclusion

L’expertise médicale de l’accident grave fait surgir la difficulté de concevoir que des parties du corps puissent être monnayables, dans le sens de l’attribution d’une valeur économique - et ce même si les sphères médicale et assurantielle fournissent un cadre légal au processus de prestations. En effet, cette idée va à l’encontre de la plupart des conceptions éthiques du corps. Le processus même de l’indemnisation n’est-il au final rien d’autre que celui de monnayer la partie du corps endommagée ? Toutefois le processus d’indemnisation du préjudice corporel répond à une autre logique que celle de la marchandisation du corps évoquée plus haut, en nous rappelant à la fois que nous « sommes » et que nous « avons » un corps [ 16].

Le concept contemporain de pretium doloris, de par son rapport extensif à la souffrance de la victime, constitue peut-être un pont entre ce corps expertisé et la personne qui subit le dommage, bien que la quantification de la douleur repose elle-même sur des critères procéduraux toujours teintés d’objectivisme. Même si l’exigence éthique actuelle est de mettre le sujet au centre du dispositif, l’expression du dommage évoque toujours davantage le corps et l’atteinte des organes que la subjectivité et les situations de vie. L’indemnisation est une première étape dans la reconnaissance du handicap, mais aussi dans le long processus de reconstruction identitaire auquel le blessé va devoir faire face.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

References
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