Un fossile de placoderme, Entelognathus primordialis, découvert en Chine et récemment décrit dans la revue Nature [ 1] vient d’apporter un soutien convaincant à une hypothèse contre-intuitive : l’organisation de la tête de l’ancêtre des gnathostomes (les vertébrés à mâchoires) actuels ressemble plus à celle des ostéichthyens (les vertébrés osseux, un groupe qui comprend l’homme) qu’à celle des chondrichthyens (les « poissons cartilagineux », comprenant entre autres les requins) (Figure 1). Ce fossile est exceptionnel par la qualité de sa conservation, son âge (environ 419 millions d’années), mais surtout par l’hypothèse évolutive que l’on peut déduire de sa comparaison avec d’autres vertébrés, hypothèse qui heurte le sens commun.
![]() | Figure 1.
Évolution des os de la face et des mâchoires des vertébrés. A. Chez la lamproie Petromyzon maritimus (un cyclostome), le neurocrâne est cartilagineux et les mâchoires sont absentes. B. Chez Entelognathus primordialis, le neurocrâne est ossifié et la mâchoire, connectée au crâne par l’os jugal (vert), est constituée de plusieurs os dermiques dont : le prémaxillaire (jaune), le maxillaire (orange) sur la mandibule supérieure et le dentaire (rouge) sur la mandibule inférieure (le squelette de la mâchoire est présenté en vue ventrale sous la vue latérale du crâne). C. Chez la roussette Scyliorhinus canicula (un chondrichthyen), le neurocrâne est cartilagineux et la mâchoire, dépourvue d’os dermique, est constituée du cartilage palatocarré (pc) dans la partie supérieure et du cartilage de Meckel (m) dans la partie inférieure. D. Chez la truite arc-en-ciel Oncorhynchus mykiss (un actinoptérygien), le neurocrâne est ossifié et la mâchoire est constituée de plusieurs os dermiques dont le prémaxillaire, le maxillaire et le dentaire. Une organisation similaire est retrouvée chez : E. l’espèce humaine Homo sapiens (un mammifère) chez qui le prémaxillaire est intégré au palais (la mandibule supérieure est présentée en vue palatine sous la vue latérale du crâne), F. le pigeon Columba livia (un sauropsidé), et G. le cœlacanthe Latimeria chalumnae (un actinistien) chez qui le maxillaire est absent. Nota : les dessins de crânes ne sont pas à la même échelle. Deux scénarios évolutifs sont envisageables pour expliquer cette répartition des caractères : (1) les os de la mâchoire sont apparus indépendamment dans la lignée d’Entelognathus primordialis et dans la lignée ancestrale des ostéichthyens (scénario 1 carrés de couleur pâles) ; ou (2) ils ne sont apparus qu’une fois dans la lignée ancestrale des gnathostomes et ils ont été totalement perdus chez les requins (scénario 2 carrés en pleines couleurs). Ces scénarios sont dits également parcimonieux car ils nécessitent, tous deux, deux événements évolutifs (trois si l’on tient compte dans les deux cas de la perte de l’os maxillaire dans la lignée de Latimeria). Cependant, le scénario 2 est considéré comme beaucoup plus vraisemblable car il est hautement improbable qu’une organisation aussi complexe des os de la mâchoire soit apparue deux fois indépendamment. En revanche, la perte partielle ou totale des os dermiques est constatée chez de nombreux groupes d’ostéichthyens. Il est donc désormais admis que les chondrichthyens descendent d’animaux qui possédaient des os dermiques et qu’ils les ont perdus au cours de l’évolution. |
Le plus souvent l’annonce de la découverte d’un nouveau fossile, aussi remarquable soit-il, ne soulève qu’un intérêt limité, réduit au petit cercle des paléontologues. La découverte d’Entelognathus primordialis, en revanche, a bénéficié d’une grande publicité, justifiée par le fait qu’elle concerne l’évolution de notre lignée. Les commentaires rapportés dans les médias généralistes (journaux, télés et web) furent souvent fantaisistes (« un nouvel ancêtre », « les requins ne sont plus nos ancêtres directs », voire « un petit poisson remet en cause l’évolution »). À de rares exceptions près, ces commentaires négligèrent l’apport fondamental de ce fossile : une nouvelle illustration que l’évolution n’est pas un processus de complexification croissante dont l’homme serait le dernier état et les autres espèces les stades intermédiaires. Ceci révèle combien la démarche en biologie évolutive demeure mal comprise, ce qui entraîne le plus souvent le remplacement d’un concept erroné par un nouveau concept tout aussi faux ! Nous souhaitons ici expliquer la démarche qui permet de reconstruire l’organisation de la mâchoire de l’ancêtre des gnathostomes actuels en tenant compte de celle du placoderme Entelognathus primordialis. Cette démarche repose sur deux principes : (1) aucun organisme, actuel ou fossile, n’est l’ancêtre direct d’aucun autre organisme, un chaînon manquant dans une lignée menant à une espèce actuelle ; (2) toute hypothèse évolutive doit être faite dans un cadre phylogénétique [ 2– 4]. Dans un numéro récent de médecine/sciences, nous expliquions pourquoi il est primordial de tenir compte des relations de parenté entre les espèces, et pourquoi il faut éviter impérativement de placer les espèces sur une échelle linéaire pour reconstruire l’évolution d’un caractère particulier ou d’une organisme en son entier [2]. Nous avions pris l’exemple des vertébrés pour illustrer notre propos et mettre en évidence que des caractères morphologiques et moléculaires sont souvent plus dérivés chez des requins et des « poissons à nageoires rayonnées » (ou actinoptérygiens) que chez les tétrapodes [ 5, 6]. Nous indiquions que le squelette cartilagineux des requins n’est pas un état intermédiaire de l’évolution vers le squelette des poissons osseux [ 7, 8]. La description des os de la tête d’Entelognathus primordialis et son analyse dans un cadre phylogénétique confirment et précisent cette affirmation : l’organisation du crâne et des mâchoires des chondrichthyens actuels est dérivée, c’est-à-dire qu’elle constitue une innovation évolutive qui leur est exclusive. En d’autres termes, les hommes ont une organisation des os de la tête à bien des égards plus « primitive » que celle des requins. Pourtant, le squelette du requin, en particulier la partie la plus antérieure, est utilisé dans la plupart des ouvrages de zoologie pour décrire le plan d’organisation ancestral du squelette d’un vertébré. Cette association archétype - requin est le résultat d’un a priori totalement infondé selon lequel les requins seraient plus anciens et plus primitifs que nous, qu’ils seraient donc plus proches de l’état ancestral. L’idée, fausse, que les animaux sont placés sur une échelle linéaire des êtres, les hommes trônant à son sommet et les autres espèces, comme les requins, étant placées à différents niveaux intermédiaires formant des étapes de l’évolution vers l’homme, semble particulièrement difficile à éliminer. D’autant que cette croyance ancienne (l’échelle des êtres est mentionnée par Aristote) s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui dans un cadre évolutionniste en supposant l’existence d’une tendance évolutive générale vers une complexification croissante dont nous serions l’état le plus avancé à ce jour. Il nous semble donc utile de montrer comment on peut démontrer qu’il n’en est rien.