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Med Sci (Paris). 2014 January; 30(1): 24–26.
Published online 2014 January 24. doi: 10.1051/medsci/20143001007.

L’adaptation des lentivirus au chimpanzé
Une étape majeure dans l’origine du VIH-1

Lucie Etienne1*

1Division of Human Biology, Fred Hutchinson Cancer Research Center, 1100 Fairview Ave N, Seattle, WA 98109, États-Unis
Corresponding author.

MeSH keywords: Adaptation biologique, physiologie, Animaux, Évolution moléculaire, Délétion de gène, VIH-1 (Virus de l'Immunodéficience Humaine de type 1), génétique, Hominidae, virologie, Humains, Lentivirus, Phylogénie, Protéines virales régulatrices ou accessoires

 

La plupart des espèces de singes d’Afrique sont infectées par des lentivirus de primates, appelés SIV ou virus de l’immunodéficience simienne. Chez les hominidés, ces lentivirus n’infectent que le chimpanzé, le gorille et l’homme. En effet, les chimpanzés sont infectés par les SIVcpz, qui ont été transmis à l’homme et au gorille et ont donné naissance au VIH-1 (virus de l’immunodéficience humaine) et au SIVgor. L’homme est par ailleurs infecté par un autre type de lentivirus, le VIH-2, provenant, lui, de SIV des mangabeys enfumés [ 1]. Seul le VIH-1 est responsable de la pandémie de VIH/Sida ; du fait de sa répartition mondiale et de sa pathogénicité, les transmissions inter-espèces et l’adaptation du SIVcpz à l’homme ont été particulièrement étudiées [ 2]. Le SIVcpz est le résultat de transmissions inter-espèces et de recombinaisons de deux virus : le SIVrcm des mangabeys à collier blanc (Cercocebus torquatus) et le SIVmus/mon/gsn infectant les cercopithèques (Cercopithecus cephus, C. mona, C. nictitans) [ 3]. Cependant, les événements à l’origine du SIVcpz, et donc à l’origine de la lignée virale du VIH-1, restent encore mal connus.

Importance des facteurs de restriction et des antagonistes viraux dans les transmissions inter-espèces

La susceptibilité d’une espèce animale à une émergence virale est en partie gouvernée par la capacité du virus à pouvoir se répliquer de manière efficace chez le nouvel hôte. Les hôtes, infectés depuis des millions d’années, ont développé des mécanismes de défense intrinsèque que le virus doit contrecarrer. Certaines protéines antivirales pourraient ainsi constituer des barrières d’espèce pour les virus émergents. Seuls les virus « pré-équipés » pour les contrer, ou capables d’évoluer rapidement et de s’adapter à ces facteurs de restriction, seraient sélectionnés et auraient le potentiel d’émerger au sein de la nouvelle espèce hôte.

Les facteurs de restriction, tels que APOBEC3G (A3G, apolipoprotein B mRNA-editing, enzyme-catalytic, polypeptide-like 3G) et SAMHD1 (sterile alpha motif and HD-domain containing protein 1), ont en effet la capacité de bloquer la réplication virale [ 4]. Cependant, ces protéines peuvent être contrecarrées par le virus, principalement par les protéines accessoires comme Vif (A3G) et Vpx ou Vpr (SAMHD1), permettant ainsi la complétion du cycle viral [4]. Les lignées de lentivirus possèdent au centre de leur génome différentes combinaisons de gènes accessoires et, selon le type de SIV, un même gène peut avoir différentes fonctions. Par exemple, le VIH-1 et le SIVcpz n’ont pas de gène vpx, et leur gène vpr n’a pas la capacité de bloquer SAMHD1, ce qui empêche notamment ces virus d’infecter efficacement les cellules myéloïdes ou les lymphocytes T quiescents. Ceci est en opposition avec les virus à l’origine du SIVcpz, qui, grâce au Vpx du SIVrcm ou au Vpr du SIVmus, sont capables de dégrader le facteur SAMHD1 de leur espèce hôte [ 5]. Ainsi, une question majeure est de comprendre comment et pourquoi une fonction précédemment conservée chez les lentivirus de primates a été perdue lors de l’émergence du SIVcpz.

La perte du gène vpx et la reconstruction du gène vif à l’origine du SIVcpz

La région génomique du SIVcpz comprenant les gènes vif et vpr provient entièrement du SIVrcm. Cependant, le SIVrcm possède un gène vpx entre ses gènes vif et vpr. Afin de comprendre comment le gène vpx a été perdu du génome des SIVcpz, nous avons aligné les séquences disponibles de souches SIVcpz et SIVrcm dans la région vif-(vpx)-vpr et nous avons effectué des analyses phylogénétiques et de recombinaison. Nous avons montré qu’une région génomique d’environ 380 pb du SIVrcm, qui comprend la totalité du gène vpx, a été perdue par recombinaison (Figure 1) [ 6]. Ainsi, lors de la génération du SIVcpz, le vpx du SIVrcm a été intégralement éliminé, et c’est ce mécanisme qui permet d’expliquer aujourd’hui l’absence du vpx dans le SIVcpz, et donc dans le VIH-1(Figure 2).

Parallèlement à cette perte de vpx, un autre gène viral, vif, qui chevauche vpx dans le génome du SIVrcm, a été radicalement modifié lors de la création du SIVcpz ; la région 3’ du SIVrcm Vif a été perdue et reconstruite (Figure 1). Ainsi, le SIVcpz vif possède un domaine 3’ unique qui a pu être reconstruit dans un cadre de lecture alternatif du SIVrcm vpr, grâce à un codon stop préexistant chez SIVrcm mais non utilisé, qui a servi de codon stop au SIVcpz vif (Figure 1) [6]. Par ailleurs, le SIVcpz vif a acquis environ 70 pb, d’origine encore inconnue, qui codent notamment pour le motif riche en proline, PLP (Figure 1). Bien que le rôle précis de ce motif soit mal connu, sa mutation affecte la capacité du VIH-1 Vif à dégrader l’A3G [ 7, 8]. Ce nouveau domaine carboxy-terminal de Vif, qui a été généré lors de la création du SIVcpz et parallèlement à la perte du vpx, a été conservé dans les virus descendants, SIVgor et VIH-1, et joue donc un rôle dans l’inhibition du facteur de restriction A3G [6].

Adaptation de la protéine Vif pour contrer l’APOBEC3G des hominidés

La dégradation de la protéine A3G est une fonction majeure de la protéine Vif et conservée chez tous les lentivirus de primates [ 9, 12]. A3G est une cytidine désaminase qui entraîne une hypermutation du génome viral lors de l’étape de transcription inverse. Lorsque le virus exprime une protéine Vif capable de reconnaître A3G, Vif va entraîner la dégradation de ce facteur et ainsi permettre une réplication virale efficace [ 10, 11]. Cependant, ce blocage est spécifique à chaque espèce, car les deux protéines sont engagées dans une « course à l’armement » (arms race) [12].

Ainsi, nous avons voulu savoir si la protéine Vif du SIVrcm était capable de dégrader l’A3G du chimpanzé afin de lever le blocage de l’infection dans cette nouvelle espèce. Nous avons trouvé que le SIVrcm Vif n’avait qu’une capacité partielle à dégrader l’A3G du chimpanzé [6]. Ceci a été confirmé par une expérience d’infection single-round où le SIVrcm Vif ne permettait pas de récupérer l’efficacité d’une infection normale de cellules cibles en présence de l’A3G du chimpanzé (16 % d’infection virale par rapport à l’infection observée en l’absence d’A3G). Le SIVrcm Vif a donc du s’adapter chez le nouvel hôte afin de bloquer de manière efficace la protéine antivirale. Grâce à l’utilisation de protéines chimères, nous avons pu montrer que le nouveau domaine carboxy-terminal du SIVcpz Vif était nécessaire pour dégrader l’A3G du chimpanzé. Cependant, cette reconstruction n’était pas suffisante puisque des mutations additionnelles dans la partie amino-terminale étaient également nécessaires afin d’inhiber l’A3G du chimpanzé [6].

Le chimpanzé, un intermédiaire pour l’adaptation de certains SIV à l’homme

Lors de la transmission du SIVrcm au chimpanzé, la protéine Vif qui possédait une faible capacité à dégrader l’A3G du nouvel hôte a donc évolué, et un Vif capable d’antagoniser le nouveau A3G a été sélectionné. Puisque le SIVcpz a ensuite été transmis à l’homme à plusieurs occasions, nous avons voulu déterminer si l’adaptation du SIVrcm au chimpanzé pourrait constituer une étape intermédiaire dans le processus d’adaptation des SIV à l’homme. De manière remarquable, le SIVcpz Vif est capable de bloquer très efficacement l’A3G de l’homme (activité similaire à celle du VIH-1 Vif) contrairement au SIVrcm Vif [6]. Ainsi, le facteur de restriction A3G chez l’homme ne représente pas une barrière d’espèce pour le SIVcpz, mais est une barrière majeure pour les virus de type SIVrcm. Le passage des SIV chez les chimpanzés a ainsi permis d’abaisser le nombre de barrières d’espèces pour le franchissement viral de l’espèce humaine. Ce passage et cette adaptation chez le chimpanzé ont donc certainement été déterminants dans l’acquisition ultérieure du VIH-1 chez l’homme.

Conclusion et perspectives

Cette étude montre qu’il est possible de caractériser les modifications génétiques qui ont eu lieu lors de l’évolution des lentivirus de primates et qui ont mené à l’émergence du VIH-1. Par ailleurs, les adaptations qui ont eu lieu à l’origine du SIVcpz révèlent une partie des origines fonctionnelles du virus pandémique chez l’homme. Ainsi, de futures études, alliant analyses phylogénétiques et fonctionnelles, permettront de découvrir et mieux comprendre les origines des virus émergents chez l’homme. La caractérisation de barrières réduisant le risque de transmission inter-espèces participe également à la conception d’une prévention innovante contre les émergences virales.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt avec les données publiées dans cet article.

 
Acknowledgments

Je remercie Michael Emerman ainsi que Frederick Matsen pour nos discussions sur ces concepts et la supervision de ces recherches. Je remercie également Connor McCoy et Beatrice Hahn pour leur contribution à ce projet. Enfin, je remercie Valérie Courgnaud pour la relecture pertinente de cette Nouvelle, et amfAR pour l’attribution de la bourse Mathilde Krim Fellowship for Basic Biomedical Research # (108499-53-RKGN).

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