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Med Sci (Paris). 2014 January; 30(1): 7–8.
Published online 2014 January 24. doi: 10.1051/medsci/20143001001.

À quoi sert donc une revue scientifique en langue française ?

Hervé Chneiweiss, Rédacteur en chef*

Corresponding author.

MeSH keywords: Humains, Internationalité, Langage, Édition, tendances, Littérature de revue comme sujet, Science

 

Avec cet éditorial, ou peu s’en faut puisqu’il s’agissait de mars 1985, s’ouvre la trentième année de publication de médecine/sciences. Trente ans, c’est un bel âge pour une revue scientifique, et nous le fêterons dignement en mars 2015, en vous invitant dès à présent à nous faire part de toutes vos suggestions les plus originales et innovantes pour que cet anniversaire soit autant une célébration qu’un nouveau départ. Nous avons dès à présent constitué un comité scientifique formé des anciens rédacteurs en chef et de tous les membres du comité éditorial qui se sont succédés au cours de ces trente années. Les deux premières réunions de ce comité élargi ont été un festival de propositions plus stimulantes les unes que les autres pour une journée d’animation scientifique conjuguant le brillant passé de la revue à son avenir que nous espérons tous radieux. Et, de façon intéressante, une question centrale s’est imposée : à quoi sert une revue scientifique de langue française comme m/s ?

Cette question n’est pas nouvelle. Elle fut la première posée dès la gestation de m/s. Certains, nos amis québécois en particulier, souhaitaient un équivalent de Nature en langue française. Il leur fut objecté que la publication primaire des résultats scientifiques de la biologie s’imposait en langue anglaise. Force est de constater que, trente ans plus tard, les faits n’ont pas démenti ce constat et que même des pays alors isolés comme la Chine ont depuis rejoint le mouvement et sont passés à l’anglais. Nos pères fondateurs optèrent donc pour un journal de synthèses pariant sur l’idée que la science ne se limitait pas à un exposé des résultats. Une structuration de ces résultats autour de concepts et d’un regard critique, en bref une pensée de ces résultats, s’avérait et s’avère toujours nécessaire et la langue maternelle est un support essentiel de cette pensée. Le succès de médecine/sciences depuis 30 ans vient attester pour le moins d’une belle rencontre entre une offre de haut niveau scientifique et un besoin. Le numérique est venu de plus à notre rencontre pour le meilleur. Si nous prenons l’année 2013, chaque mois plus de 12 000 articles de la revue ont été téléchargés sous la forme pdf. Forts de ce succès, nous pouvons reformuler ma question initiale, en ne nous demandant plus « à quoi » nous servons mais plutôt « à qui » nous sommes utiles et/ou nécessaires.

Commençons par une brève analyse du besoin d’un journal de revues de synthèses aujourd’hui. Il nous est régulièrement argumenté que depuis 30 ans le paysage de la presse scientifique s’est profondément modifié, et que l’offre serait maintenant couverte en langue anglaise. La mondialisation a ici aussi fait son œuvre avec l’arrivée massive des scientifiques asiatiques et indiens, de leurs revues et de leurs éditeurs. Force est toutefois de constater qu’à ce jour ce profond bouleversement démographique et économique n’a rien modifié de la hiérarchie scientifique : les universités américaines dominent toujours sans partage le classement de Shanghai et les trois grands pôles de revues constitués autour de Nature, Science et Cell dominent également, après une diversification thématique très réussie, la hiérarchie des facteurs d’impact à peine concurrencés par la belle initiative des Public Library of Science. Le numérique et l’accès libre ont été l’autre grande révolution de ces trente ans. m/s a rendu compte dans ses colonnes de l’importance de cette révolution [ 13]. Comme déjà indiqué plus haut, m/s a clairement élargi son lectorat grâce au numérique. De plus, nous adhérons en partie à l’accès libre puisque notre revue n’est réservée à ses abonnés que pour la première année de publication. Cet accès libre après un an donne une nouvelle visibilité à nos articles, et nous observons régulièrement des synthèses âgées de 4 ou 5 ans soudain téléchargées des dizaines de fois, signe sans doute d’un nouveau lectorat sur lequel je reviendrai. Mais arrêtons nous ici un instant sur les dérives actuelles massives de l’accès libre. Nous avons rapporté l’expérience du journaliste John Bohannon de Science qui a testé la fiabilité scientifique de plusieurs centaines de revues en accès libre (d’après le registre officiel des revues en accès libre, le DOAJ, plus de 1 000 titres annuels sont créés). Verdict sans appel pour la majorité de ces coquilles vides, ce que Sylvestre Huet a bien résumé sur son blog Science : « Ces revues n’ont en réalité, malgré les proclamations, aucune qualité scientifique, et peuvent publier absolument n’importe quoi : de la science non seulement médiocre, mais pathologique, mensongère, voire des purs canulars comme vient de le prouver Science. » Comment distinguer le bon grain de l’ivraie si nous ne disposons pas de revues indépendantes des intérêts financiers comme m/s ?

Mais les dérives ne se limitent pas à l’absence de relecture critique de revues « bidons » en libre accès. Raoul Ranjeva et Jacques Haiech nous ont alertés sur le niveau inquiétant d’irreproductibilité de résultats publiés dans les meilleures revues [ 47]. Plusieurs articles récents attirent l’attention sur le faible niveau de fiabilité statistique de nombreux résultats, soit parce que l’échantillon est trop faible, soit parce que le test statistique utilisé est inadapté à l’analyse des données obtenues. Ici encore un regard critique s’avère absolument nécessaire.

Il existe donc un trait d’union entre les objectifs qui ont présidé à la création de m/s et ceux que nous poursuivons aujourd’hui : face à la masse des données publiées, extraire chaque mois les avancées les plus significatives, en établir une synthèse, poser un regard critique sur les résultats obtenus et les démonstrations manquantes. Parce que nous offrons à nos auteurs la possibilité de s’exprimer dans leur langue maternelle, la réflexion critique est approfondie. Parce que nous offrons à nos lecteurs un panorama des avancées dans leur langue maternelle, la curiosité est stimulée, le « batifolage » thématique possible. Encore avons-nous ici à résoudre de nouvelles questions posées par le numérique. En effet, feuilleter la revue était une évidence de la revue papier. Je me souviens comment, dans les années 1990, je commençais toujours ma lecture par la fin pour les Brèves et la partie Magazine. La lecture sur internet est bien différente. Le lecteur vient depuis un moteur de recherche, Pubmed ou Google, lire directement et précisément l’article qui correspond à sa recherche. Comment réintroduire de la surprise, de l’inattendu, du hasard, dans ce monde numérique surdéterminé ?

Enfin, nous devons aller toujours plus avant vers nos lecteurs, qui sont clairement divers. Il y a nos abonnés, c’est évident, lecteurs assidus et fidèles qui consultent et téléchargent dans les jours qui suivent la publication d’un article. Ce sont des scientifiques travaillant dans les laboratoires académiques français, québécois, belges, suisses. Nous espérons agréger à cette communauté nos collègues des universités francophones africaines ou asiatiques et notre éditeur est prêt à faire les efforts nécessaires pour cela. Mais nous constatons aussi que nos articles ont une très longue durée de vie, plus de 10 ans. Preuve que nos Synthèses sont bien faites. Preuve aussi que m/s est devenue la référence de formation universitaire en biologie/médecine et la référence de sources d’informations validées en général. Comment mieux satisfaire encore le besoin de cet autre lectorat ? Voici nos questions ouvertes, voici nos défis pour les années qui viennent. Je ne saurais conclure sans remercier l’équipe qui œuvre pour vous au quotidien (Laure Coulombel, François Authier, François Flori, Suzy Mouchet) et vous annoncer l’arrivée concrète d’ici quelques semaines du premier numéro de m/s en anglais, traduction d’une sélection de nos Synthèses récentes pour en élargir leur lectorat. En profiter pour remercier l’éditeur EDK/EDP Sciences, donc Martine Krief et Jean-Marc Quilbé qui soutiennent nos projets de traduction, y compris en chinois. Remercier nos auteurs, les experts, et vous, chers lecteurs, en vous invitant à préparer à votre manière les trente ans de votre revue et en vous présentant tous mes vœux de santé et de succès pour 2014.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

References
1.
Thibault F . Écrire et diffuser la science : les défis majeurs de l’Open access . Med Sci (Paris). 2008; ; 24 : :559.–560.
2.
Guédon JC . Repenser le sens de la communication scientifique : l’accès libre . Med Sci (Paris). 2008; ; 24 : :641.–646.
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Duchange N , Autard D , Pinhas N . Le libre accès . Med Sci (Paris). 2008; ; 24 : :771.–775.
4.
Ranjeva R , Haiech J. , L’article scientifique reproductible, utile pour le chercheur ou pour l’éditeur ? Med Sci (Paris). 2013; ; 29 : :266..
5.
Ranjeva R , Haiech J. , Rétracter un article publié deux fois a un prix . Med Sci (Paris). 2013; ; 29 : :267..
6.
Ranjeva R , Haiech J. , Savoir et faire-savoir à l’ère du numérique . Med Sci (Paris). 2013; ; 29 : :593..
7.
Haiech J , Ranjeva R. , Quand la borne est franchie, il n’est plus de limites . Med Schi (Paris). 2014; ; 30 : :44..