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Med Sci (Paris). 2013 May; 29(5): 537–538.
Published online 2013 May 28. doi: 10.1051/medsci/2013295018.

Les essais cliniques du rob Laffecteur
Un remède secret du XVIIIe siècle

Pascale Gramain1*

1Docteure en histoire des sciences, ancienne auditrice de l'Institut des hautes études pour la science et la technologie (IHEST), Secrétaire générale du Cancéropôle Île-de-France, hôpital Saint-Louis, 1, avenue Claude Vellefaux, 75010Paris, France
Corresponding author.
 

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Vignette (Photo © iNumis).

 

J’ai finalement été chassé de France, mais j’ai résisté longtemps à mes ennemis.

Mon origine n’est pas claire, j’aime entretenir le mystère.

Certains disent que je suis venu d’Arabie, vers 1760, avec un médecin qui avait su reconnaître mes qualités. Quand il est mort, sa veuve crut faire une bonne affaire en me liant à deux compères, l’un chirurgien, Boyveau, l’autre inspecteur des vivres du ministère de la Guerre, Laffecteur.

La veuve a été flouée, ainsi va la vie. Ils croyaient en moi et surtout ne doutaient pas que le monde entier saurait reconnaître mes qualités. Ils ont obtenu, grâce à leur entregent, de laisser mes talents s’exprimer devant des maîtres reconnus. Mais l’État se mêle de tout, et des barrières ont été élevées, rendant tout beaucoup plus compliqué. Ils ont tourné à leur avantage ces contraintes et ont tout fait pour que les officiels reconnaissent ma valeur. Alors, plus personne ne se poserait de question et je pourrai… mais n’anticipons pas.

Il a fallu d’abord que je passe sous les fourches caudines de la Société Royale de Médecine (SRM), pilotée par Vicq d’Azyr, homme ambitieux et, il faut le reconnaître, brillant. Ils ont voulu que des essais soient tentés, avec un formalisme rébarbatif : en 1779, des journaux devaient être remplis et signés chaque jour pour chacun des six malades, des vénériens. Tout était renseigné : les aliments, les accidents, les symptômes, les évacuations, l’état de la maladie, la température de la salle. Les médecins de Paris avaient été invités à assister aux essais et à signer le cahier.

Des gardes surveillaient la préparation des aliments et des médicaments, et il avait été décidé que je devais être sous « quatre serrures dont chacun des commissaires aura la clé », « dans un lieu sûr et ignoré du Sieur Laffecteur ». J’ai bien compris que ces précautions étaient le témoignage de ma valeur, même si, bien entendu, j’en ai regretté la dureté. Mais ils avaient trop peur des erreurs, des tricheries, que sais-je encore. Cela n’a pas empêché un bruit de courir : Laffecteur aurait acheté Vicq d’Azyr pour mille cinq cents livres par an. Ridicule ! Mon secret vaut beaucoup plus.

La SRM le préparait tous les jours dans une marmite fermée à trois cadenas, avec une clé pour le garde, une pour le gardien et une pour la sentinelle. Pour la SRM, « si les personnes chargées d’une commission aussi importante que délicate, s’en acquittaient avec négligence et sans y porter toute l’attention et la sévérité qu’elle exige, les essais et les épreuves faits pour éclairer le public, ne serviraient au contraire qu’à le tromper et ils le seraient d’autant plus cruellement, qu’ils établiraient partout une fausse sécurité ». Soit, je ne les crains pas. Comme si cela ne suffisait pas, il a fallu que le Lieutenant général de police Lenoir ait des états d’âme pour les malades sur lesquels les essais devaient être tentés. On aura tout vu. Il a osé écrire à Amelot, Secrétaire d’État du Roi, « il me semble que l’on ne doit pas contraindre un malheureux à l’épreuve d’un remède. On doit consulter la volonté de ceux qui s’y soumettent ». Il parlait de prisonniers, que diable ! Il a refusé d’en fournir.

Les essais ont donc été tentés sur des malades ordinaires, pendant trois mois ; puis ils se sont présentés devant la SRM tous les mois pendant six mois. Des prisonniers auraient été plus pratiques, mais bon...

La SRM et Lenoir ont pris en charge les frais des médecins et Laffecteur a payé la préparation. Les frais de garde des patients ? Bah, ils étaient enfermés à Bicêtre1, cela avait un coût. Plus élevé dans mon cas car les essais avaient lieu dans une maison particulière, avec tout l’entretien et le personnel nécessaires : gardes, cuisinier, etc. Ce ne sont que des détails, laissez-moi continuer. Les frais des médecins de la SRM ? Diantre, c’était leur fonction !

D’ailleurs, la SRM a pris son temps pour faire le rapport, Laffecteur enrageait. Après des mois, enfin, ce fut fait :

« Vu ces rapports, la compagnie a pensé :

1. que le rob du Sieur Laffecteur tel qu’il a été préparé ne contient point de mercure ;

2. que le remède et la méthode du Sieur Laffecteur peuvent guérir les maladies vénériennes confirmées ;

3. que ce remède peut par conséquent être compté au nombre des remèdes antivénériens ;

4. que cette méthode n’exclut point les traitements particuliers accessoires, les précautions et les modifications relatives aux circonstances qu’il est impossible de désigner, mais qui doivent être laissées à la prudence du médecin ;

5. que ce remède ne contenant point de mercure peut devenir surtout utile dans le cas où l’on aurait quelqu’inconvénient à craindre l’usage […] de préparations mercurielles […] ».

Laffecteur entama alors une campagne de publicité de grande ampleur, presse, affiches, distribution de plaquettes aux médecins. Habile, il écrivait « Les précautions qu’on a prises, celles qu’on prend pour s’assurer de l’effet de ce remède et pour constater les effets sous les yeux des Médecins, sont une preuve de la sagesse du gouvernement qui ne permet pas que sur un objet de cette importance la vie des citoyens soit continuellement exposée aux prestiges et aux surprises de la charlatanerie ». Profitant de ses relations, il le vendit aux hôpitaux de la Royale2,. Vous dites ? Vingt fois le prix des remèdes mercuriels habituels3 ? Je n’ai plus les chiffres en tête, mais ce qui est important, c’est que le mal vénérien allait définitivement disparaître, grâce à moi. Laffecteur ne manquait jamais de me mettre en vedette, à moi revenait tout le mérite, il en convenait volontiers. Sa seule ambition était de faire profiter le plus grand nombre de l’étendue de mes talents.

Les membres de la SRM, jaloux de nos succès, se sont plaints auprès de Lenoir : « L’auteur, s’autorisant du rapport de la Société, en tire des inductions qu’elle n’a jamais entendu en tirer elle-même et qu’elle désapprouve […]. Nous pensons qu’il convient de réprimer cette témérité de la part d’un homme qui n’a de droit que celui que lui accorde votre privilège et de mettre des bornes à cette suffisance qui n’en connaît point. Tous les gens de l’art espèrent de vous le redressement de cet abus sans quoi il faut s’attendre à le voir se perpétuer et les gens à secret s’autoriser de votre approbation pour tromper le public, insulter les gens de l’art et étendre à leur gré la permission que vous leur avez donnée, quoique vous ne l’accordiez souvent qu’avec restriction et que vous la concentriez dans les bornes qui naturellement doivent lui être assignées. »

Et puis, il y a eu la Révolution, qui a supprimé la SRM et nous a libérés pour un temps de ces tracasseries administratives. Le Comité de salut public a permis l’exportation et, à partir de 1831, nous avons bénéficié de l’approbation de l’Académie de médecine4. La fortune était assurée.

Vous avez deviné, je suis le « rob5 Laffecteur », remède secret du xviiie siècle, ancêtre des spécialités. Belle réussite, non ? Mon efficacité ? Je ne contiens pas de mercure. Je vous assure, pas une once. En revanche, essentiellement de la salsepareille, du miel, du sucre, et un peu de cumin, fleur de bourrache, de sené, et de rose muscade. Enfin, pour le remède présenté à la SRM. Parce qu’en fait on m’ajoutait un peu de mercure quand j’étais vendu, on n’est jamais trop sûr.

J’ai depuis été détrôné par les antibiotiques, une rigueur d’évaluation type « SRM » et l’éducation des citoyens. La science, l’administration, les inventeurs de remède font des efforts pour travailler ensemble, même les patients, enfin paraît-il. Il est rassurant de lier histoire et progrès, impossible de reculer, de moins bien faire que ceux qui nous ont précédés. Nous faisons mieux. La preuve ? En 1861 une publicité vantait mes mérites contre les cancers, dartres, stérilité, paralysie, rhumatisme, etc. Quels progrès en une centaine d’années, non ?

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes

Les citations de ce texte sont extraites des archives de la SRM (Bibliothèque de l'Académie de Médecine).

1 Bicêtre est un ancien domaine français situé sur l’actuelle commune du Kremlin-Bicêtre au sud de Paris (France). Cette forteresse a été successivement un hôpital, un asile d’aliénés, une prison parisienne, puis finalement un hôpital pour les militaires invalides édifié par Louis XIII en 1633.
2 Hôpitaux de la Royale : hôpitaux de la marine militaire (Rochefort, Toulon, Brest).
3 Extrait de « Un remède antisyphilitique aux XVIIIe et XIXe siècles : le rob de Laffecteur », Joseph Villebrun, Librairie le français, Paris, 1939, pages 27-28.

« En 1781, il put traiter avec le ministre de la Marine, pour la fourniture du Rob […] chaque traitement mercuriel ne coûtait que 5 ou 6 livres, tandis que l’administration du rob se montait à 100 livres. »

4 Académie de Médecine : créée en 1820, elle a repris les prérogatives de la Société royale de médecine. Ordonnance de 1820 toujours en vigueur : « Cette Académie sera spécialement instituée pour répondre aux demandes du gouvernement sur tout ce qui intéresse la santé publique, et principalement sur les épidémies, les maladies particulières à certains pays, les épizooties, les différents cas de médecine légale, la propagation de la vaccine, l’examen des remèdes nouveaux et des remèdes secrets, tant internes qu’externes, les eaux minérales naturelles ou factices, etc. … elle s’occupera de tous les objets d’étude ou de recherches qui peuvent contribuer au progrès des différentes branches de l’art de guérir. »
5 Rob : sirop épais.