Que faire pour espérer recevoir un jour le Prix Nobel ? Combien de scientifiques aimeraient répondre à cette question ? Heureusement, il n’y a pas de réponse. Le prix Nobel de chimie 2012 vient d’être décerné à Robert J. Lefkowitz et Brian Kobilka pour leurs travaux sur les RCPG. Que Robert J. Lefkowitz, actuellement James B. Duke professor de l’Université Duke (Durham, états-Unis) et investigateur du Howard Hughes Medical Institute (MD, états-Unis), obtienne le prix Nobel n’a pas été une surprise, vu son rôle de leader, depuis 40 ans, dans le domaine des RCPG. Qu’il l’obtienne en chimie fût plus inattendu. C’est probablement parce qu’il le partage avec son ancien post-doctorant, Brian Kobilka. En effet, Brian Kobilka, actuellement professeur de physiologie moléculaire et cellulaire de l’Université de Stanford (CA, états-Unis), a réussi, après plus de 15 ans d’efforts, à définir les conditions pour cristalliser ces RCPG. En 2007, il publie la cristallisation du récepteur β2-adrénergique [ 1] et, depuis lors, son laboratoire et plusieurs autres ont réussi à cristalliser une cinquantaine de structures de RCPG de la famille A, en présence d’agonistes, d’antagonistes ou d’agonistes inverses [ 2], et même à cocristalliser une forme pleinement active du récepteur β2-adrénergique [ 3, 4]. Les chimistes ont été un peu surpris par ce prix Nobel, mais la structure des protéines a toujours été à la frontière de la chimie et de la biologie. Mais la bonne question est : y-a-t’il une frontière ?
Les êtres uni- ou multicellulaires doivent évaluer en permanence les caractéristiques physiques et chimiques de leur environnement afin d’élaborer les réponses comportementales appropriées. Pour les êtres multicellulaires, un problème supplémentaire consiste à coordonner l’activité de millions de cellules grâce à l’échange de molécules messages dont les plus connues sont les hormones et les neuromédiateurs. Il est remarquable que la reconnaissance des signaux extracellulaires (lumière, odeurs, molécules du goût) ou des signaux intercellulaires (hormones, neurotransmetteurs) implique, dans la plupart des cas, des RCPG ayant une structure et des mécanismes d’activation similaires [ 5, 20– 28] (→).
(→) Voir le numéro thématique de médecine/sciences sur les RCPG, n° 10, vol. 28, octobre 2012
Il est aussi remarquable que, dès l’apparition des premiers eucaryotes, ces récepteurs aient été opérationnels. Il est logique que les deux premiers RCPG aient été ceux reconnaissant l’AMP cyclique (AMPc) d’une part, et le glutamate d’autre part, deux molécules présentes chez les procaryotes mais n’assurant pas, chez eux, un rôle de molécule message.
Le succès évolutif de ces protéines a été considérable. Le « bricolage évolutif » comme l’a défini F. Jacob, a généré des structures capables de reconnaître des messages très différents, tels que les photons, les petites molécules comme la sérotonine, ou des grosses protéines comme les hormones (Figure 1). Les RCPG ont sept domaines transmembranaires (TM) et un domaine amino-terminal dont la structure et la taille peuvent être très variables. Ce sont des homo- ou hétérodimères [ 6]. Les gènes codant 1 000 à 1 500 de ces RCPG ont été recensés dans les génomes d’êtres multicellulaires aussi évolutivement distants que Caenorhabditis elegans, les rongeurs ou l’homme. Chez l’homme, les récepteurs aux odeurs représentent 500 entités et les endo-RCPG (récepteurs ayant un ligand endogène assurant la communication intercellulaire) environ 360 entités, soit au total les produits de 3 % du génome. Il existe encore quelques dizaines de récepteurs orphelins pour lesquels on ne connaît pas le ligand naturel. La « déorphanisation » de ces récepteurs est très importante car c’est souvent l’occasion de découvrir de nouvelles régulations physiologiques, mais aussi de permettre la recherche de médicaments agissant sur ces récepteurs. Ces espoirs sont légitimes car les RCPG sont la cible de 30 à 40 % des médicaments efficaces dans les pathologies humaines [ 7]. Quelques exemples de pathologies et de médicaments illustrent aisément ce point : douleurs (morphine), maladies mentales (anti-psychotiques), hypertension (anti-angiotensine, β-bloquants), ulcères gastriques (anti-histaminiques H2), migraines (inhibiteurs des récepteurs de la sérotonine 5-HT1D /1B), etc. Les RCPG ont été classés en cinq familles, la famille A, la plus nombreuse, est celle représentée dans la Figure 1 (à gauche). La famille B est constituée par les récepteurs de grands peptides, tels la calcitonine, la sécrétine, le glucagon et la sous-classe des récepteurs d’adhésion, probablement très importante au cours du développement, notamment cérébral. La classe C est constituée par les récepteurs du glutamate [ 8], du GABA, et des substances sucrées, ainsi que par les récepteurs senseurs du Ca2+ et certains récepteurs des phéromones [ 9] ( Figure 1 , à droite). La classe C possède un large domaine extracellulaire organisé en deux lobes connu sous le nom anglais de Venus Fly-Trap (nom anglais de la plante carnivore Dionée dont les feuilles se referment sur l’insecte piégé). Les deux lobes du Venus Fly Trap se referment sur les agonistes déclenchant l’activation, mais restent en position ouverte par fixation des antagonistes [ 10]. La famille D contient les récepteurs Frizzled et Smoothened (voie Wnt), importants pour le développement embryonnaire, la polarité cellulaire et la segmentation. Enfin, la famille E ne contient que le récepteur ancestral à l’AMPc qui a disparu chez les chordés. Les récepteurs du goût amer semblent constituer une branche particulière.
Ce prix Nobel de chimie 2012 est, en fait, le dernier d’une longue liste de prix Nobel, décernés depuis 40 ans dans ce domaine de la signalisation cellulaire visant à comprendre les mécanismes de reconnaissance des hormones et neurotransmetteurs et, au-delà, la reconnaissance d’autres signaux nécessaires à la vie des organismes : odeurs, lumière, molécules du goût, etc.
C’est Earl Sutherland qui a ouvert le bal en 1971 pour ses travaux visant à comprendre comment l’adrénaline agit sur le foie, afin assurer l’hydrolyse du glycogène en glucose. Il montre que l’adrénaline active une enzyme membranaire : l’adénylyl cyclase, qui synthétise l’AMPc, messager intracellulaire assurant, par une cascade de signalisation impliquant des protéines kinases, l’hydrolyse du glycogène1. Mais comment l’adrénaline, les hormones, les neuromédiateurs (dont beaucoup sont déjà identifiés à cette époque) sont-ils reconnus par la cellule ? Les pharmacologues avaient forgé le concept de récepteur dont certains, notamment les récepteurs de l’adrénaline et la noradrénaline (récepteurs α et β adrénergiques), avaient des caractéristiques pharmacologiques bien établies. Cependant, à la fin des années 1960, les récepteurs n’avaient pas de réalité biochimique. Raymond Alquist, qui a décrit les récepteurs α et β-adrénergiques en 1948, en doute encore en 1973. Il écrit « This would be true if I were presumptuous as to believe that the a and b receptors really exist. There are those that think so and even propose to describe their intimate structure. » [ 11]. C’est à cette époque que de nombreux laboratoires, dont celui dans lequel je débute moi-même mes recherches [ 12], commencent à synthétiser et utiliser des hormones radioactives pour détecter ces récepteurs hypothétiques et en décrire les propriétés. Parmi ces laboratoires, celui de Martin Rodbell montre que ces récepteurs ne peuvent stimuler leurs effecteurs (comme l’adénylyl cyclase) que s’ils activent d’abord l’échange GDP-GTP sur une protéine, dite protéine G. Le nom de RCPG est né. En 1994, M. Rodbell obtient le prix Nobel de physiologie et médecine pour cette découverte et ce concept des protéines G assurant la transduction entre les RCPG et leurs effecteurs2,. A. Gilman, qui avait purifié plusieurs protéines G, le partage avec lui. On s’aperçoit alors que non seulement les hormones, mais aussi la lumière et les neuromédiateurs, agissent via des RCPG (rhodopsine pour la lumière, récepteurs dopaminergiques pour la dopamine, récepteurs sérotoninergiques pour la sérotonine, etc.). Le rôle de ces récepteurs dans la transmission synaptique et sa plasticité, longtemps décrié par les électrophysiologistes, est établi par Paul Greengard et Eric Kandel. Ces derniers obtiennent le prix Nobel de physiologie et de médecine en 2000 avec Arvin Carlson, qui lui, avait introduit le traitement de la maladie de Parkinson par la L-Dopa, précurseur de la dopamine3,. Lorsque Richard Axel et Linda Buck clonent les gènes codant pour des centaines de récepteurs aux odeurs et définissent l’organisation générale du système olfactif, la surprise est telle que le prix Nobel de physiologie et médecine leur est décerné en 20044.
Robert J. Lefkowitz (Figure 2) naquit en 1943 à New-York, descendant d’une famille polonaise immigrée à la fin du xix esiècle. Sa jeunesse se passe dans le Bronx où son héros est son médecin de famille, le Dr Joseph Feibush, dont il dit : « He was a general practitioner who made house calls and made me feel better when I was sick ». Sa vocation vient probablement de là. En 1966, il obtient son MD (medical degree) à l’université Columbia. Heureusement pour lui et pour nous, il fait son service d’officier au NIH (National institutes of health) de 1968 à 1970 où il commence un travail de recherche avec des succès apparemment modestes. Iran Pastan et Jesse Roth, deux monstres sacrés de la signalisation, lui apprennent le dur métier de la paillasse et des fameux « contrôles », une difficile mais salutaire expérience. De retour à la clinique en cardiologie au Massachusetts general hospital de Boston, il réalise que le virus de la recherche l’a contaminé et que « even negative data are better than no data ». Payé pour faire de la clinique, il est interdit « de recherche », mais trouve un laboratoire en sous-sol ! En 1973, il intègre l’Université Duke et démarre un programme en cardiologie moléculaire. Professeur de médecine de cette université depuis 1982, il est investigateur du Howard Hughes medical institute depuis 1976.
Après avoir caractérisé les récepteurs b et a adrénergiques en utilisant des antagonistes radioactifs, il définit avec A. De Lean le concept de complexe ternaire entre récepteur, protéine G et effecteur. Le récepteur a une haute affinité pour l’agoniste lorsqu’il est associé à la protéine G (mais vide de nucléotide) et une faible affinité pour l’agoniste lorsqu’il est dissocié de la protéine G [ 13]. À la suite des travaux sur la rétine réalisés par H. Kuhn [ 14], Robert J. Lefkowitz montre que les RCPG se désensibilisent, après leur activation, en étant dans un 1er temps phosphorylés par des kinases spécifiques (GRK, GPCR receptor kinases), qu’il purifie et dont il clone les gènes correspondants. Dans un 2e temps, les RCPG sont internalisés (down-regulation) à la suite de leur association avec des β-arrestines. C’est le laboratoire de R.J. Lefkowitz qui décrit avec minutie les mécanismes moléculaires de l’internalisation des RCPG, de leur recyclage et/ou de leur dégradation [ 15]. Il forge ensuite un concept novateur. En effet, il montre que les RCPG « signalent » en deux temps. Le 1er est rapide et utilise l’activation d’une ou plusieurs protéines G ; le 2e est plus lent et ne nécessite pas de protéine G. Le complexe RCPG-b-arrestine internalisé s’associe à de nombreuses protéines, dont des kinases comme Src ou ERK (extracellular signal-regulated kinase), et continuent à être « actif » de manière différente dans la cellule - une renaissance. C’est avec S. Cotecchia et M.A. Kjelsberg que R.J. Lefkowitz forge le concept d’activité constitutive pour les RCPG [15]. En effet, ils publient en 1992 le fait que le remplacement d’un seul acide aminé de la boucle i3 du récepteur (l’alanine 273) par les 19 autres acides aminés stabilise des formes constitutivement actives du récepteur (le récepteur est actif en l’absence d’agoniste). Ce travail amena d’autres laboratoires à chercher si des pathologies humaines ne pouvaient pas être dues à des mutations de RCPG, qui rendraient ces derniers constitutivement actifs. Beaucoup de mutations furent identifiées. G. Vassart fût l’un des premiers à trouver que la plupart des nodules thyroïdiens exprimaient des récepteurs TSH (thyroid stimulating hormone) mutés et constitutivement actifs [7]. Ce concept fût aussi à l’origine de la découverte, par M. Bouvier, un autre post-doctorant du laboratoire R.J. Lefkowitz, de ligands capables de supprimer cette activité constitutive et nommés agonistes inverses. M. Bouvier fut aussi impliqué, avec R. J. Lefkowitz et d’autres équipes, dans la génération du concept de signalisation fonctionnelle ou ligand biaisé (→) [ 21]. Ce concept résulte de l’observation que des ligands de structures différentes, agissant sur un même récepteur, peuvent activer des signalisations cellulaires différentes. Par exemple, certains β-bloquants peuvent être des agonistes inverses du récepteur lorsqu’on considère la voie AMPc, et des agonistes si on considère la voie b-arrestine-ERK [ 16]. Ce concept ouvre la voie à la recherche de médicaments agissant sur le même récepteur, mais n’ayant pas les mêmes propriétés thérapeutiques.
(→) Voir m/s n° 10, vol. 28, octobre 2012, page 801
Parallèlement à ces travaux de signalisation cellulaire, R.J. Lefkowitz entreprend de purifier le récepteur β2-adrénergique avec M. Caron, un post-doctorant puis un collaborateur que l’on retrouve tout au long du parcours du maître. Une fois le récepteur b2-adrénergique purifié, le temps du clonage du gène était venu. Nous sommes en 1984, et un jeune post-doctorant aux yeux clairs et au visage lumineux (Figure 2) arrive dans le laboratoire de R.J. Lefkowitz. Il est né dans une petite ville du Minnesota, Little Falls où ses père et grand-père étaient boulangers. Sa grand-mère descend d’une famille allemande ayant immigré à la fin du xix e siècle et connue dans la petite ville pour avoir ouvert la brasserie historique « Kiewel ». Étudiant, il décide de « s’essayer à la recherche » et intègre un laboratoire local peu équipé. Il monte une hotte stérile en empruntant du plastique à la boulangerie familiale (un talent de bricoleur utile en biologie expérimentale, particulièrement en biochimie). Brian Kobilka fait ses études de médecine à Yale et arrive à Duke. Très vite, en collaboration avec Cathy Srader et Richard Dixon des laboratoires Merck, il va cloner le gène codant pour le récepteur b2-adrénergique et révéler ce que l’on pressentait : comme la rhodopsine, dont le gène a été cloné peu auparavant, ce récepteur a sept domaines transmembranaires. Rhodopsine et récepteur b2-adrénergique ont de fortes homologies de séquences et des signatures communes [ 17]. Grâce à ces homologies de séquences entre RCPG, Brian Kobilka, mais aussi de nombreux autres laboratoires, clonent les gènes codant pour la plupart des RCPG, dont certains sont encore orphelins (on ne connaît pas leur ligand naturel). À peine cette étape terminée, Brian Kobilka part dans l’Ouest - un rêve américain - pour monter son laboratoire et obtenir la structure cristallographique du récepteur b2-adrénergique et d’autres RCPG, afin d’en comprendre le fonctionnement « atomique » et de faire progresser leur pharmacologie. Cette étape permettra alors de faire progresser les médicaments agissant sur ces cibles. La tâche est immense - de nombreux laboratoires dans le monde s’y attachent - sans succès. Les récepteurs sont peu nombreux, difficiles à purifier, et instables. En 2000, Palczewski réussit à cristalliser la rhodopsine bovine, un exploit, mais plus aisé vu la plus grande quantité de protéine que l’on peut obtenir [ 18]. Loin d’être découragé, Brian Kobilka continue sa course à pied (dont il est fervent, tout comme R.J. Lefkowitz), mais aussi à bicyclette (il a monté le Tourmalet, sans substances illicites). Il définit, étape par étape, les conditions nécessaires à la purification, la solubilisation, et la stabilisation de ces molécules. Ses financements sont menacés ; le doute s’installe, mais le système américain reste encore le seul à permettre ce genre d’obstination vertueuse. Notre système ne le permettrait pas : les demandes de financement sur projet de l’ANR nécessitent, pour être retenues, d’avoir déjà obtenu, en grande partie, les résultats attendus. Et le succès arrive : en 2007, le cristal du récepteur b2-adrénergique en présence d’un antagoniste inverse est publié [1]. Depuis, Brian Kobilka et d’autres laboratoires ont publié une avalanche de structures (une cinquantaine) en présence d’agonistes, d’antagonistes, et d’agonistes inverses [2]. Bien que ces structures confirment largement la structure de la rhodopsine publiée en 2000 par Palczewski [18], elles révèlent une série de surprises : le site de liaison est très variable, parallèle à la surface ou perpendiculaire, situé profondément dans les sept domaines transmembranaires ou pratiquement à l’extérieur, accessible au ligand par l’extérieur, ou fermé et nécessitant le passage de l’agoniste par la membrane elle-même. Plusieurs sites de liaisons, pouvant recevoir des ligands de structures différentes, existent. Il est clair que les RCPG peuvent, comme beaucoup de protéines, adopter de nombreuses conformations actives ou inactives stabilisées par les différents ligands. Un constat qui explique la notion de signalisation fonctionnelle ou de ligands biaisés définis ci-dessus. Une autre surprise est que la liaison de l’agoniste ne suffit pas pour avoir une structure pleinement active, mais que l’association avec la protéine G (ou un mime de celle-ci) est nécessaire [3]. La cristallisation des récepteurs aux opiacés a aussi confirmé que des dimères, ou même des oligomères, sont effectivement des structures existantes et non des artéfacts. Encore beaucoup de travaux sont nécessaires. Il faut cristalliser de nombreux RCPG, notamment en présence de protéines G et/ou de GIP (GPCR interacting proteins) [ 19], telles la β-arrestine pour comprendre leurs activités subtiles. Il nous faut aussi cristalliser des membres de la famille C, si différente de la famille A. Enfin, on peut espérer que de nouvelles molécules thérapeutiques seront désignées par criblages virtuels à partir de ces structures, et grâce aux super-ordinateurs dont on dispose. Robert J. Lefkowitz a formé une véritable école avec ses anciens post-doctorants travaillant de par le monde (Figure 3). Mais qu’on ne s’y trompe pas, Bob is still number 1 (Figure 4).