Le concept d’immunothérapie antitumorale est théoriquement doublement séduisant. La spécificité de la réaction immunitaire devrait permettre de cibler les tumeurs sans endommager les tissus sains de l’organisme. La mémoire immunitaire pourrait permettre d’éviter la récidive cancéreuse par des cellules tumorales résiduelles ayant échappé à un premier traitement et pourrait prévenir le développement de métastases. La découverte de nombreuses molécules exprimées plus ou moins spécifiquement par les cellules tumorales - les TAA (tumor associated antigens) - a alimenté l’espoir de développer des vaccins thérapeutiques contre les tumeurs exprimant ces antigènes. Et en effet, plusieurs modèles murins ont montré l’efficacité de vaccins antitumoraux, souvent capables de prévenir le développement de tumeurs (vaccins préventifs) et, plus rarement, de les traiter (vaccins thérapeutiques). Jusqu’à présent, l’application chez l’homme de ces travaux a été source de nombreuses déconvenues, mais elle suscite aujourd’hui de grandes espérances.
Eric Tartour et ses collègues retracent dans ce numéro de médecine/sciences (→) l’aventure de l’immunologie antitumorale, avec ses premiers espoirs : les traitements par l’interleukine (IL)-2 ou l’interféron-γ, et ses premières désillusions : l’échec des thérapies cellulaires et des premières vaccinations thérapeutiques [ 1]. L’aventure de l’immunothérapie antitumorale aurait pu s’arrêter là [ 2, 3], à l’heure où tant de thérapies ciblées visant les enzymes produites par les oncogènes émergaient avec des résultats apparemment époustouflants [ 4]. Mais, aujourd’hui, alors que ces mêmes thérapies ciblées montrent leurs limites [ 5], une série de découvertes remet l’immunothérapie des cancers sur le devant de la scène. Ce regain d’intérêt tient pour beaucoup à la compréhension des mécanismes immunologiques cellulaires et moléculaires qui limitent l’immunogénicité de la tumeur (protection passive) et la protègent (protection active).
(→) Voir page 833 de ce numéro
Du point de vue du système immunitaire, bien que comportant un certain nombre d’anomalies, les cellules tumorales sont reconnues essentiellement comme des cellules normales et, par là même, protégées plutôt qu’attaquées. Une population lymphocytaire semble particulièrement impliquée dans cette protection : les lymphocytes T dits régulateurs (Treg) qui sont capables d’inhiber les leucocytes impliqués dans les réactions antitumorales [ 6– 9]. Leur nombre augmente chez les patients atteints de cancers et ils infiltrent les tumeurs solides où ils exercent une action protectrice [ 7, 9]. Plusieurs équipes ont observé que le rapport entre le nombre de lymphocytes T cytotoxiques et le nombre de Treg infiltrant les tumeurs est corrélé au pronostic de survie des patients dans la plupart des cancers, à l’exception notable des carcinomes colorectaux pour lesquels des résultats contradictoires sont rapportés [ 10].
D’un point de vue thérapeutique, l’inhibition ou l’élimination précoce des Treg conduit à un ralentissement de la croissance tumorale, voire à une régression complète chez la souris [ 11– 13]. Malheureusement, une déplétion plus tardive est inefficace, de même que les vaccinations thérapeutiques sont moins efficaces que les vaccinations préventives. Ces observations suggèrent que les événements immunologiques concomitants de l’émergence des tumeurs sont cruciaux pour leur tolérance ou leur rejet. De façon remarquable, la régression tumorale qui suit une déplétion en Treg a été observée dans de très nombreux modèles tumoraux et dans des fonds génétiques murins très variés. Il s’agit donc d’un phénomène robuste et général qui nous indique que l’absence de réponse immunitaire efficace lors de l’émergence tumorale n’est due à l’absence ni de cible antigénique, ni de lymphocytes T effecteurs. Les antigènes et les effecteurs potentiels sont bien présents, mais inefficaces du fait de la présence des Treg.
Pourquoi ces lymphocytes T effecteurs spécifiques de TAA ne prennent-ils pas le dessus sur les Treg ? Parce que ces derniers réagissent en permanence aux antigènes du soi exprimés par les cellules tumorales comme par les cellules normales et que leur réponse est donc de type « mémoire ». Les Treg sont ainsi mobilisés bien plus rapidement et fortement lors de l’apparition d’une tumeur que ne le sont les lymphocytes T effecteurs qui étaient au repos avant que la tumeur n’apparaisse [ 14]. Cet avantage crucial des Treg est perdu en cas de vaccination préventive par des TAA. Les T effecteurs mémoires apparaissent alors résistants à la suppression qu’induisent les Treg [14].
Les immunothérapies efficaces qui voient le jour aujourd’hui prennent en compte l’inhibition de la réponse régulatrice cellulaire soit en la bloquant, soit en générant des cellules mémoires résistantes à son inhibition. Pour le blocage des réponses régulatrices, il n’existe pas actuellement de molécule capable d’éliminer transitoirement les Treg, mais d’intenses recherches sont poursuivies dans ce domaine. La préparation de lymphocytes déplétés ex vivo en Treg avant leur réinjection chez un patient préalablement déplété de ses lymphocytes est possible, quoique lourde, et nous avons récemment montré son efficacité pour le traitement de tumeurs hématologiques [ 15]. Pour les effecteurs, l’équipe de Carl June, de l’université de Pennsylvanie, a produit des lymphocytes T génétiquement modifiés pour exprimer un anticorps spécifique des cellules tumorales couplé à la molécule stimulatrice CD137. L’expression de CD137 a permis à ces cellules de survivre, proliférer et persister à long terme après leur transfert adoptif chez les patients, entraînant l’élimination de leur lymphome [ 16, 17].
D’autres approches sont évaluées, utilisant de nombreuses cibles thérapeutiques. Les molécules augmentant l’immunogénicité des cellules tumorales lors de leur mort induite par chimiothérapie semblent prometteuses [ 18]. Mais entre toutes, la molécule CTLA-4 joue un rôle essentiel. Cette molécule, exprimée par les lymphocytes T après leur activation, inhibe le signal de costimulation T délivré par l’interaction des molécules B7 des cellules présentatrices d’antigène avec le marqueur membranaire CD28 exprimé par les lymphocytes T. CTLA-4 s’avère aujourd’hui être la cible immunothérapeutique la plus prometteuse de ces 30 dernières années. Les travaux pionniers de James Allison dans les années 1990 avaient démontré que le traitement par un anticorps bloquant CTLA-4 augmentait l’immunogénicité des tumeurs. On sait aujourd’hui que le blocage de CTLA-4 favorise l’activation du système immunitaire, à la fois directement en désinhibant les T effecteurs antitumoraux et, indirectement, en invalidant la capacité des Treg à protéger la tumeur [ 19]. L’expression de CTLA-4 semble en effet essentielle à la fonction des Treg, en particulier dans les cancers, comme l’a montré l’équipe de Shimon Sakaguchi [ 20]. Le blocage de CTLA-4 pourrait en outre permettre de réactiver les lymphocytes T spécifiques de la tumeur mais rendus anergiques, en induisant leur résistance aux Treg [ 21].
Le caractère prometteur de l’immunothérapie par blocage de CTLA-4 est fondé sur son efficacité démontrée (à des degrés divers) dans de nombreux modèles expérimentaux de cancers (carcinome colorectal, carcinome rénal, lymphomes, mélanomes et fibrosarcomes, etc.), mais surtout par son efficacité thérapeutique observée chez des patients atteints de cancer à un stade avancé [ 22]. Même si le ciblage de CTLA-4 n’est pas la solution miracle et définitive, en particulier à cause des manifestations auto-immunes qui sont associées au traitement - et qui semblent proportionnelles à ses effets bénéfiques -, ces résultats redonnent espoir et surtout une direction pour les équipes de recherche. Daniel Olive, Jacques Nunès et leurs collègues décrivent en détail dans ce numéro de médecine/sciences (→) les mécanismes moléculaires impliqués dans la signalisation et la fonction de CTLA-4 [ 23], et Caroline Robert et Christine Mateus (→) relatent le développement clinique des anticorps anti-CTLA-4 dans le traitement du mélanome métastatique et dressent les perspectives thérapeutiques de son utilisation [ 24].
(→) Voir page 842 de ce numéro
(→) Voir page 850 de ce numéro
Une vision pessimiste de l’immunothérapie antitumorale serait de rester sur le constat que nos connaissances récentes et 30 ans d’essais thérapeutiques nous ont appris que l’environnement tolérogène des tumeurs est dominant et empêche le système immunitaire de les éliminer. Une vision plus optimiste serait de mettre en avant que, néanmoins, la réponse immunitaire antitumorale ralentit le développement des cancers et peut, dans certaines circonstances, les éradiquer. En lui fournissant un peu d’aide - via le contrôle des Treg et la génération de lymphocytes T effecteurs hyperactifs - il est raisonnable aujourd’hui de parier que l’immunothérapie du cancer a maintenant de beaux jours devant elle.