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Med Sci (Paris). 2011 March; 27(3): 308–310.
Published online 2011 March 30. doi: 10.1051/medsci/2011273308.

Le tabagisme des adolescents
Regards croisés de l’épidémiologie et de la sociologie

François Beck1*

1Département enquêtes et analyses statistiques, INPES, Cermes3-Équipe Cesames (Centre de recherche Médecine, Sciences, Santé, Santé mentale, Société, Université Paris Descartes/CNRS UMR 8211/Inserm U988/EHESS, 42, boulevard de la Libération, 93203 Saint-Denis Cedex, France
Corresponding author.

MeSH keywords: Adolescent, Europe, épidémiologie, Femelle, Humains, Mâle, Répartition par sexe, Tabagisme, Sociologie

L’évolution de la prévalence tabagique

Depuis le début des années 1990, de nombreuses mesures législatives et réglementaires ont été mises en place pour renforcer la lutte contre le tabagisme, en particulier chez les plus jeunes : hausses des prix fortes et répétées entre janvier 2002 et janvier 2004, interdiction de vente au moins de 16 ans en 2004 puis au moins de 18 ans depuis mai 2010, apposition de nouveaux avertissements sanitaires sur les paquets ou encore interdiction totale de fumer dans les établissements scolaires. La précocité de l’expérimentation reste un facteur de risque important pour l’installation durable dans la consommation et la dépendance [ 1]. En retarder l’âge demeure aujourd’hui un objectif majeur de santé public. L’autre grand enjeu de la lutte contre le tabagisme réside dans la prise de conscience des risques encourus. L’apparition tardive des premières conséquences sanitaires du tabagisme explique la relative inefficacité auprès des jeunes publics des avertissements et messages de prévention.

L’évolution de la prévalence tabagique depuis le début des années 1970 a montré que celle des hommes a chuté de presque 60 %, à environ 30 % ces dernières années, tandis que celle des femmes a continué de croître jusqu’au début des années 1990 (date de la loi Evin) et décroît depuis [ 2]. Les données les plus récentes montrent une stabilisation chez les hommes et même une légère hausse chez les femmes depuis 2005 [ 3]. Malgré ces tendances, le tabagisme quotidien reste une pratique masculine (32 % des hommes contre 27 % des femmes, p < 0,001) dont les conséquences en termes de morbidité et de mortalité touchent actuellement essentiellement les hommes. Cependant, le taux standardisé de décès1 par cancer du poumon a doublé chez les femmes de 45 à 64 ans au cours des vingt dernières années, passant de 14 à 31 pour 100 000, alors même qu’il baissait pour les hommes du même âge, passant de 133 à 117 pour 100 000 pendant la même période [ 4]. De ce fait, certaines actions de prévention entreprises ces dernières années ont pris acte du fait que le tabagisme féminin aura de lourdes conséquences dans les décennies à venir, et ont plus volontiers mis en scène des femmes dans les campagnes de communication.

Qu’en est-il des adolescents ?

Depuis les années 1960, l’âge auquel on fume sa première cigarette (que désigne le terme expérimentation) a baissé de sept ans pour les femmes et de deux ans pour les hommes. Ainsi, les hommes nés entre 1930 et 1940 ont en moyenne fumé leur première cigarette avant 17 ans et ont commencé à fumer régulièrement à partir de 22 ans ; ces proportions sont respectivement de 22 et 28 ans pour les femmes de la même génération. Pour les cohortes suivantes, les femmes ont rejoint les hommes : hommes et femmes de la cohorte née entre 1980 et 1985 ont en moyenne fumé leur première cigarette à 15 ans, et commencé à fumer régulièrement à 17 ans [2].

Plusieurs enquêtes récentes menées auprès d’adolescents permettent de dresser un portrait assez complet en termes d’évolution et d’état des lieux. L’enquête ESPAD (European school survey on alcohol and other drugs), menée tous les quatre ans depuis 1999 dans 35 pays européens dont la France (OFDT, observatoire français des drogues et toxicomanies, et Inserm) montre bien à quel point le tabagisme a chuté pour la classe d’âge des 16 ans, garçons et filles (Figure 1) [ 5]. L’analyse détaillée de la structure de cette évolution a permis de montrer que certaines catégories sont plus difficiles à appréhender et moins aptes au changement. Entre 1999 et 2007, la baisse du tabagisme est essentiellement à mettre au crédit des fumeurs quotidiens, mais elle n’a touché ni les « irréductibles », que sont les plus gros fumeurs (plus de 10 cigarettes par jour), ni les fumeurs plus occasionnels.

Dans la classe d’âge des 17 ans, les résultats de l’enquête ESCAPAD2, confirment ceux de l’enquête ESPAD : ils révèlent une très forte baisse du tabagisme quotidien entre 2000 et 2008, chez les garçons comme chez les filles, avec une perte de 12 points pour chacun des sexes (Figure 2) [5]. Il faut noter toutefois les résultats divergents de l’échantillon parisien de cette enquête : une hausse significative du tabagisme quotidien a été observée entre 2004 et 2008 (de 31 % à 38 % chez les filles et de 26 % à 31 % chez les garçons) montrant que la tendance parisienne récente va à l’encontre de ce qu’on observe au niveau national. Est-ce pour autant le signe précurseur d’une hausse du tabagisme des jeunes sur l’ensemble du territoire ? Ces enquêtes ne permettent pas du tout de faire de prospective, et il faudra attendre les résultats des prochaines enquêtes menées en 2011 pour se prononcer.

En termes de diffusion au cours de l’adolescence, l’enquête HBSC (Health behaviour in school-aged children) menée sous l’égide du WHO (World health organisation) dans 41 pays, montre assez clairement que beaucoup se joue entre 11 et 15 ans, avec une expérimentation qui passe de 8 à 55 % et un usage quotidien qui, de quasi-inexistant à 11 ans, atteint 18 % à 15 ans [ 6]. Si les garçons sont plus précoces que les filles (à 11 ans, 10 % ont déjà essayé de fumer contre seulement 5 % des filles), l’écart se resserre avec l’âge et à 15 ans, le sex ratio n’est que de 0,9 pour l’usage quotidien du tabac.

Le tabagisme des adolescents : comparaison entre pays

L’un des grands intérêts des enquêtes reposant sur des questionnaires européens standardisés est d’offrir des comparaisons fiables entre les différents pays. Les données d’ESPAD 2007 montrent ainsi que la France occupe une position médiane en Europe pour la prévalence du tabagisme actuel (occasionnel ou quotidien) des adolescents de 16 ans. Celle-ci se situe au niveau des Pays-Bas, de la Suisse et de la Finlande, loin derrière l’Autriche, la République Tchèque, l’Italie et de nombreux pays de l’Est ou du pourtour de la mer Baltique, mais supérieure à celle qui est observée au Portugal, en Angleterre, en Irlande, en Suède ou en Norvège (Figure 3). Si l’on superpose la carte des prix des cigarettes les plus vendues et celle des prévalences du tabagisme actuel, exercice qui a bien sûr ses limites puisque les politiques de « dénormalisation3 » du tabac vont bien au-delà des hausses de prix, on constate que dans les pays qui ont pratiqué les hausses les plus fortes (Grande-Bretagne et Irlande, avec respectivement 7,40 euros et 6,40 euros pour le prix du paquet de 20 cigarettes le plus vendu) les prévalences sont très basses (respectivement 22 % et 23 %), tandis que dans les pays où le tabac est bon marché, elles peuvent être très élevées (Lettonie et République Tchèque, avec des prévalences de 41 % et des prix de respectivement 1,10 euros et 2,10 euros). Il reste néanmoins quelques exceptions, la Pologne, le Portugal et la Grèce où à la fois les prévalences et les prix sont assez bas.

Il apparaît par ailleurs que dans la plupart des pays, les niveaux de tabagisme actuel sont similaires chez les garçons et les filles, et il peut même arriver que les filles fument plus que les garçons. C’est le cas en Autriche (48 % des filles fument contre 42 % des garçons), en République Tchèque (45 % contre 36 %), en Bulgarie (44 % contre 36 %), en Italie (49 % contre 44 %), en Allemagne (45 % contre 41 %), en Hongrie (44 % contre 41 %), aux Pays-Bas (33 % contre 27 %), en Irlande (27 % contre 19 %), au Royaume-Uni (25 % contre 17 %), en Suède (24 % contre 19 %) et en Norvège (22 % contre 17 %).

Pour expliquer ces différences de genre et comprendre ce qui pousse particulièrement les filles à fumer, on dispose de peu de données françaises mais de quelques travaux anglo-saxons. Ceux-ci suggèrent que le tabagisme participe à la construction de l’image et de l’affirmation de soi, les jeunes filles pouvant être, plus encore que les garçons, amenées à fumer pour affirmer une image adéquate dans un monde très machiste [ 7]. D’autres travaux sociologiques évoquent les représentations de la cigarette et la nature des freins, différentes entre garçons et filles (crainte de la baisse des performances sportives chez les garçons, et chez les filles de l’odeur de la cigarette imprégnant le corps et les vêtements), les liens entre tabagisme et comportement alimentaire [ 8, 9], les stratégies d’adaptation à la transition entre le secondaire et le supérieur, en particulier chez les filles [ 10]. Malgré ces différences de genre dans le rapport aux substances psychoactives, peu de programmes les prennent en compte pour proposer une prévention spécifique en termes de genre, alors que cette piste pourrait s’avérer très efficace [ 11]. Globalement, les filles semblent en effet plus sensibles aux programmes de prévention, notamment à ceux fondés sur les compétences relationnelles et l’influence sociale (apprendre à résister à la pression sociale, développer un sentiment d’efficacité personnelle) [ 12].

Conflit d’intérêts

L’auteur déclare n’avoir aucun conflit d’intérêts concernant les données publiées dans cet article.

 
Footnotes
1 Il s’agit de taux regroupant des classes d’âge standardisées en faisant la moyenne arithmétique des taux par classes d’âge de 5 ans.
2 Mise en Ĺ“uvre par l’OFDT depuis 2000 en partenariat avec la Direction du service national (DSN), l’enquête déclarative ESCAPAD consiste en un questionnaire proposé à l’ensemble des jeunes présents lors d’une journée d’appel de préparation à la défense (JAPD). Elle renseigne sur les niveaux d’usage et les évolutions en termes de produits et de modalités de consommation. La dernière enquête s’est déroulée en 2008 et permet une exploitation régionale.
3 Démarche qui consiste à changer les normes sociales régissant l’usage de tabac en modifiant à la fois le climat social et le cadre légal du tabac.
References
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