Tabac
Un jeu de dupes ? Rencontre Addictions et psychiatrie

À l’occasion du 31 mai, déclaré « Journée mondiale sans tabac » par l’Organisation mondiale pour la santé, trois chercheurs apportent leur éclairage sur le tabagisme qui concerne plus de 30 % des adultes en France : dépendance, catégorie socioprofessionnelle et marketing entrent en jeu.

Il tue 6 millions de personnes par an, dont 60 000 en France. Plus que le paludisme, le sida et la tuberculose réunis. Quel est ce redoutable agent pathogène ? Le tabac. Et pourtant, c’est la première cause de mortalité évitable. Alors pourquoi y a-t-il toujours autant de fumeurs et pourquoi les accrocs le restent-ils ?
Parce qu’ils sont« découplés », répond Jean-Pol TassinJean-Pol Tassin
Unité Inserm 952/CNRS UMR 7224/Université Pierre-et-Marie-Curie, Physiopathologie des maladies du système nerveux central
, neurobiologiste à l’Inserm, à Paris. Un découplage qui concerne plus précisément deux réseaux de neurones, le système noradrénergiqueNoradrénergique
Relatif à la noradrénaline, un des principaux neuromodulateurs
et le système sérotoninergiqueSérotoninergique
Relatif à la sérotonine, un autre neuromodulateur
. En temps normal, ils fonctionnent en se contrôlant l’un l’autre : tandis que le premier réagit aux stimuli de l’environnement extérieur, le second a pour vocation de juguler l’impulsivité de son réseau-partenaire. Pour le chercheur, la consommation de cigarettes a pour effet de désynchroniser ces réseaux. « Un coup de la nicotine », a-t-on envie d’avancer. Oui et non. Car si elle joue bien un rôle, elle a besoin d’un coup de main pour parvenir à créer la dépendance. Et ce sont les inhibiteurs des monoamines oxydases (IMAO) qui le lui fournissent. D’où proviennent-ils ? De la combustion des sucres contenus dans le tabac, qu’ils soient naturels ou ajoutés par les industriels pour rendre la fumée moins âcre. C’est donc l’association des IMAO et de la nicotine qui serait la fautive. Elle entraînerait l’absence de contrôle du désir par le réseau sérotoninergique et serait alors responsable de l’addiction : une fois ces deux réseaux déconnectés, le fumeur est en effet hypersensible aux émotions. Un état qui ne lui convient guère. Et pour redevenir « zen », il a l’impression qu’il lui suffit d’une nouvelle cigarette. Erreur puisque ce n’est certainement pas elle - au contraire - qui permettra de resynchroniser ses deux réseaux de neurones. Le cercle vicieux peut alors commencer.
Si ce phénomène explique en partie pourquoi il est si difficile d’arrêter de fumer, d’autres paramètres interviennent, comme les différences socioprofessionnelles. « Que cela soit vrai ou faux, les fumeurs ont le sentiment de satisfaire un besoin. Ils peuvent y trouver un antistress, une aide à la concentration, un effet coupe-faim… », déclare Patrick Peretti-WatelPatrick Peretti-Watel
Unité 912 Inserm/Université Aix-Marseille, Sciences économiques et sociales de la santé et traitement de l’information médicale
, sociologue dans le laboratoire Sesstim, à Marseille. Une étude qu’il a dirigée indique que les personnes les moins diplômées, aux plus faibles revenus, et qui ont moins accès à un emploi, s’arrêtent moins souvent de fumer que les autres. Selon le chercheur, trois raisons peuvent l’expliquer. « Pour les personnes les plus aisées, fumer relève plus d’une activité conviviale. Tandis que chez les plus précaires, c’est l’effet antistress qui est le plus recherché : quand les conditions de vie ne sont pas satisfaisantes, fumer serait “tout ce qui leur reste”. » Par ailleurs, le désir d’arrêter de fumer est conditionné par la perception du risque encouru et l’horizon temporel. Autrement dit, pour craindre les risques à long terme, il faut pouvoir se projeter dans le temps. Or, il est plus facile de le faire lorsqu’on est installé dans la vie, avec une situation stable. « Enfin, ajoute le sociologue, de façon générale, le niveau de confiance accordé aux informations des pouvoirs publics est plus faible dans les milieux populaires. » Les messages de prévention seraient donc mis en doute.
Prenons alors le problème à la source : pourquoi commence-t-on à fumer ? « L’entrée dans le tabagisme se fait presque toujours à l’adolescence, entre 15 et 20 ans », rappelle Patrick Peretti-Watel. Et l’effet classique de la pratique transgressive joue : c’est une sorte de rite de passage à l’âge adulte. « À cela, il faut ajouter des décennies de campagne publicitaire, dans lesquelles l’image du fumeur est synonyme de liberté, virilité, indépendance... », poursuit le sociologue. Un propos sur lequel le rejoint Karine Gallopel-MorvanKarine Gallopel-Morvan
CNRS UMR 6211 /Université Rennes 1/Université Caen
, maître de conférences en marketing social à l’École des hautes études en santé publique et chercheur au Centre de recherche en économie et management, à Rennes. « Tout est fait pour recruter de nouveaux fumeurs. Ainsi, les cigarettes parfumées au chocolat, à la vanille ou à la menthe attirent les jeunes. De même, certaines marques ont lancé des paquets arborant des dessins à collectionner. » Quant aux femmes, elles font également une cible de choix. Alors qu’au XIXesiècle, le fait qu’elles fument était socialement mal accepté, en 1928, le président de l’American Tobacco déclarait, en parlant des femmes, dans les documents internes de l’industrie du tabac - rendus publics suite à un procès - : « C’est une mine d’or juste devant notre jardin. » Ainsi des années 1920 aux années 1960, le marketing n’aura de cesse de vanter que telle marque de cigarettes n’abîme pas la voix, que telle autre permet aux femmes d’attirer les regards masculins, ou qu’une autre encore leur apportera l’égalité des sexes et l’émancipation. À partir des années 1960, les industriels continuent sur cette lancée, évoquant, toujours dans ces documents internes, l’effet coupe-faim que les femmes apprécieront. De même, afin de diminuer leur culpabilité, on conçoit des cigarettes « light » ; longues et fines, elles sont de plus perçues comme évocatrices de minceur. Résultat : « Aux deux périodes de développement, puis d’augmentation du marketing ciblé sur les femmes, correspondent deux périodes d’augmentation du tabagisme féminin aux USA », précise Karine Gallopel-Morvan. Et si la meilleure raison d’arrêter de fumer, c’était de refuser de tomber dans le piège des industriels ?

Julie Coquart