Cognition
Le sens perdu des autres

La capacité à déduire les pensées et émotions des autres est-elle sauvegardée chez les patients atteints de démence sémantique ? Des expériences de neuropsychologie cognitive prouvent que non. Précisions.

Ils ont perdu le sens des mots. Leur égocentrisme est renforcé. Et ils affichent des troubles du comportement. Leur pathologie ? Une démence sémantique, un trouble neurodégénératif, à l’instar de la maladie d’Alzheimer. Caractérisée par des lésions des lobes frontaux et temporaux, elle entraîne des troubles de la mémoire sémantique et peut débuter assez tôt. À Caen, les chercheurs de l’unité de Neuropsychologie cognitive et neuroanatomie fonctionnelle de la mémoire humaineNeuropsychologie cognitive et neuroanatomie fonctionnelle de la mémoire humaine
Unité 923 Inserm/Université de Caen
se sont alors demandé si la théorie de l’esprit était altérée chez ces patients. Ce concept issu de la psychiatrie, en particulier de l’observation des autistes, fait référence à la capacité à attribuer à quelqu’un d’autre des émotions ou des pensées. « Nécessaire à la bonne régulation des interactions sociales, la théorie de l’esprit est un traitement de très haut niveau cognitif. Le désintérêt pour les autres pourrait être un signe de la détérioration de cette capacité » , explique Béatrice Desgranges, qui a dirigé l’étude à paraître dans Brain. En collaboration avec Vincent de La Sayette et Serge Belliard, neurologues aux CHU de Caen et de Rennes, l’équipe a alors soumis 15 patients atteints de démence sémantique à différentes tâches, afin de tester tant le versant cognitif de la théorie de l’esprit (attribuer des pensées à autrui), que son versant affectif (attribuer des émotions à autrui).
« La théorie de l’esprit n’avait jamais été étudiée dans le cas de la démence sémantique, souligne la chercheuse. Bien sûr, étant donné les symptômes sémantiques de la maladie, nous avons usé de grandes précautions méthodologiques et choisi principalement des tâches visuelles. Par ailleurs, pour chaque test, une tâche contrôle permettait de s’assurer que le récit avait bien été compris. » En effet, les tests en image racontent généralement une histoire, dont la fin logique est à choisir parmi différentes vignettes. Trouver la seule bonne réponse nécessite donc d’être capable de se mettre à la place d’un des personnages de la bande dessinée. Et c’est exactement le principe de la théorie de l’esprit !
Que démontrent les résultats ? Que les deux aspects de la théorie de l’esprit (pensées et émotions) sont touchés lors de la démence sémantique. Et les patients, sont-ils conscients des troubles qui les affectent ? De façon surprenante, la plupart reconnaissent avoir des difficultés à identifier les émotions exprimées dans un contexte d’interaction sociale, mais pas à attribuer des pensées à autrui. « Cela pourrait expliquer les troubles du comportement observés chez ces sujets, suggère Béatrice Desgranges. Quant à leur bonne évaluation de leurs troubles avec les émotions, ce serait l’entourage qui les alerterait plus facilement sur cet aspect. »
Bien que ces résultats ne mènent pas à un traitement, ils sont cependant précieux pour les proches : les neurologues pourront en effet mieux informer la famille et lui expliquer les raisons du comportement étrange de la personne atteinte de démence sémantique. Un point capital de la prise en charge.

Julie Coquart