Greffe
L’Homme réparé

À la fin de l’année, Nora Berra, secrétaire d’État chargée de la Santé, annoncera le lancement du Plan Greffe 2012-2017, deuxième du nom. Trois axes principaux ont ainsi été suggérés par l’Agence de la biomédecine : la prise en charge des personnes en attente de greffe et des greffés par des services dédiés tout au long de leur parcours, l’augmentation du nombre de dons (donneurs vivants ou décédés) et enfin le soutien à la recherche pour améliorer les greffes de cellules souches ou la durée de vie des greffons. L’occasion de faire le point sur les greffes : comment fonctionnent-elles ? Que greffe-t-on aujourd’hui ? Et demain ? Quelles interrogations éthiques soulèvent-elles ? Réponses dans les pages qui suivent.

Bloc opératoire
Bloc opératoire. Poche de sang d'un donneur de moelle osseuse en vue d'une greffe
Ⓒ Michel Depardieu/Inserm

L’immunologie : la clé de la réussite

D’emblée, le système immunitaire se défend contre toute greffe. Trouver des moyens d’atténuer ce rejet, c’est tout l’enjeu de l’immunologie. Depuis plus d’un siècle, les spécialistes s’affairent à étudier ses mécanismes complexes pour mieux les contrecarrer.

10 juillet 2011. À l’hôpital espagnol La Fe, à Valence, un jeune homme vient de regagner ce qu’il avait perdu : deux jambes, dont il avait été amputé à mi-cuisse à la suite d’un accident. Les équipes de chirurgiens orthopédistes du professeur Pedro Cavadas viennent de les lui redonner. Une révolution pour Hakim, le patient, mais aussi pour le monde de la transplantation : jamais on n’avait réussi à greffer deux jambes. Un an plus tôt, ce sont les premières greffes totales du visage qui étaient sous le feu des médias, une des équipes en lice, celle du professeur Laurent Lantieri, à Paris, est même parvenue à transférer des paupières et le système lacrymal au patient... Au cœur de ces exploits, des prouesses immédiatement visibles, comme celles liées à la chirurgie et la vascularisation, raccordant tissus mais aussi nerfs, vaisseaux et muscles du greffon au greffé. En sous-main, une autre réussite plus discrète : la maîtrise des mécanismes immunologiques.
Depuis 1901, et la description des groupes sanguins A, B et O, les spécialistes ont accumulé plus d’un siècle d’essais et de compréhension du fonctionnement de notre système immunitaire. Sans lui, notre organisme (caractérisé par des molécules représentatives du « soi ») ne saurait se défendre contre ce qui ne lui appartient pas (le « non-soi »), aux premiers rangs desquels virus, bactéries et cellules malignes. « Le système immunitaire est éduqué pour différencier les molécules du "soi" de celles du "non-soi". Le jour où il rencontre un virus ou un élément étranger, il dispose d’armes pour le combattre, explique Philippe BoussoPhilippe Bousso
Unité 668, Inserm/Institut Pasteur, Physiopathologie du système immunitaire, équipe «Dynamiques des réponses immunes»
. Le problème majeur lors d’une greffe, c’est que le greffon, quand il provient d’un autre donneur, est reconnu comme quelque chose de différent du "soi", ce qui déclenche une réponse immunitaire. »
À l’origine de cette réaction, des molécules codées par une région chromosomique particulière, le complexe majeur d’histocompatibilité (CMH) : les antigènes d’histocompatibilité, dits HLA (pourHuman Leucocyte Antigens) présents à la surface de toutes nos cellules et qui, ensemble, forment une combinaison particulière, une sorte de signature biologique unique et propre à chacun !

Le greffon, cet étranger

Ainsi, tout comme un individu peut être défini par sa stature et ses traits, il peut aussi l'être à l'échelle moléculaire, grâce aux antigènes HLA. Et quand deux tissus ou organes présentant une combinaison d’antigènes différents sont mis en contact, comme lors d’une greffe, la guerre est déclarée : les cellules du greffon sont reconnues comme étrangères par le système immunitaire du receveur, par ses lymphocytes T notamment. Une reconnaissance à l’origine du rejet de greffe : 30 % des décès après une greffe cardiaque sont ainsi imputables à un rejet aigu, survenant dès quelques jours, et 9 % à un rejet chronique, aux mécanismes plus diffus et moins bien connus , et qui altèrent progressivement le greffon sur plusieurs années. Seul traitement à terme : la retransplantation.
Dans ce contexte, analyser les antigènes d’histocompatibilité entre donneur et receveur afin qu’ils soient les plus proches possibles ne suffit pas. En effet, seuls les vrais jumeaux peuvent partager une signature biologique identique. Il faut aussi tempérer la bataille naturelle que mène l’organisme contre le greffon, afin que celui-ci puisse « prendre » sur les tissus du receveur. Les patients reçoivent donc un traitement immunosuppresseur, pour faire taire leur sys tème immunitaire. Cette immunosuppression n’est pas aujourd’hui spécifique : elle est obtenue grâce à des agents pharmacologiques ou biologiques qui contrôlent plus ou moins sélectivement les différentes étapes du rejet de la greffe. Leurs cibles privilégiées ? Les lymphocytes T. « On sait par exemple qu’il existe une reconnaissance directe par les lymphocytes T circulant dans le sang, capables de détecter les antigènes HLA présents sur les cellules du greffon », détaille Phillipe Bousso. Mais malgré ces thérapies, et les progrès accomplis pour les améliorer, le risque de rejet n’est pas totalement maîtrisé. Des recherches sont donc toujours indispensables. D’ailleurs, le chercheur et ses collègues, Susanna CelliSusanna Celli
Unité 668, Inserm/Institut Pasteur, Physiopathologie du système immunitaire, équipe «Dynamiques des réponses immunes»
et Matthew AlbertMatthew Albert
Unité 818, Inserm/Institut Pasteur, Immunobiologie des cellules dendritiques
, viennent d’accéder à un autre stade de compréhension. Ils ont utilisé une technique d’imagerie in vivo afin de suivre les déplacements cellulaires en cours lors d’une greffe de peau chez la souris : ce ballet a révélé quelques surprises. « Nous savions que certaines cellules du receveur infiltrent de manière importante le greffon. Nous avons aussi remarqué qu’elles sont capables de capturer des morceaux du greffon et de migrer vers les ganglions pour alerter les lymphocytes T », assure le spécialiste. Ces cellules « transporteuses » sont des monocytes, cellules sanguines pouvant se différencier en cellules dendritiquesCellules dendritiques
Cellules présentatrices d’antigènes responsables du déclenchement d’une réponse immune adaptative
. D’où l’idée de les court-circuiter en chemin pour atténuer la réponse immunitaire qu’elles induisent. « Nous pourrions les supprimer définitivement mais aussi bloquer leur déplacement, en empêchant leur entrée ou leur sortie de la greffe  », envisage-t-il. Cette découverte permettrait de développer des traitements anti-rejets plus spécifiques, et ainsi de ré soudre un des grands paradoxes de l’immunologie : si les thérapies immunosuppressives sont essentielles à la survie du greffon, elles augmentent aussi les risques de cancers et d’infections, un des principaux problèmes collatéraux lors de la greffe d’organes.
lymphocytes
Lors d’une greffe, les lymphocytes T et les cellules tueuses (en jaune) s’accumulent à la frontière donneur-receveur. En rouge, les vaisseaux sanguins.
Ⓒ Susanna Celli ; Philippe Bousso/Unité 668 Inserm/Inserm

Greffes d'aujourd’hui et de demain

Le rein est l’organe le plus greffé. Mais le foie est celui qui offre le plus de chances de réussite. Désormais, on pense même à greffer des trachées ou des rétines artificielles. En 2011, où en est l’art de la greffe ?

Le rein a déjà près de quarante ans d’expérience de greffe derrière lui. L’utérus a rejoint la famille des transplantés cette année, et les cœurs artificiels s’apprêtent à y faire leur entrée. Pour améliorer les techniques déjà exis tantes ou trouver des réponses au manque d’organes, les équipes de chercheurs s’activent pour mettre au point des solutions audacieuses pour réparer nos organismes aux fonctions abîmées. Le point sur les différents organes greffés et les pistes les plus prometteuses.

Rein, foie, poumon et cœur.

C’est le quatuor de tête de la greffe. La transplantation rénale reste le traitement le plus efficace de l’insuffisance rénale chronique, avec plus de 2 800 greffes en 2010, en France. « Banalisée », son rejet chronique n’est cependant toujours pas maîtrisé et les traitements immunosuppresseurs s’accompagnent de leur lot d’effets délétères. En Californie, John Scandling et ses collègues de l’Université Stanford viennent de franchir un pas : après avoir induit une tolérance, via l’injection de cellules immunitaires du donneur, 8 greffés sur 12 ont pu arrêter leur traitement anti-rejet ! Le foie, lui, n’est que deuxième sur la liste des organes greffés. Pourtant, avec un millier de transplantations en 2010, il est incontestablement celui qui donne les meilleurs résultats. D’abord parce que cet organe requiert une moindre exigence de compatibilité que le rein par exemple, ensuite parce que l’issue est « boostée » par la mise au point de traitements immunosuppresseurs performants et de techniques de transplantations efficaces : la survie est de 80 à 90 % à un an et de 60 % à 5 ans ! Mais, l’offre ne suit pas, les greffons manquent, d’autant plus que les indications ont été étendues à des pathologies auto-infligées, telles que les cirrhoses liées à l’alcoolodépendance, ou à fort risque de récidive. La greffe de poumon, avec 244 opérations en 2010, est, quant à elle, la dernière-née des greffes d’organes solides, du fait de la fragilité des connexions bronchiques et de la communication avec l’air ambiant, source d’infections. L’extrême qualité requise pour transplanter cet organe fait que l’acte reste rare. Le cœur, dont plus de 300 greffes ont été réalisées en 2010, focalise, quant à lui, plusieurs pistes novatrices. « La transplantation cardiaque reste LE traitement de l’insuffisance cardiaque, confirme le chirurgien cardiaque Philippe MenaschéPhilippe Menasché
Unité 633 Inserm/Paris 5, Thérapie cellulaire en pathologie cardio-vasculaire à l’Hôpital européen Georges-Pompidou
. Sur les 120 000 nouveaux insuffisants cardiaques en France, plus de 10 000 sont des cas graves et ont besoin de greffes. » Pour pallier ce gouffre, des recherches portent sur la thérapie cellulaire cardiaque. Le principe ? Restaurer les zones « mortes » du myocarde en y injectant des nouvelles cellules musculaires. « Ces travaux ont commencé avec les cellules musculaires classiques. Le problème est qu’elles ne se transforment jamais en cellules cardiaques : les effets sont bénéfiques à la marge, car elles sécrètent des facteurs favorisant l’apparition de nouveaux vaisseaux, mais elles ne permettent pas un gain significatif de contractilité. En revanche, les cellules souches embryonnaires humaines, qu’on oriente pour en faire des progéniteurs cardiaquesProgéniteurs cardiaques
Cellules qui, sous l’influence de facteurs particuliers, peuvent donner les différents types de cellules cardiaques.
, permettent d’obtenir une différenciation en cellules cardiaques
in situ. Mais, in vivo, la synchronicité de leurs contractions avec celles du cœur natif est pour l’instant difficile à observer », explique le spécialiste. Autre piste : la mise au point de cœurs artificiels. Mère d’un prototype développé en partenariat avec EADS, la société française Carmat, avec le professeur Alain Carpentier, devrait lancer des tests sur les premiers patients fin 2011. La commercialisation, elle, pourrait se faire dès 2013.

Pancréas, intestin et utérus.

Longtemps vivotante, la greffe de pancréas a explosé il y a cinq ans, notamment aux États-Unis. En France, il s’en est réalisé moins d’une centaine en 2010 mais cette solution thérapeutique reste la seule capable de corriger certaines formes graves de diabète. La greffe d’intestin reste, elle, confidentielle, avec 9 cas en 2010, car utilisée seulement en dernier recours, après l ’échec de l’alimentation d’un patient par voie intraveineuse. Encore plus discrète, la greffe d’utérus. En août dernier, à Antalya, en Turquie, une femme en a bénéficié pour la première fois au monde, le greffon provenant d’une donneuse décédée. Succès ou pas ? Perfusé et toléré, il a permis à la jeune femme de 21 ans de retrouver ses règles. Mais la réussite ne sera totale que si elle peut mener à bien une grossesse, suite à l’implantation d’un embryon par fécondation in vitro. En 2012, une équipe suédoise pourrait tenter une greffe mère-fille d’utérus... Affaire à suivre !

Cornée, cristallin et rétine.

« Quand les patients ont des problèmes de surface oculaire, on pratique déjà en clinique des greffes de cornée, la calotte saillante du globe oculaire. Pour les cataractes, des cristallins artificiels, composés de matériaux appelés polyméthylméthacrylate peuvent aussi être implantés », annonce Serge PicaudSerge Picaud
Unité 968 Inserm/ Paris 6, équipe Traitement de l’information visuelle dans la rétine : pharmacologie et pathologies
, chercheur à l’Institut de la vision. Mais lorsque les photorécepteurs ont disparu, et que la personne ne voit plus rien, les spécialistes sont démunis. Avec ses collègues, le chercheur développe donc une solution innovante : stimuler directement la couche de neurones qui traitent habituellement les signaux en pro venance des photorécepteurs. « Nous mettons au point des électrodes qui s’interfacent sur ce tissu résiduel pour générer des nouvelles informations visuelles. La stimulation permet alors de récupérer une certaine perception visuelle. Ainsi, dans le service du professeur Sahel, au Centre hospitalier national d’ophtalmologie des Quinze-Vingts, les patients équipés d’un dispositif de la société américaine 2ndSight peuvent, par exemple, lire des mots », poursuit-il. Problème : l’interprétation de ces nouvelles informations, que tous les patients ne parviennent pas à intégrer. « Est-ce lié au statut différent du tissu résiduel ou à la difficulté d’interpréter les nouveaux signaux visuels ? C’est comme pour l’apprentissage d’une langue étrangère. Certains lisent déjà, d’autres ne perçoivent pour l’instant que des flashs lumineux » , précise-t-il. Une chose est sûre : stimulées par les apports des biotechnologies, des matériaux artificiels et des thérapies cellulaires, les greffes de demain vont emprunter des chemins audacieux.
Comment reconstruire le corps ?
Ⓒ Infographie Gregory Chevalier pour l'Inserm

Des cellules pour régénérer le corps

Cellules sanguines, immunitaires, épidermiques et même nerveuses : les thérapies dites « cellulaires » permettent de réparer les défaillances de l’organisme.

Et si une pathologie ne touche pas un organe solide, comme le cœur ou le pancréas, mais une entité diffuse, comme le sang ? Peut-on le remplacer ? Les chercheurs ont la solution : greffer des cellules souches saines. Particularité de celles-ci : elles ne sont pas encore différenciées et sont capables de générer à la fois des cellules sanguines et immunitaires. « On espère que les cellules immunitaires du donneur vont reconnaître les cellules malades du receveur et les détruire, le but étant de faire disparaître la maladie », projette l’hématologue Noël MilpiedNoël Milpied
Président de la Société française de greffe de moelle et thérapie cellulaire et hématologue à l’hôpital Haut-Lévêque de Pessac
. « La moitié des allogreffes de cellules visent ainsi des maladies malignes affectant le système hématopoïétiqueSystème hématopoïétique
Ensemble des structures impliquées dans la création et le renouvellement des cellules du sang
, comme des leucémies aiguës, des myodysplasies, et, avec une fréquence moindre, les lymphomes et les myélomes. 
» Par ailleurs, dans le cas de lymphomes, des auto greffe s permet tent de contrer les effets indésirables de la chimiothérapie sur les cellules du sang.

Des greffes plus complexes

Aux origines de ces greffons, des cellules prélevées au cœur de la moelle osseuse, siège de l’hématopoïèse, dans le sang périphériqueSang périphérique
Sang qui circule dans les veines, les artères, les capillaires.
, ou dans le sang placentaire, extrait du cordon ombilical juste après la naissance. « Il n’y a pas de différence fondamentale de fonctionnalité entre ces différents types de cellules : toutes redonnent des cellules sanguines et immunitaires. La seule différence concerne les cellules placentaires : avec elles, le système immunitaire transplanté est immature. Le risque de réaction des cellules du donneur contre celles du receveur est plus faible. » Gérard Socié, chef du service Greffe de moelle osseuse à l’hôpital Saint-Louis (Paris), a étudié de près cette réaction du greffon contre l’hôte (GVHD). « Elle est le principal problème rencontré avec les greffes de souches hématopoïétiques. Les lymphocytes T du donneur aident à combattre les cellules malades, mais ils s’attaquent aussi au receveur. Cela rend ces greffes bien plus complexes en termes immunologiques qu’une transplantation cardiaque ou pulmonaire », explique-t-il. Pour limiter les risques que la GVHD apparaisse, la compatibilité HLA est de nouveau la clé. Quelle chance de trouver un greffon compatible parmi les registres de donneurs volontaires de moelle osseuse et les banques de sang placentaire ? « Actuellement, la taille de ces registres et des banques permet de trouver un donneur pour pratiquement chaque patient nécessitant une allogreffe, en acceptant cependant pour beaucoup une incompatibilité HLA plus ou moins importante et donc des risques. Seule une augmentation des inscriptions de donneurs et des prélèvements de sang placentaire permettront des greffes moins risquées », selon Noël Milpied.
Quid de la possibilité d’utiliser ses propres cellules de sang de cordon, stockées depuis la naissance et utilisables pour soi-même lorsqu’on tombe malade ? La solution avait été envisagée par des sociétés proposant de s’occuper de la conservation de ces remèdes personnalisés. Pour les spécialistes, c’est une ineptie : les cellules immunitaires d’un tel greffon n’auraient pas d’efficacité contre les cel lules malades dans le cas d’un cancer, et encore moins dans le cas d’une maladie génétique ! Ce qui ne doit pas éliminer la possibilité, à de très rares occasions, d’avoir recours à ce sang placentaire au sein d’une même famille, en utilisant celui prélevé sur un nouveau-né pour soigner un frère ou une sœur. C’est le cas du petit Umut- Talha, né en France en février 2011, à l’issue d’un dia gnostic pré-implantatoire. L’embryon avait été choisi afin d’être un donneur compatible pour soigner un de ses aînés atteint de bêta-thalassémie, une forme d’anémie héréditaire associée à une pathologie de la synthèse de l’hémoglobine des globules rouges.

Autres pistes, autres espoirs

À l’Institut des cellules souches pour le traitement et l’étude des maladies monogéniques (ISTEM), la recherche ouvre de nouvelles perspectives. En novembre 2009, les scienti fiques de l’Institut annonçaient dans le Lancet être par venus à recréer un épiderme à partir de cellules souches embryonnaires (hES). Celles-ci, prélevées sur un embryon âgé de 5,5 à 7,5 jours, ont deux spécificités : une capacité d’expansion illimitée et de pluripotence, c’est-à-dire la faculté à se différencier vers tous les types de cellules humaines. En « forçant » ces hES à devenir des cellules épidermiques, via des signaux cellulaires et pharmacologiques, les spécialistes ont obtenu une population de kératinocytes, les cellules épidermiques à l’origine du renouvellement constant de la peau. « Cet épiderme artificiel pourrait être utilisé comme un pansement provisoire sur des plaies qui ont du mal à cicatriser, comme celles dues à la drépanocytoseDrépanocytose
Maladie héréditaire caractérisée par une altération de l’hémoglobine, responsable d’une forme d’anémie
ou chez les grands brûlés 
», explique Sébastien Duprat, chercheur à l’ISTEM. Autre axe de recherche : la greffe de neurones dans le cerveau de patients atteints de la maladie de Huntington, une pathologie neurodégénérative. « L’idée serait d’envoyer des progéniteurs neuronaux, donc encore en voie de différenciation, afin qu’ils participent à la reconstruction du réseau de connexions dans le cerveau. » L’équipe « Neuropsychologie interventionnelle », de l’Institut Mondor de recherches biomédicales, dirigée par Anne-Catherine Bachoud-Lévi, a évalué le bénéfice de la greffe de neurones striatauxNeurones striataux
Zone cérébrale impliquée dans la mobilité volontaire et dont les lésions jouent un rôle dans la maladie de Huntington.
sur des patients atteints de la maladie de Huntington. Ainsi, en 2006, après 6 ans d’observations, les résultats sont hétérogènes. Pour les fonctions motrices, une amélioration s’est progressivement installée les deux premières années et est restée globalement stable sur 4 à 5 ans. Les effets sur l’aspect cognitif, eux, persistaient encore 6 ans après l’opération. Bien que très prometteuse, cette étude montre que si la greffe peut restaurer des fonctions, elle ne peut guérir la maladie et devra donc être associée à une neuroprotection, soit des traitements limitant les dysfonctionnements ou la mort de neurones. « Le problème, c’est que cette pathologie est génétique. Malgré la greffe de nouveaux neurones, le gène est toujours là. Elle peut restaurer certaines fonctions. Mais elle ne peut pas protéger les cellules propres de la personne, qui continuent d’être attaquées » , conclut-elle.

Don et greffe d’organes : Le cœur de l’éthique

Parce qu’ils mêlent décès et espoir de guérison, et touchent le processus même de vie, le don et la greffe d’organes sont au centre des débats éthiques qui agitent professionnels et citoyens.

Emmanuelle Prada-Bordenave. dirige l’Agence de la biomédecine, établissement de référence pour le prélèvement et la greffe d’organes, de tissus et de cellules souches.
Ⓒ François Guénet/Inserm
L’éthique : s’il y a bien un domaine où cette réflexion est présente, c’est celui de la transplantation d’organes. Entre les possibilités offertes par l’art médical et les valeurs morales des patients, des médecins et de la société en général, le gouffre est grand, et les dilemmes qu’il crée sont parfois criants. Qui doit être greffé et pour quelles raisons ? Qui sont les donneurs et dans quel cadre peut-on prélever leurs organes ? Comment parler d'espoir et à la fois de douleur ? Et surtout comment pallier le manque chronique d’organes ? Pour répondre à ces questions, la France a choisi un parti pris singulier : traduire l’aboutissement de toutes ces réflexions dans un texte de loi.
« En 1976, la loi Caillavet a instauré la règle du consentement présumé au prélèvement d’organes. Pour le législateur, c’est une façon de dire que le terme " Fraternité " de notre devise nationale devait s’appliquer aux Français avant comme après leur mort. Décédés, ils peuvent encore être fraternels et sauver des vies », explique Emmanuelle Prada-Bordenave, directrice générale de l’Agence de la biomédecine. Depuis, la loi de bioéthique de 1994, revue en 2004 puis en 2011, a réaffirmé ce principe de prélèvement par consentement présumé, quelle que soit la finalité (thérapeutique ou scientifique). Corollaire de ce principe : la création d’un registre national où peuvent s’inscrire, via un formulaire adressé à l’Agence, les personnes qui refusent de donner leurs organes. Lors d’un décès aux conditions compatibles avec un prélèvement, les médecins se tournent systématiquement vers ce fichier. En juillet 2011, environ 83 000 inscrits y figuraient. Pour les autres, les praticiens s’adressent toujours aux proches, même si une carte de donneur a été établie. « Malgré la règle du consentement présumé, et l’existence de cette carte, qui n’a pas de valeur légale, les médecins ne vont jamais à l’encontre d’un refus des proches. Ce serait d’une violence inouïe pour ces personnes déjà frappées par le deuil », poursuit la directrice de l’Agence de la biomédecine.

Accepter un prélèvement d’organes

Dans un tableau souvent chargé, nourri par l’urgence de la maladie à soigner, l’intrusion de ce troisième intervenant qu’est le donneur ajoute encore de la complexité dans la relation entre patient et médecins. Le donneur, c’est celui « qui rend tout possible (…) et complique tout », lisait-on dans un rapport au ministre des Affaires sociales, en 1991. Au cœur du débat, l’obtention des greffons. En France, deux situations se présentent. Le prélèvement sur un donneur vivant, d’une part, qui concerne essentiellement l’organe en double exemplaire qu ’ est le rein. Le prélèvement sur cadavre, d’autre part, qui, lui, concerne éventuellement tous les organes et tissus. Dans ce contexte, la pénurie de greffons reste structurelle. « Ce qui est acquis, c’est que la quasi-totalité des Français est favorable au don d’organes, près de 80 % d’après les sondages. On a dépassé les tabous qui régnaient dans les années 1990 à ce sujet. Reste que ce choix personnel n’est pas toujours communiqué aux proches », regrette Emmanuelle Prada-Bordenave. Le taux de refus de la part des familles atteint en effet 30 %, voire 50 % dans certains hôpitaux. Pourquoi ? Parce qu’il est difficile d’accepter le prélèvement, alors que l'état de mort encéphalique est avéré mais que les organes, eux, fonctionnent, et encore plus délicat lorsqu’il s’agit de tissus particuliers comme les cornées, si intimement liées à la personne. Des solutions existent-elles pour remédier à ce trop faible nombre de greffons disponibles ? Les professionnels y travaillent… « Le premier Plan Greffe, lancé en 2000, avait permis le déploiement d’une centaine de personnes dédiées à la coordination hospitalière de prélèvement, afin de préparer médicalement, juridiquement, logistiquement le futur don quand un cas se présentait. Ce dispositif sera renforcé. Nous allons aussi former les personnels hospitaliers non spécialisés dans le prélèvement d’organes, comme le service de réanimation, les urgences... Tous doivent être sensibilisés à l’idée que tout le monde est un donneur potentiel. On ne peut pas prélever des organes si ceux-ci ont été mal conservés. Il faut donc agir en amont : transférer ces donneurs potentiels en réanimation, et non pas en chambre, où aucun acte n’est possible », insiste Emmanuelle Prada-Bordenave.
Du côté des donneurs vivants, les limites bougent elles aussi : le don s’étend progressivement à des organes ou des cellules capables de se régénérer, comme le foie, la moelle osseuse, et, à titre exceptionnel, aux intestins ou aux cellules du pancréas. Évidemment, cet élargissement doit rester très cadré. En Inde, en Turquie ou en Jordanie, la prévalence locale d’insuffisance rénale a poussé au développement d’un système de prélèvement de reins en échange d’une rémunération du donneur. À la clé, un afflux de patients occidentaux, et l’explosion d’un marché juteux, alimenté par la pauvreté des uns, prêts à vendre leurs reins contre quelques espèces sonnantes et trébuchantes, et par l’urgence à guérir pour les autres. En France, le don du vivant est donc réservé entre membres d’une même famille. La révision des lois de bioéthique, en 2011, a ouvert la porte aux amis très proches, dont la relation est reconnue stable depuis au moins deux ans (vacances, restaurants, activité en commun). Le don croisé est aussi entré dans la danse : imaginons qu’une personne ait besoin d’un rein. Un proche souhaite l’aider en lui faisant don d’un des siens. Problème : ils ne sont pas compatibles. Mais un autre couple malade-proche est dans la même situation : si le donneur de la première paire est compatible avec le receveur de la seconde, et réciproquement, le don est alors possible.

Le retard français

Et qu’en est-il de la recherche sur les cellules souches embryonnairesCellules souches embryonnaires
Cellules souches dites pluripotentes, à l’origine de tous les tissus de l’organisme
? « La situation est extrêmement préoccupante, confirme Sébastien Duprat. Le travail académique peut se faire, mais lorsqu’on veut aller plus loin, tester nos recherches sur des patients et commercialiser des applications, ce n’est pas possible. L’industrie ne peut pas investir : l’incertitude juridique est trop grande, avec des lobbys, notamment liés aux instances religieuses, qui n’hésitent pas à attaquer. » En clair, certains traitements sont développés ici, en France, mais le passage aux essais cliniques se fait dans d’autres pays, aux États-Unis ou en Angleterre, avant d’être proposés comme thérapeutique... dans l’Hexagone ! « Nous prenons un retard considérable, en termes de recherche, mais aussi au niveau de l'équipement des hôpitaux. Comment ceux-ci peuvent-ils investir dans le matériel des thérapies de demain si elles sont interdites ? La situation fait le lit du tourisme médical, avec tous les dangers que l’on peut imaginer pour les patients », s’insurge le spécialiste.
En matière d’éthique, les questions se résolvent souvent avec le temps. Mais chaque nouvelle étape entraîne aussi son lot de nouvelles interrogations : après les cellules souches embryonnaires, que penser des xénogreffes, ces greffes d’organes prélevés sur des organismes issus d’autres espèces que l’homme ? À méditer…

De la maladie à la greffe : parcours vers une nouvelle vie

La possibilité d’une transplantation, traitement de dernier recours, débarque souvent brutalement dans la vie des malades. Bilans pré-greffe, inscription sur liste d’attente, deuil de ses propres organes et acceptation de ceux d’un autre, opération et retour à la vie. Deux transplantés nous racontent leur expérience.

Cécile Deslandes, vice secretaire de ADOT 48. "Je ne vivais plus, je survivais"
Ⓒ François Guénet/Inserm
D’où vient l’organe qui me sera transplanté ? Comment vit-on avec une greffe ? Combien de temps vais-je attendre un organe ? Lorsque les patients apprennent qu’ils vont avoir besoin d’une greffe, les questions abondent. Car bien souvent, ils n’y avaient tout simplement... pas pensé. La transplantation, acte médical de dernier recours, est envisagée quand toutes les autres thérapies, de chirurgicales à chimiques, ont échoué. De l’annonce du lancement dans ce nouveau processus thérapeutique aux lendemains de l’opération qui leur a donné un nouvel organe, les patients racontent, non pas un parcours du combattant, mais l’avancée sur un chemin inconnu, vers une nouvelle vie.
Pour Cécile Deslandes, sa vie a basculé à l’âge de 27 ans. Cette année-là, elle devient maman d’une petite fille, mais on lui apprend aussi qu’elle est atteinte d’une maladie rare, l’hypertension artérielle pulmonaire (HTAP), caractérisée par l’élévation anormale de la pression sanguine au niveau des artères pulmonaires. « Ma fille avait seulement trois mois. J’ai attrapé froid un week-end et je n’arrivais pas à me rétablir. J’étais essoufflée en marchant jusqu'à la cuisine. Je suis allée aux urgences. Et j’y suis restée pour faire des prélèvements pulmonaires », se souvient-elle. Lorsque les résultats tombent, c’est la stupéfaction. « Ils n’étaient pas bons du tout, je devais couver cette maladie depuis longtemps. » Active et toujours en bonne santé jusque-là, Cécile est immédiatement mise sous oxygène, afin de pallier le dysfonctionnement des artères entre ses poumons et son cœur. Originaire de la région d’Angers, elle doit partir à Clamart, près de Paris, afin que le Centre de référence sur l’HTAP valide le diagnostic. Pendant une semaine, elle enchaîne les examens. « La maladie s’est révélée être très avancée. Il a fallu que j’apprenne à me servir d’une cassette, qui me dispensait un produit vasodilatateur par cathéter et que j’ai dès lors toujours portée sur moi. »

De la souffrance…

René Lavaud raconte la même incrédulité face au verdict. Du jour au lendemain, son pneumologue lui diagnostique une HTAP, comme Cécile, et lui recommande d’arrêter de travailler. « J’avais 45 ans alors. J’ai quand même continué à travailler encore sept ans, bien que je sois sous respirateur la nuit », explique-t-il. Malgré l’énergie déployée pour repousser la maladie, il est de plus en plus fatigué. « Je sentais que mes poumons ne fonctionnaient plus. Le moindre effort était insupportable », avoue-t-il. Sept ans plus tard, après une prise en charge à l’hôpital Laennec à Nantes, pour essayer de trouver d’autres thérapies efficaces, il doit lui aussi, comme la jeune maman, passer par la case « Clamart ». Dès lors, les cassettes de produit vasodilatateur entrent dans son quotidien. « Mais, au bout de six mois, le produit n’a plus eu aucun effet. J’ai dû être oxygéné 24h/24 », reconnaît-il. Pour Cécile Deslandes, la vie quotidienne aussi change radicalement : « prendre une douche était devenu difficile, comme de rester debout. Mais le pire était que je ne pouvais plus porter ma fille, c’était trop dur physiquement, j’étais seulement capable de la tenir sur mes genoux. J’étais rentrée à la maison avec l’idée que les produits et l’oxygène suffiraient, mais ce ne fut pas le cas. J’étais incapable de faire quoi que se soit hormis me lever, déjeuner, et dormir. J’avais 27 ans ! Je ne vivais plus, je survivais… »

… à la renaissance

Quand, en 2000, pour la première fois les médecins parlent de greffe à René Lavaud, il se doutait qu’il s’agissait du dernier recours. « Au fond de moi, je savais déjà qu’il n’y avait que cela qui pourrait me sauver. Un jour j’avais demandé à mon médecin s’il y pensait. Il m’a répondu simplement “on verra”… » Pour sa part, Cécile Deslandes était depuis six mois sous traitement quand le médecin a évoqué une transplantation. « Personnellement, je n'étais pas préparée », raconte-t-elle. Le travail psychologique fut alors essentiel. « Je n’étais pas prête à faire le deuil de mes propres organes. J’avais toujours l’espoir qu’ils repartent ! Il m’a fallu du temps pour accepter le fait qu’ils ne fonctionneraient plus jamais comme avant, du temps pour accepter de les faire enlever. Sans parler du temps pour accepter l’idée qu’il faudra que quelqu’un décède pour que ma vie soit sauvée... », ajoute-t-elle. Des rencontres avec des psychologues, et surtout, l’échange avec d’anciens greffés vont finir par lui faire admettre cette solution de la dernière chance. Médicalement, un bilan pré-greffe a alors été réalisé, pour vérifier la santé organe par organe. Restait à trouver un greffon le plus compatible possible.
À cette étape de leur parcours, la santé de René et Cécile est si mauvaise qu’ils sont immédiatement inscrits sur la liste d’attente pour recevoir un nouveau bloc cœur-poumon. « J’ai donné mon numéro de portable à l’hôpital, je suis rentré chez moi, sous oxygène, et j’ai attendu », dit René Lavaud. Pour le quinquagénaire, l’attente sera d’un mois et demi. Pour la jeune femme, d’un an. « La veille de l’annonce, précise Cécile, mon état s’était tellement dégradé que je sentais bien que mon corps ne tiendrait plus longtemps. Alors quand l’appel arrive enfin, vous avez du mal à y croire, mais pour moi, c’était vraiment le bon moment ! » Une course contre la montre s’engage alors. « Tout était organisé. Nous savions qui garderait notre fille, les ambulanciers étaient prévenus, car on avait interdit à mon mari de conduire. Le plus dur a été de dire au revoir à mon enfant... », poursuit-elle. De son côté, René Lavaud explique  : « Je me souviens avoir été appelé à 18 heures. À 22 heures, j’étais à l’hôpital, et à 23 heures, sur la table d’opération. » Cécile, elle, a attendu encore une heure en salle d’opération, le temps que le greffon arrive. « Je n’avais qu’une crainte, qu’on arrête tout ! »
Dix heures plus tard, c’est le réveil. « Je respirais normalement,se rappelle René Lavaud avec émotion. On se dit que c’est une vraie renaissance, et on pense bien sûr à celui qui est parti pour nous, qui nous a fait ce cadeau de vie. » Cécile Deslandes se souvient, « dès le lendemain on m'a enlevé le tube qui me permettait de respirer. J’ai eu peur de respirer tout seule, mais en même temps je me disais que je ne voulais plus jamais voir ce tube ! J’ai aussi demandé si on m’avait vraiment greffée ! » Quelques semaines plus tard, le retour à la maison se fait, certes avec un traitement anti-rejet à prendre à vie, mais le regard tourné vers de nouveaux horizons. « J’ai pu prendre ma fille dans mes bras, marcher dehors, monter des marches ! », se réjouit-elle. René Lavaud, lui, est rentré chez lui en voulant reconstruire sa maison. Elle est finalement restée en l’état, mais il a « retourné » son jardin ! « Je travaille comme il y a 20 ans », assure-t-il. « La première année, j’ai quand même fait un début de rejet, j’avais une bronchite et j’ai tardé à aller chez le médecin. Je pensais que ça allait passer tout seul, je me sentais fort ! » Mais pour tous les deux, « c’est une nouvelle vie qui a commencé ». Pour leur entourage aussi, famille et amis ont désormais tous leurs cartes de donneurs d’organes.

Dossier réalisé par Alice Bomboy

Cécile Deslandes et René Lavaud ont reçu un bloc cœur-poumon.
Ⓒ François Guénet/Inserm
René Lavaud. Je travaille comme il y a vingt ans
Ⓒ François Guénet/Inserm