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Med Sci (Paris). 2009 December; 25(12): 1155–1158.
Published online 2009 December 15. doi: 10.1051/medsci/200925121155.

Anticorps bispécifiques : quel avenir ?

André Pèlegrin* and Bruno Robert

Institut de recherche en cancérologie de Montpellier (IRCM), Montpellier, F-34298, France
Inserm U896, Montpellier, F-34298, France
Université Montpellier 1, Montpellier, F-34298, France
CRLC Val d’Aurelle Paul Lamarque, Montpellier, F-34298, France
Corresponding author.
 

Les anticorps monoclonaux (Acm) sont des protéines bivalentes et bifonctionnelles qui se fixent à leurs cibles (virus, bactéries, protéines, cellules, etc.) et qui peuvent générer un contact entre leurs cibles (cellules tumorales, par exemple) et des cellules exprimant les récepteurs des fragments Fc. La génération d’anticorps bispécifiques étend cette capacité de bifonctionnalité : (1) à des cellules n’exprimant pas les récepteurs du Fc, en particulier les cellules T cytotoxiques, très importantes en immunothérapie des cancers ; ces cellules peuvent alors être stimulées et réagir contre des cellules tumorales exprimant des antigènes cibles intrinsèquement « inertes » comme l’antigène carcinoembryonnaire (CEA) ; (2) à d’autres domaines tels que le ciblage en deux temps pour la radio-immunothérapie ou le radio-immunodiagnostic et le cociblage d’antigènes associés aux tumeurs.

Les formats d’anticorps bispécifiques

De nombreux formats ont été développés depuis l’avènement des anticorps bispécifiques en raison des contraintes de qualité et de quantité de ces molécules. Si l’anticorps bispécifique doit être une molécule effi cace, il doit également pouvoir être produit et purifié en quantités suffisantes pour des applications cliniques [ 1] (→).

(→) voir O. Cochet et M. Chartrain, page 1078

La première stratégie pour créer des anticorps bispécifiques a consisté à fusionner les deux hybridomes produisant les Acm correspondant aux deux spécificités visées [ 2]. Cette stratégie représentait un défi technique important puisque l’appariement aléatoire des chaînes lourdes et légères des Acm originaux générait une dizaine d’anticorps différents et que la purification de l’anticorps d’intérêt, qui ne représentait que 10 % des anticorps totaux, était très difficile [1] (→). L’avantage de ces anticorps bispécifiques produits par « quadroma » était la présence de la partie Fc qui en faisait des molécules « trispécifiques » avec des avantages (purification, pharmacocinétique, ADCC ou antibody dependent cellular cytotoxicity) et des inconvénients potentiels [1].

(→) voir A. Beck et al., page 1024

La seconde stratégie, initialement décrite par Glenny [ 3], consistait à lier les deux Fab’ par un lien thioéther, et elle a permis de préparer de nombreux anticorps bispécifiques évalués en préclinique et lors d’études cliniques. Si cette technologie permet de préparer des molécules efficaces avec un degré de pureté compatible avec un usage clinique, les nombreuses étapes de purification et les rendements ne sont pas compatibles avec une activité commerciale.

Depuis de nombreuses années, la production d’anticorps bispécifiques recombinants par ingénierie génétique a été présentée comme la solution à tous les problèmes de production, de formats, d’immunogénicité des anticorps bispécifiques. Cependant, ce n’est que très récemment que ces techniques ont produit les molécules escomptées, entraînant une renaissance du domaine et l’entrée des anticorps bispécifiques recombinants dans l’arsenal clinique [ 46]. Si les formats des constructions envisageables sont théoriquement quasiment illimités, les molécules produites sont limitées par les contraintes des structures tridimensionnelles. Dans ce cadre, il faut mentionner l’intérêt des anticorps de camélidés dont le domaine variable monocaténaire (VHH) est plus facile à manipuler que les scFv bicaténaires (→) [ 7] et celui des tribodies utilisant les régions naturelles de dimérisation des anticorps [ 8]. Récemment, le développement et la production d’anticorps bispécifiques bivalents et trifonctionnels (DVD-Ig) très proches du format des anticorps intacts amplifie les perspectives d’utilisation en clinique des anticorps bispécifiques [ 9].

(→) voir P. Chames et D. Baty, page 1159

Les domaines d’application

Les anticorps bispécifiques anti-cellules tumorales/anti-CD3 sont les premiers à avoir été développés [2]. L’idée est de permettre l’attaque des cellules tumorales par les cellules du système immunitaire les plus compétentes, les cellules T. Le choix du CD3 (→), exprimé par les lymphocytes T, permet à l’anticorps de lier et de stimuler les cellules T indépendamment de leur CMH et de leur spécificité, provoquant une réponse T polyclonale [ 10]. Des anticorps bispécifiques ont également été développés contre les monocytes et les macrophages (CD64 et CD89) et les cellules natural killer (NK) (CD16) [1, 4]. Récemment, une étude clinique a montré l’efficacité d’un anticorps bispécifique recombinant anti-CD19/anti-CD3, constitué de deux scFv (single-chain variable fragment), dans certains lymphomes non hodgkiniens [6]. Les résultats sont impressionnants, notamment par la faiblesse des doses entraînant des réponses partielles ou complètes (0,015 à 0,060 mg/m2). Ces résultats devront être confirmés et il sera intéressant de déterminer si cette stratégie s’avèrera efficace dans les tumeurs solides. Concernant cette stratégie très séduisante qui utilise des anticorps bispécifiques avec un bras agoniste, il ne faut pas négliger la toxicité potentielle.

(→) voir B. Vanhove, page 1121

La radio-immunothérapie utilisant des anticorps directement marqués par différents isotopes radioactifs a fait ses preuves, notamment en oncohématologie. Pour les tumeurs solides, la circulation de l’anticorps radiomarqué engendre souvent une toxicité importante avant qu’une dose efficace ne soit délivrée à la tumeur (→). Le préciblage, ou ciblage en deux temps, est une des stratégies développées pour remédier à ce problème. Dans ce cas, l’étape de localisation de l’anticorps dans la tumeur est séparée de celle de l’injection de la molécule radioactive à visée diagnostique ou thérapeutique. Si le système avidine-biotine a été utilisé dans ce cadre, les anticorps bispécifiques avec un bras antitumeur et un bras antihaptène représentent l’approche la plus originale et la plus prometteuse en raison, notamment, de la stratégie affinity enhancement system (AES). Dans l’AES, l’haptène radiomarqué est bivalent afin de permettre sa fixation simultanée à deux molécules d’anticorps bispécifiques préalablement fixées sur une même cellule tumorale. Cela prolonge le temps de résidence de l’haptène radiomarqué dans la tumeur [ 11]. Le potentiel de l’AES a été démontré dans différentes études cliniques [ 12]. Afin d’augmenter encore l’efficacité de cette technique, la stratégie utilise actuellement des molécules trivalentes (deux bras antitumeur et un bras antihaptène) préparées par la méthode des dock-and-lock en cours d’évaluation préclinique [ 13].

(→) voir J. Barbet et al., page 1039

Plus récemment, des anticorps bispécifiques ciblant deux épitopes différents d’un même antigène [ 14] ou deux antigènes tumoraux ont été développés avec pour objectif l’augmentation de la spécificité du ciblage et de l’efficacité antitumorale. Dans un modèle tumoral exprimant l’antigène carcinoembryonnaire (CEA) et HER2, un anticorps bispécifique anti-CEA/anti-HER2 a montré une meilleure captation tumorale que les fragments F(ab’)2 des anticorps parentaux [ 15]. Un anticorps bispécifique recombinant reliant un scFv anti-HER2 à un scFv anti-HER3 par un lien peptidique de vingt acides aminés a confirmé la nécessité de coexpression des deux antigènes cibles sur une même cellule pour observer une augmentation de la captation tumorale [ 16]. Un anticorps bispécifique anti-EGFR/anti-IGFR (récepteurs de l’epidermal growth factor et de l’insulin growth factor) est capable de bloquer la fixation de ces deux ligands et d’inhiber in vitro et in vivo la prolifération de cellules tumorales avec la même efficacité qu’une association des anticorps parentaux [ 17] (→). Un anticorps bispécifique anti-CD20/anti-CD22 inhibe la prolifération de certaines lignées de lymphomes B plus efficacement que les anticorps parentaux et, a priori, avec un mécanisme d’action différent [ 18].

(→) voir A. Bodmer et al., page 1090

Ces quelques exemples de ciblage de plusieurs antigènes tumoraux à la surface d’une même cellule tumorale montrent tout l’intérêt de cette stratégie qui devrait se développer dans les prochaines années. Le positionnement de ces anticorps bispécifiques vis-à-vis d’associations d’anticorps parentaux qui montrent généralement des propriétés antitumorales très similaires dépendra de la facilité de production de ces différentes molécules.

Éléments de conclusion provisoire

Les anticorps bispécifiques sont des molécules de ciblage originales permettant des stratégies inenvisageables avec les Acm (stimulation de cellules différentes de celles stimulées par les Acm, attaque de cellules tumorales en ciblant plusieurs antigènes tumoraux simultanément, ciblage en deux temps). Ils constituent certainement la prochaine génération de « molécules dérivées des anticorps ». La variété des formats disponibles engendre autant de pharmacocinétiques qu’il faudra étudier et moduler en fonction des objectifs [ 5].

Jusqu’à présent, les difficultés des systèmes de synthèse traditionnels des anticorps bispécifiques (quadroma, synthèse chimique) ont été responsables de leur développement limité. L’ingénierie des anticorps a mis de nombreuses années pour développer des systèmes de synthèse et de production efficaces et adaptés à la clinique (→). La disponibilité de ces méthodes devrait permettre maintenant un développement plus rapide des anticorps bispécifiques tout en résolvant certains problèmes de propriété intellectuelle liés aux méthodes conventionnelles.

Les anticorps bispécifiques ne sont donc pas encore d’un usage clinique quotidien. La définition de leurs fenêtres thérapeutiques viendra des études cliniques en cours. Si l’on se réfère à l’histoire récente des Acm, l’avènement des anticorps bispécifiques pourrait être proche.

(→) voir A. Beck et al., page 1024

Conflit D’Intérêts

Les auteurs déclarent n’avoir aucun conflit d’intérêts concernant les données publiées dans cet article.

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