1. La naissance d’une approche moléculaire de la prise de décisions à risque
Dès 2005, Kuhnen et Knutson ont montré par imagerie cérébrale que la prise de risque met en jeu les circuits dits de récompense, où le
nucleus accumbens
1
(Figure 1) joue un véritable rôle de chef d’orchestre, alors que les décisions raisonnables ou même les comportements timorés proviennent de la région antérieure de l’insula [
1]. Les individus soumis de manière répétitive à des situations de stress où des choix rapides permettent de gagner ou de perdre des sommes considérables acquièrent plus ou moins vite un comportement addictif. Etant soumis à d’énormes décharges locales de dopamine, leur
nucleus accumbens réagit en diminuant les récepteurs à la dopamine d’une manière proportionnée au degré d’addiction
(Figure 1). Ces résultats ont été rapidement confirmés par les travaux du groupe de Damasio [
2].
| Figure 1.
Imagerie cérébrale par PET scan montrant le nucleus accumbens (zone rouge indiquant les récepteurs de la dopamine) chez des individus soumis à un stress de récompense (d’après [9]). Image A : champion de poker de niveau international. Image B : trader normal, c’est-à-dire sorti de l’X, bien noté par ses supérieurs, et prenant régulièrement des vacances. Image C :
trader addictif, ayant économisé un pécule de 1000 RTT, réalisant que sa position est déficitaire de 50 milliards d’euros (patient J. K.). |
2. La convergence de la Science et de la Finance
Une étroite collaboration s’est vite établie entre les neurobiologistes et les banquiers, qui y trouvent leur compte chacun pour des raisons différentes. Les premiers voient dans ce modèle un remarquable moyen d’enrichir leurs connaissances sur l’organisation fonctionnelle du cerveau. Les seconds acquièrent un remarquable moyen de s’enrichir personnellement grâce à un meilleur encadrement de l’activité stressante de leurs
traders. Ceux-ci sont, on le sait, des super-cerveaux
2,, capables d’appréhender en temps réel les tendances de toutes les places boursières de la planète, et de tenter des coups capables de faire engranger par les banques qui les emploient des bénéfices astronomiques, avec à la clé l’appât pour eux-mêmes de recevoir
in fine leur part du butin sous forme de « bonus » et de
stock-options. Cette convergence entre intérêts cognitifs et intérêts lucratifs a fait l’objet d’un passionnant entretien publié dans la revue
Risques
3 [
4] entre deux personnalités de grand renom : un neurobiologiste (Jean-Pierre Changeux) et un économiste (Christian Schmidt).
3. L’affaire J. K. et le drame de la Société Géniale
« Ce matin-là quelqu’un devait avoir calomnié monsieur K car, sans qu’il n’eût rien fait de mal, il fut arrêté ». Les lecteurs auront reconnu le début d’un célèbre roman de Kafka, dont le héros est un certain
Joseph K. [
5]. Telles sont aussi les initiales du jeune
trader, employé de la fameuse banque
Société Géniale, qui défraye la chronique depuis le 24 janvier 2008 pour avoir risqué et perdu au jeu de la bourse plusieurs milliards d’euros (le chiffre exact n’est pas connu avec précision, mais on n’est pas à 10
9 € près) [
6,
7]. Pourtant ici s’arrête la similitude, car, notre J. K. n’est pas dans une situation kafkaïenne : d’une part il sait de quoi on l’accuse, d’autre part, malgré sa mise en examen, il ne risque aucun procès. En effet, une expertise médicale approfondie, étayée sur une exploration utilisant les méthodes les plus récentes de la neurobiologie et de la génétique moléculaire, vient de conclure à son irresponsabilité. Sachant que ses fonctions l’exposaient à un très fort risque d’addiction, les experts l’ont d’abord soumis à une exploration par imagerie cérébrale (
PET scan et résonance magnétique fonctionnelle) qui a montré une extinction complète des récepteurs dopaminergiques au niveau du
nucleus accumbens (
Figure 1, image C), signe pathognomonique de l’addiction sévère [
8]. En outre, informés des travaux du réseau collaboratif qui a permis d’identifier en 2007 le gène de la darwinine [
10], les experts ont fait procéder à une exploration du gène
DAR chez le sujet J. K. Celle-ci a révélé une mutation de type LOF, sur l’un des deux allèles, entraînant une haplo-insuffisance caractéristique du syndrome CFMS
4.
On conçoit dès lors le bien-fondé de la réforme proposée. Le nouveau cursus médical empêchera que pareille mésaventure ne se reproduise, puisque les futurs médecins auront appris à utiliser le CAC (Casque Accumbens en Continu), appareil permettant de dépister par imagerie cérébrale les tendances addictives des individus. Dès à présent la Médecine du Travail envisage de soumettre les élèves en dernière année de l’École Polytechnique à une visite médicale systématique comportant imagerie médicale et exploration du gène DAR, et de les astreindre au port obligatoire du casque CAC lors de leurs stages sur les grandes places boursières. Celles-ci continueront néanmoins à être équipées de pompes à phynance, appareils sanitaires conçus par la Ubu-King Company Inc, et utilisés depuis 1896.
Avec les considérables économies réalisées par les Universités, et les bénéfices énormes que vont engranger les banquiers désormais rassurés sur le comportement de leurs futurs traders
5, on peut être assuré que la Société en Général s’acheminera vers le Bonheur. Car celui-ci fait naturellement partie des préoccupations des économistes (voir l’ouvrage très remarqué de Richard Layard [
11] et sa recension élogieuse dans le très sérieux magazine The Economist [
12]). Désormais, le Bonheur n’est plus dans le pré, il n’est même plus dans la corbeille car NYSE Euronext l’a remplacé, et, pour le trouver… « cours-y vite, cours-y vite, il va filer » [
14].