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Med Sci (Paris). 2007 November; 23(11): 1057–1062.
Published online 2007 November 15. doi: 10.1051/medsci/200723111057.

Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon (1707-1788)
Un homme d’influence au siècle des Lumières

Jean R. David and Yves Carton*

Laboratoire Évolution, Génomes et Spéciation, UPR 9034, CNRS, 91198 Gif-sur-Yvette Cedex, France
Université Paris-Sud 11, 91405 Orsay Cedex, France
Corresponding author.
 

De nombreux qualificatifs peuvent s’appliquer à Georges Louis Leclerc, comte de Buffon. En voici quelques-uns : anthropologue, courtisan, écrivain, géologue, homme d’affaires, maître de forges, manageur, naturaliste, philosophe, vulgarisateur…

Figure incontournable mais un peu oubliée de l’histoire de France et de la littérature française, Buffon fut un peu tout cela. Doué d’une grande capacité de travail, d’une curiosité insatiable, Buffon est surtout connu actuellement pour ses ouvrages sur l’histoire naturelle des animaux.

Biographie

Buffon est né à Montbard (Côte d’Or) le 7 septembre 1707 dans une famille bourgeoise. Le père, Benjamin François Leclerc, est procureur du Roi au grenier à sel puis conseiller au Parlement de Bourgogne. Buffon fait à Dijon ses études secondaires chez les jésuites, puis obtient sa Licence de Droit à l’Université en 1726. Attiré par les Sciences le jeune Georges Louis Leclerc quitte Dijon pour Angers où il suit les cours de médecine. Il s’intéresse aux mathématiques, effectue plusieurs voyages dans le sud de la France, en Suisse et en Italie, avec deux amis anglais. Il acquerra ainsi une parfaite maîtrise de la langue anglaise et traduira en 1739 le livre de Newton, La méthode des fluxions et des suites infinis. Il s’installe à Paris en juillet 1732 chez G.F. Boulduc, apothicaire du Roi et membre de l’Académie royale des sciences. Il achètera à Montbard la terre de Buffon mais ne deviendra Comte de Buffon que lorsque Louis XV l’érigera en comté en 1772 (Figure 1). Il tire le meilleur profit de ses terres : en particulier, il répond à une demande du Secrétaire de la maison du Roi, le comte de Maurepas, en charge de la Marine et ministre de tutelle de l’Académie Royale. Celui-ci avait sollicité dès 1731 l’Académie pour qu’elle développe des recherches sur le bois de construction des navires. Buffon saisit l’occasion pour utiliser les forêts qu’il possède et s’attirer les bonnes grâces du Ministre. En 1733, il présente à l’Académie, un mémoire de mathématiques très remarqué, ce qui lui vaut d’y être élu l’année suivante comme Adjoint dans la classe de mécanique. L’année 1739 est une année faste. En mars, il est, à sa demande, transféré dans la classe de botanique pour y être élu Associé. Le 26 juillet de la même année, il est nommé Intendant du Jardin du Roi et chargé du Cabinet d’histoire naturelle, fonction qu’il occupera jusqu’à sa mort. Le 25 août 1753, suprême consécration, il est reçu à l’Académie française. Buffon ne rompra cependant pas avec sa terre natale, reviendra chaque année à Montbard pour y rédiger son œuvre sur l’histoire naturelle, y mènera des études diverses, sur la sylviculture en particulier, et aussi des activités industrielles. Il meurt le 16 avril 1788, et ses funérailles seront grandioses.

Le Jardin du Roi et le Cabinet d’histoire naturelle

Devenu à 32 ans Intendant du Jardin du Roi, Buffon bénéficie d’une fonction stable et bien rémunérée. Il acquiert ainsi un grand pouvoir et il y fera toute sa vie preuve de ses talents d’organisateur et de gestionnaire. C’est un espace de liberté pour la recherche et l’enseignement, Buffon, à qui revient le choix des professeurs chargés des enseignements au jardin du Roi, le fera toujours avec un grand discernement. Buffon n’interviendra jamais dans l’activité d’enseignement des professeurs du Jardin du Roi et plusieurs d’entre eux entreront à l’Académie royale des sciences.

En 1745, Buffon confie la gestion du Cabinet d’histoire naturelle à son ami Daubenton (1716-1800), médecin à Montbard. Il se préoccupe sans cesse d’accroître les collections et d’améliorer leur présentation au public. Jardin du Roi et Cabinet d’histoire naturelle occupent en Europe une place privilégiée. Les rois de divers pays correspondent directement avec Buffon et enrichissent les collections. Buffon est élu membre de nombreuses académies étrangères. Il occupe en France une position sociale de premier plan et est anobli par Louis XV en juillet 1772. Mais il ne s’attache ni aux honneurs ni aux mondanités ; il passe près de la moitié de son temps dans ses propriétés de Bourgogne, s’y livre à diverses expériences et écrit son œuvre majeure l’Histoire Naturelle (Figure 2). Ses rapports avec les intellectuels du siècle des Lumières sont souvent distants et même franchement mauvais vers la fin de sa carrière. Il participe de moins en moins aux séances de l’Académie des Sciences et de l’Académie française.

L’Histoire naturelle et la biodiversité

Dès 1735, Buffon a élaboré une démarche scientifique qui lui est propre. Il prend parti contre les principes de Descartes, c’est-à-dire le raisonnement comme moyen de connaissance et conseille plutôt l’expérience comme méthode scientifique : « le seul moyen de connaître est celui des expériences raisonnées et suivies… les seuls livres capables d’augmenter les connaissances scientifiques sont des recueils ainsi voués à la description des faits observés et expérimentés » (1735, S. Hales, Statique des végétaux et l’analyse de l’air, préface et traduction de Buffon).

À partir de 1749, Buffon va publier les 36 volumes de son œuvre monumentale intitulée Histoire Naturelle générale et particulière avec la description du Cabinet de Roi. Sa démarche reste identique : « la seule et vraie science est la connaissance des faits » (1749, Histoire Naturelle, vol. 1, p. 4), Ce sont ces livres, maintes fois remaniés et réédités, qui sont aujourd’hui connus du public contemporain. Telle qu’elle a été réalisée, l’œuvre est cependant restée incomplète par rapport au souhait de son auteur : il y manque les poissons, les reptiles, les animaux invertébrés et la botanique tout entière. Buffon dès 1735 s’est fait aider, mais il a lui-même réécrit ou révisé tous les textes, laissant partout sa marque de façon évidente. Certains de ses textes ont connu un grand succès littéraire : on peut citer en particulier celui sur le cheval. Pour chaque espèce, Buffon s’intéresse à beaucoup d’aspects complémentaires de sa biologie et la description « doit comprendre leur génération, le temps de la prégnation, celui de l’accouchement, le nombre des petits, les soins des pères et des mères, leur espèce d’éducation, leur instinct, les lieux de leur habitation, leur nourriture, la manière dont ils se la procurent, leurs mœurs, leurs ruses, leur chasse, ensuite les services qu’ils peuvent nous rendre. » (1749, Histoire Naturelle, vol. 1, p. 30).

Cependant, étant créationniste, Buffon ne reconnaissait que les espèces et rejetait les efforts de classification qui établissent des liens entre les espèces vivantes, en particulier ceux de son contemporain Linné (1707-1778). Un autre aspect regrettable des études de Buffon est son intérêt, quasi exclusif, pour les animaux de grande taille. N’a-t-il pas écrit : « une mouche ne doit pas tenir dans la tête plus de place qu’elle n’en tient dans la nature ». Sans doute, cette affirmation reflétait-elle, dans une certaine mesure, ses disputes avec Réaumur (1683-1757), académicien et entomologiste. Il faudra attendre près d’un siècle pour qu’un autre entomologiste et, comme Buffon, remarquable écrivain, J.H. Fabre (1823-1915), popularise et fasse aimer les insectes. Fabre a été souvent qualifié de « Homère des Insectes » et Buffon pourrait être considéré comme le « Homère des Vertébrés ».

L’histoire de la Terre

Dans le premier tome de l’Histoire Naturelle, Buffon traite en premier lieu de la « Théorie de la terre ». Bien plus tard, en 1778, il reprendra certains problèmes géologiques dans les Époques de la nature, décrivant l’histoire de la terre en 7 périodes où il développe des vues peu conformes à la Genèse et l’Ancien Testament. Cela lui vaut des attaques virulentes de la faculté de Théologie de l’Université de Paris, attaques qu’il sait désamorcer par une rétractation formelle : « Quand la Sorbonne m’a fait des chicanes, je n’ai fait aucune difficulté de lui donner toutes les satisfactions qu’elle a pu désirer : ce n’est qu’un persiflage, mais les hommes sont assez sots pour s’en contenter » (propos rapportés par Hérault de Sechelles, en 1785). Se détachant totalement du récit de la Genèse qui, rappelons-le, donne une ancienneté de 6 000 ans à notre planète, Buffon ose pour la première fois, proposer par écrit 75 000 ans pour l’âge de la Terre et dans ses manuscrits, il avait même mentionné trois millions d’années. Il est d’autre part un tenant des causes actuelles (actualisme) préférées aux « révolutions » que prônera plus tard Cuvier (1769-1832) avec sa théorie des catastrophes : « le grand ouvrier de la nature est le temps : et comme il marche toujours d’un pas égal, uniforme et réglé, il ne fait rien par sauts : mais par degrés, par nuances, par succession, il fait tout » (1756, Histoire naturelle, vol. 6, p. 60). Ces vues scientifiques sont de nos jours insuffisamment reconnues alors qu’elles sont, à beaucoup d’égards, prémonitoires.

Dans le volume 14 de l’Histoire Naturelle, traitant de la dégénération des animaux (1766, p. 373), Buffon fera cette remarque à propos des faunes africaines et américaines, suggérant une dérive des continents : « il est plus raisonnable de penser qu’autrefois les deux continents étaient contigus ou continus, et que les espèces qui s’étaient cantonnées dans ces contrées du nouveau monde, parce qu’elles en avaient trouvé la terre et le ciel plus convenables à leur nature, y furent renfermées et séparées des autres par l’irruption des mers lorsqu’elles divisèrent l’Afrique et l’Amérique ».

L’évolution biologique

De très nombreux auteurs, considérant les idées de Buffon sur la succession des époques géologiques et les descriptions d’animaux qui pour nous sont apparentés, ont voulu voir en lui un précurseur de la théorie de l’Évolution, théorie qui sera développée plus tard par Lamarck (1744-1829) dans sa Philosophie Zoologique (1809). Buffon a côtoyé Lamarck, alors au début de sa carrière, et il lui confiera pendant quelque temps la charge de précepteur de « Buffonet », son fils. L’évolution des organismes constitue un problème très complexe et il faut reconnaître qu’au cours de sa longue vie scientifique, les idées de Buffon ont évolué. En particulier il a accordé au facteur temps une importance de plus en plus grande.

Buffon est probablement le premier à avoir donné une définition biologique de l’espèce, telle qu’elle subsiste de nos jours : « On doit regarder comme la même espèce celle qui, au moyen de la copulation, se perpétue et conserve la similitude de cette espèce, et comme des espèces différentes celles qui, par les mêmes moyens, ne peuvent rien produire ensemble » (1749, Histoire naturelle, vol. 2, pp. 10-11). Par ailleurs, comme Darwin, il a considéré que les races d’animaux domestiques étaient apparentées et s’étaient progressivement diversifiées. Buffon cependant a été et est demeuré un créationniste. Les espèces avaient été créées par Dieu et les variations observées étaient dues plutôt à une dégénérescence de la race qu’à des adaptations spécifiques. Toutefois on peut noter qu’il est frappé par « la sauvage mêlée des vivants » et par la « puissance multiplicatrice de la nature qui répand les germes par milliers pour un qui réussit », notions qui seront d’une grande importance pour Darwin.

Buffon s’est beaucoup intéressé à l’homme ; il a décrit les nombreuses races humaines et a été, dans une certaine mesure, un fondateur de l’anthropologie : « Tout concourt donc à prouver que le genre humain n’est pas composé d’espèces essentiellement différentes entre elles, qu’au contraire il n’y a eu originairement qu’une seule espèce d’hommes, qui s’étant multipliée et répandue sur toute la surface de la Terre, a subi différents changements sous l’influence du climat, par la différence de nourriture… » (1749, Histoire Naturelle, vol. 2, variétés dans l’espèce humaine, p. 215). En d’autres termes, Dieu avait crée l’homme « à son image », c’est-à-dire proche de la perfection et beaucoup de races étaient dues à une régression à partir du type idéal.

Les descriptions anatomiques très précises qui sont faites des différentes espèces ont servi de base à beaucoup d’études ultérieures. Elles ont révélé clairement de nombreuses homologies d’espèces, en particulier au niveau de leur squelette (Figures 3 et 4). Dans l’article sur l’âne (1753, Histoire naturelle, vol. 4, p. 380), Buffon écrit : « prenez le squelette de l’homme, inclinez les os du bassin, raccourcissez les os des cuisses des jambes et des bras, allongez ceux des pieds et des mains, soudez ensemble les phalanges,… ce squelette cessera de représenter la dépouille d’un homme et ce sera le squelette d’un cheval ». Plus les espèces décrites sont nombreuses, plus les homologies se révèlent. Cette conclusion est remarquablement soulignée par Diderot (1753, De l’interprétation de la Nature, p. 46) : « Ne croirait-on pas volontiers qu’il n’y ait jamais eu qu’un premier animal, prototype de tous les animaux, dont la nature n’a fait qu’allonger, raccourcir, transformer, multiplier, oblitérer certains organes ? ». Il y a dans les travaux de Buffon beaucoup d’éléments qui serviront de base à la théorie du transformisme. Mais il faudra attendre Lamarck pour que cette théorie soit clairement formalisée.

Conclusions

Dans son œuvre magistrale, Buffon a non seulement fait preuve d’une extrême curiosité vis-à-vis de la nature, mais il y a exercé avec grand succès ses talents d’observation et d’analyse. Il a eu dans des domaines très divers un rôle de précurseur, avec parfois des idées prémonitoires. On peut ainsi mentionner l’âge de la terre, la succession des époques, une possible dérive des continents, une définition très moderne de l’espèce biologique, l’anatomie comparée, l’identification des homologies entre organes d’espèces différentes, la possibilité de passer d’une forme à une autre par simple déformation du squelette. Cette dernière observation, largement développée au début du XXe siècle par d’Arcy Thompson (1860-1948), sert de base à une discipline actuellement en plein essor, la géométrie morphologique. Toutes ces observations, discussions et réflexions ont servi de point de départ et de référence pour les successeurs de Buffon. Dans la société européenne du XVIIIe siècle, l’Histoire Naturelle mainte fois rééditée, a fait connaître et aimer les animaux, et a largement contribué à l’éducation du public.

Un autre rôle très important de Buffon a été le développement remarquablement efficace du Jardin du Roi et du Cabinet d’histoire naturelle. Après la révolution, c’est le 10 juin 1793, dans l’indifférence générale, que la Convention a voté la réorganisation du Jardin Royal et du Cabinet d’histoire naturelle et la création du Muséum National d’Histoire Naturelle, dont les professeurs comme Lamarck, Cuvier et Geoffroy Saint Hilaire occuperont une place de tout premier plan dans la science européenne et l’évolution des idées. Buffon reste l’homme sans qui le Muséum actuel n’aurait pas le rayonnement que l’on sait.

Comme nous avons essayé de le montrer ici, Buffon a été le plus grand naturaliste français du XVIIIe siècle. Son œuvre a certainement marqué la pensée de ses successeurs, mais l’importance scientifique de Buffon a été, après sa mort, un peu oublié au profit de l’écrivain, de l’éditeur, du philosophe. Cet oubli doit être réparé, l’influence de Buffon sur la biologie moderne mérite d’être analysée à nouveau et réhabilitée. Cette action concerne toute la communauté des biologistes français, en particulier le Muséum National d’Histoire Naturelle mais aussi Montbard, sa ville natale où Buffon a si longtemps vécu et travaillé

References
  • Laissus Y. 2007. Buffon, la nature en majesté. Paris : Gallimard, 128 p.
  • Mazliak P. La biologie au siècle des lumières. Comment l’Histoire Naturelle est devenue biologie. Paris : Vuibert, 472 p.
  • Roger J. 2006. Buffon. Paris : Fayard, 646 p.