Le virus de l’immunodéficience humaine de type 1 (VIH-1) cause le syndrome de l’immunodéficience acquise (SIDA), une pandémie qui a déjà tué 25 millions de personnes et en a infecté 40 millions dans le monde. Malgré les succès remportés dans le traitement du SIDA avec les agents utilisés actuellement en clinique (inhibiteurs d’enzymes du virus comme la protéase ou la transcriptase inverse, inhibiteurs de l’entrée du virus), l’émergence grandissante de variants viraux résistants à ces agents limite leur utilisation [ 1, 2]. Il faut donc trouver de nouvelles cibles parmi les étapes qui conduisent à la réplication du virus. Le changement du cadre de lecture en -1 ou décalage de phase en -1 (frameshift ribosomique en -1) est un recodage, c’est-à-dire une anomalie de la traduction des ARN messagers en protéines, qui est utilisée par de nombreux virus pour produire les enzymes nécessaires à leur réplication. Le VIH-1 est l’un des exemples les plus connus de virus utilisant ce recodage. Un décalage de phase en -1 est en effet requis pour synthétiser Gag-Pol, le précurseur des enzymes du VIH-1, c’est-à-dire la protéase, la transcriptase inverse et l’intégrase, lors de la traduction de l’un des ARN messagers du virus [ 3, 4]. La traduction du même ARN suivant les règles classiques conduit à la synthèse de Gag, le précurseur des protéines structurales du virus qui sont la matrice, la nucléocapside, la capside et la protéine p6. Seul un petit nombre de ribosomes effectuent le décalage de phase, et l’utilisation de cette stratégie permet d’obtenir une quantité de Gag-Pol par rapport à Gag qui répond aux besoins du virus. L’équipe de Telenti et la nôtre ont montré qu’une faible diminution (environ de deux fois) de l’efficacité du décalage de phase suffit pour handicaper sévèrement la réplication du VIH-1 [ 5, 6]. Le décalage de phase en -1 du VIH-1 constitue donc une cible de choix pour de nouveaux composés anti-viraux.
Le décalage de phase en -1 se produit au sein d’une séquence, dite glissante, d’un ARN messager viral. Il s’agit d’un heptanucléotide de type X XXY YYZ (où X peut être A, G, U ou C, Y est A ou U, et Z est A, U ou C et où les espaces indiquent les codons dans le cadre de lecture initial). La description traditionnelle du décalage de phase peut se résumer comme suit : tout se passe comme si, lorsqu’un ribosome effectuant la traduction atteint la séquence glissante, l’ARN de transfert occupant le site ribosomique A (c’est-à-dire l’aminoacyl-ARNt qui apporte un acide aminé pour allonger la chaîne protéique en croissance) et l’ARN de transfert occupant le site ribosomique P (c’est-à-dire le peptidyl-ARNt chargé de cette chaîne protéique) pouvaient se désapparier de l’ARN messager, à la suite d’une rupture des interactions entre les codons du messager et les anticodons des ARN de transfert. Les deux ARN de transfert pourraient ensuite se déplacer en direction 5’ et se réapparier au messager dans le cadre de lecture -1 par rapport au cadre de lecture initial. La séquence glissante est telle qu’elle permet ce réappariement, en tenant compte de la flexibilité des appariements mettant en jeu la troisième base des codons. La séquence glissante est suivie d’un motif structural particulier qui agit comme signal stimulateur du décalage de phase. Ce motif est le plus souvent un pseudo-nœud, c’est-à-dire une structure complexe où la boucle d’une tige-boucle participe à la formation d’une seconde tige, en s’appariant à une région complémentaire en aval du messager. La présence d’une telle structure augmente la probabilité qu’un décalage de phase se produise. Le mécanisme d’action des signaux stimulateurs de décalage de phase en -1 demeure encore peu connu. L’analyse de la structure de pseudo-nœuds stimulant le décalage de phase en -1 chez divers virus [ 7– 11] a montré que des interactions spécifiques entre les boucles et les hélices de ces pseudo-nœuds stabilisent ces structures. Cette stabilisation forcerait le ribosome à s’arrêter car, bien qu’il possède une activité hélicase lui permettant en général de dérouler des structures comme des tiges-boucles et des pseudo-nœuds [ 12], il aurait de la difficulté à dérouler un pseudo-nœud stabilisé. Le messager qui est soumis à deux tendances contradictoires, la tendance du ribosome à le dérouler pour continuer sa progression et la résistance opposée par le pseudo-nœud stabilisé, subirait une tension qui peut être relâchée lorsqu’il glisse en direction 3’ [ 13]. Le décalage de phase serait donc en réalité un glissement du messager en direction 3’ et non un déplacement des ARN de transfert (Figure 1).
Pour le VIH-1, le signal stimulateur du décalage de phase avait été défini comme une tige de 11 paires de bases, coiffée d’une tétraboucle, localisée à une courte distance en aval d’une séquence glissante (Figure 2A). Il avait été établi que la présence de ce signal, dénommé signal classique, augmentait d’environ dix fois l’efficacité du décalage de phase par rapport à la situation observée lorsque seule la séquence glissante est présente [ 14, 15]. En 2002, notre équipe et celle de Jonathan Dinman et Tariq Rana ont montré que le signal stimulateur du VIH-1 était plus complexe et que la séquence en aval de la tige-boucle classique participait au phénomène du décalage de phase, augmentant son efficacité d’un facteur deux. Toutefois, les deux équipes ont proposé des structures différentes pour ce signal. L’équipe de Dinman et Rana a proposé que le signal stimulateur est un pseudo-nœud stabilisé par une hélice triple formée par une interaction entre la tige classique et une portion de l’ARN messager viral [ 16] (Figure 2B), tandis que nous avons proposé que ce signal stimulateur est une tige-boucle allongée où une boucle asymétrique de trois purines sépare la portion supérieure, la tige-boucle classique, de la portion inférieure, une courte hélice de sept paires de bases [ 17] (Figure 2C). Récemment, le groupe de Samuel Butcher et celui de Dominique Fourmy ont caractérisé indépendamment la structure du signal stimulateur du VIH-1 par résonance magnétique nucléaire (RMN) [ 18, 19] et ont établi que cette structure est une tige-boucle allongée (Figure 2D), en accord avec nos résultats. L’analyse par RMN a par ailleurs permis une caractérisation approfondie du signal, montrant notamment que les tiges inférieure et supérieure ne sont pas coaxiales mais présentent un angle de 60° entre elles. Un tel angle, en imposant une orientation précise entre les deux portions hélicoïdales du signal stimulateur, pourrait favoriser une interaction spécifique avec un autre partenaire.
Quelles informations pouvons-nous obtenir à partir de la caractérisation de la structure du signal stimulateur du décalage de phase en -1 du VIH-1 ? Ce signal stimulateur, même s’il est plus complexe que la courte tige-boucle définie auparavant, ne devrait pas présenter un obstacle important au cheminement du ribosome et semble facile à dérouler. Pour expliquer qu’un tel signal puisse favoriser un décalage de phase, nous pouvons proposer que ce signal lie spécifiquement un facteur protéique en trans qui le stabilise et qui s’oppose à l’activité hélicase du ribosome (Figure 3A). Ce facteur trans hypothétique pourrait interagir avec la portion supérieure du signal, la région qui joue un rôle prépondérant dans la stimulation du décalage de phase. L’orientation de la tige supérieure imposée par la portion inférieure du signal contribuerait à favoriser l’interaction avec le facteur trans. Une autre explication pour le fonctionnement du signal stimulateur du VIH-1 serait qu’il interagisse exclusivement avec le ribosome (Figure 3B). Cette interaction engagerait la portion supérieure du signal et contribuerait à stabiliser cette structure. Le rôle de la tige inférieure serait de promouvoir une interaction adéquate entre le ribosome et la tige supérieure en orientant favorablement cette dernière. Les deux modèles présentés sont toutefois spéculatifs et la compréhension du mécanisme de décalage de phase en -1 et du rôle du signal stimulateur du VIH-1 exige davantage de travaux.
L’obtention de la structure à haute résolution du signal stimulateur du VIH-1 permet maintenant la conception rationnelle de médicaments antiviraux. Ces médicaments pourraient être de petites molécules, comme, par exemple, de courts peptides, qui, en se liant au signal stimulateur, l’empêcheraient d’interagir soit avec le ribosome soit avec le facteur protéique dont nous avons suggéré l’existence. Le signal stimulateur serait alors incapable de provoquer le décalage de phase et, donc, la synthèse des enzymes du virus. Le virus ne pourrait plus se répliquer.