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Med Sci (Paris). 2004 February; 20(2): 244–247.
Published online 2004 February 15. doi: 10.1051/medsci/2004202244.

La recherche avec bénéfice individuel direct existe-t-elle ?

Francois Lemaire*

Service de reanimation médicale, Hôpital Henri-Mondor, 51, avenue du Maréchal de Lattre de Tassigny, 94010 Créteil, France
Corresponding author.
 

Bien que la distinction des recherches avec et sans bénéfice ait, depuis l’origine de la loi, été critiquée à de multiples reprises par les investigateurs, les organismes de recherche et les promoteurs, une controverse est apparue sur la nécessité et la légitimité de l’évolution vers l’évaluation du rapport bénéfice/risque [ 1].

À l’origine, la recherche médicale était perçue comme indissociable de l’activité de soin. Cette conception n’était certes pas incluse dans le code de Nuremberg, qui précise en revanche que la recherche doit « fournir des résultats importants pour le bien de la société », ce qui s’inscrit bien dans la morale utilitariste de l’immédiat après-guerre. Mais une distinction fondamentale a été introduite vingt ans plus tard, dans la déclaration d’Helsinki, entre « la recherche médicale dont le but est essentiellement diagnostique ou thérapeutique pour le patient » et la recherche dont l’objet « est purement scientifique et sans valeur diagnostique ou thérapeutique pour la personne qui y est soumise ». À cette date, le médecin ne concevait la recherche que thérapeutique, essentiellement d’ailleurs médicamenteuse, incluse dans le soin, dont elle n’était à l’évidence qu’une modalité. Ainsi, le code français de déontologie médicale, jusqu’en 1995, date de sa dernière édition, précisait dans son article 19 que « l’emploi sur un malade d’une thérapeutique nouvelle ne peut être envisagé qu’après les études biologiques adéquates, sous une surveillance stricte et seulement si cette thérapeutique peut présenter pour la personne un intérêt direct ».

Cette différence conceptuelle entre recherche thérapeutique et recherche non thérapeutique n’a cependant jamais été transposée en termes opérationnels dans les textes qui réglementent la recherche clinique aussi bien aux États-Unis que dans la plupart des pays européens. Les International ethical guidelines for biomedical research involving human subjects publiées par l’OMS-CIOMS (Council for international organizations of medical sciences) en 1982 et 1993 n’opposent pas plus recherches thérapeutique et non thérapeutique. En revanche, cette distinction a été exprimée avec force en France dans le rapport Braibant [ 2], qui opposait les essais « à but thérapeutique […] justifiant seuls la violation du principe de l’impossibilité de porter atteinte au corps humain », et les essais sans justification thérapeutique, telles les recherches cognitives, dont « les sujets ne retirent aucun bénéfice personnel ». La loi Huriet-Sérusclat a ensuite repris cette distinction, en définissant des « essais avec et sans bénéfice individuel direct »1. Toute son architecture est d’ailleurs façonnée par l’opposition entre ces deux types de recherche, alors que la directive européenne devrait s’en tenir au concept de l’évaluation de la balance bénéfice/risque. La version la plus récente de la déclaration d’Helsinki, votée à Édimbourg en 2000, vient d’abandonner la distinction entre les recherches thérapeutiques et non thérapeutiques (contre laquelle n’avait cessé de lutter R. Levine, l’un des rédacteurs du rapport Belmont [ 3]), sapant ainsi le fondement sur lequel s’était établie à cet égard la loi Huriet-Sérusclat.

Le maintien de la distinction des recherches ABID et SBID dans notre législation apparaît ainsi largement comme une (autre) exception culturelle française qui, si elle reflète le consensus médical français des années 1980, est aujourd’hui située en marge du courant de pensée international et de la volonté affichée d’harmonisation européenne.

Recherche avec bénéfice individuel direct

La question posée est en fait très simple : la finalité de la recherche médicale est-elle de (mieux) soigner le malade que l’on veut inclure dans un essai ? La réponse est à l’évidence négative : la finalité de la recherche n’a en effet rien à voir avec le soin individuel d’un patient donné, elle est d’augmenter la connaissance et de contribuer ainsi à l’amélioration de la condition des autres malades atteints de la même affection. Le rapport Belmont [3] a sans doute été le premier grand texte a séparer totalement le soin de la recherche : « For the most part, the term “practice” refers to interventions that are designed solely to enhance the well-being of an individual patient or client and that have a reasonable expectation of success… By contrast, the term “research” designates an activity designed to test an hypothesis, permit conclusions to be drawn, and thereby to develop or contribute to generalizable knowledge ». Si l’impératif éthique d’un médecin « soignant » est d’individualiser le plus possible le traitement de « son » patient, le devoir du médecin « investigateur » est, au contraire, d’inclure ce patient dans un protocole, et de rendre le groupe de patients (la cohorte) le plus homogène possible. La randomisation, la pratique du wash-out (interruption du traitement pris par le malade avant le début de l’essai), l’extrême rigidité de certains protocoles et les effectifs considérables qu’ils nécessitent de rassembler montrent bien la dissolution du dialogue singulier entre le patient et son médecin au cours de la recherche. Dans les grands essais multicentriques randomisés, d’ailleurs, ce n’est pas le médecin « attentif » qui inclut et surveille le déroulement de la recherche, mais de plus en plus souvent un assistant ou un technicien de recherche clinique. Cette séparation des rôles, plus transparente et éthique, est également un gage de performance. L’impératif éthique du chercheur est d’obtenir des données fiables, cohérentes et susceptibles d’aboutir à une conclusion claire. Son engagement vis-à-vis du malade inclus dans le protocole est, en même temps que de lui garantir la sécurité, d’assurer que les données que celui-ci aura contribué à produire seront utilisées et publiées. La loi Huriet ne dit d’ailleurs pas autre chose (article L. 1121-2) : « Aucune recherche ne peut être effectuée […] si elle ne vise à étendre la connaissance scientifique de l’être humain et les moyens susceptibles d’améliorer sa condition ».

La légitimité de la recherche sur l’être humain ne se fonde pas sur le bénéfice que le sujet s’y prêtant pourrait en tirer, mais au contraire sur l’incertitude que l’essai va s’efforcer de lever. B. Freedman, dans les années 1980, a qualifié de clinical equipoise, « équivalence clinique », cette incertitude de la communauté scientifique, à un moment donné, sur l’efficacité d’un traitement ou d’un concept médical, fondant alors la nécessité de la recherche indépendamment des convictions personnelles des médecins investigateurs [ 4].

Il est aisé de démontrer le caractère illusoire, sinon trompeur, du concept de bénéfice individuel de la recherche : quel est le bénéfice de la recherche lorsqu’un patient est tiré dans un groupe placebo, ce qui survient tout de même habituellement pour la moitié d’entre eux ? Comment concilier la notion de bénéfice direct avec les complications, parfois mortelles, de certains essais, une circonstance qui n’est pas totalement exceptionnelle ? La liste est longue des essais ayant abouti à une surmortalité dans le bras « nouveau traitement » [ 5, 6]. Le « bénéfice d’inclusion » [ 7], incontestable dans certains essais, n’est cependant pas garanti : au cœur de la controverse qui fait rage aux États-Unis aujourd’hui sur le caractère éthique des essais de l’ARDS (acute respiratory distress syndrome) [ 8], figure cette donnée extrêmement dérangeante que les patients du groupe contrôle de l’un des essais ont eu une mortalité supérieure à celle des patients qui auraient pu être inclus, mais ne l’ont pas été [ 9]. La confusion entre soin et recherche est parfois telle que des patients inclus dans un essai, lorsqu’ils sont interrogés, ne savent pas clairement qu’il s’agit de recherche et non de soin. L’ambiguïté de certains formulaires de consentement soumis à la signature des patients ou de leur famille, qu’elle soit ou non voulue, n’aide sans doute pas à cette prise de conscience. Cette confusion, enfin, masque le conflit d’intérêt latent du médecin-chercheur : alors que, comme soignant, il n’a d’autre impératif que le bien de son malade (la « bienveillance » du serment d’Hippocrate), il obéit comme chercheur à d’autres obligations ou motivations, certaines recherches (analyses biochimiques ou génétiques, biopsie…) pouvant n’être justifiées que par le protocole, et non par le traitement. Plus grave, la motivation du chercheur n’est plus, en tout cas plus exclusivement, d’aider son patient : si la littérature nord-américaine a récemment insisté sur les avantages financiers que les médecins peuvent retirer de leur activité de chercheur [ 10], les sommes mises en jeu en Europe sont probablement moindres. Mais le besoin de publier pour réussir une carrière (publish or perish) n’est pas différent de ce côté de l’Atlantique [ 11].

La confusion entre le soin et la recherche, que la loi contribue ainsi à maintenir en France, exonère le médecin-chercheur d’une partie de ses devoirs envers son malade, notamment ceux concernant l’information et le consentement. Ce qui est en jeu ici, c’est le caractère véritablement éclairé du consentement qui est demandé au malade : si le conflit d’intérêt ne peut être supprimé, il vaut mieux qu’il soit reconnu plutôt que dissimulé, afin que le consentement du patient apparaisse comme véritablement éclairé. De plus, l’assimilation du soin à la recherche risque de priver le patient des garanties que la loi a mises en place spécifiquement dans le domaine de la recherche.

Recherche sans bénéfice individuel direct

La recherche sans bénéfice direct (SBID), privée ainsi de l’alibi de la nécessité thérapeutique, s’en trouve par contrecoup tenue en haute suspicion, voire rapidement diabolisée.

Tout d’abord, la législation sur la recherche SBID est largement inadaptée. Elle n’avait été abordée dans la loi Huriet que sous l’angle du volontaire sain se prêtant aux essais médicamenteux de phase I (voir chapitre IV de la loi, articles 1124-1 à 1124-7) ; or ces essais représentent potentiellement une recherche à risque. Ainsi, l’encadrement rigoureux que la loi, puis la réglementation (fichier national, période d’exclusion, régime particulier de responsabilité, obligation d’assurance…) ont légitimement mis en place pour cette recherche bien spécifique ne sont pas adaptés à d’autres types de recherche SBID, telle la recherche institutionnelle cognitive sur des malades déjà hospitalisés ou la recherche épidémiologique ou génétique. Il est heureux que la loi de mars 2002 ait mis fin à la plus absurde de ces dispositions, l’autorisation administrative des lieux spécifiques à la recherche SBID.

La recherche SBID et sans risque, par exemple celle qui ne nécessite qu’une simple prise de sang (constitution de bases d’ADN en génétique, par exemple), voire l’utilisation de « fonds de tubes », se trouve par ailleurs fortement dissuadée par la lourdeur de la procédure réglementaire en vigueur aujourd’hui. Elle est aussi très difficile à mettre en œuvre, voire rendue impossible en l’absence de consentement. On retrouve ici le corollaire, négatif, de la survalorisation de la notion de bénéfice individuel direct. Juristes et législateurs français ont, depuis 1988, régulièrement dénoncé comme scandaleuse la recherche SBID sans consentement : « Puisque la loi cherche à protéger la liberté d’accepter ou non une recherche, on aurait pu croire qu’elle interdirait toute recherche lorsque […] l’altération des facultés mentales empêche l’expression d’un choix véritable » écrit ainsi Dominique Thouvenin [ 12]. Mais peut-on si facilement interdire la recherche physiopathologique dans des affections aussi graves que la maladie d’Alzheimer (→) ou le choc septique, recherche indispensable avant toute proposition thérapeutique ? Le poids grandissant des associations de patients permet d’en douter.

(→) m/s 2003, n°10, p.1016

En pratique

Établir la distinction entre recherches avec et sans bénéfice individuel direct s’est révélé en pratique un exercice particulièrement difficile. Le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) notait en 1998 que : « La loi française restreint la recherche en situation d’urgence à des protocoles dont il est attendu un “bénéfice direct et majeur” pour la santé du malade. Cette précision serait pleinement rassurante si la distinction opérée par la loi Huriet entre “recherche avec bénéfice individuel direct” et “recherche sans bénéfice individuel direct” était claire. Cette distinction est source de perplexités depuis que la loi existe, entre autres dans les délibérations des CCPPRB. Elle a été contestée au niveau international… [ 13] ».

En pratique, de nombreux Comités consultatifs de protection des personnes dans la recherche biomédicale (CCPPRB) acceptent la qualification ABID dès que le projet est thérapeutique, même s’il n’y a pas de bénéfice individuel clairement identifiable ; plus inquiétant, de nombreux chercheurs tentent de qualifier leur recherche comme « avec » bénéfice pour échapper aux contraintes de la loi, quand ils ne décident pas qu’il s’agit de soin ou de diagnostic courants ; en outre, de nombreux protocoles comportent de plus en plus souvent des composantes avec et sans BID (par exemple, une étude de pharmacogénomique au cours d’un essai thérapeutique), posant le problème de la filière dans laquelle ils devraient être rangés. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les comités anglo-saxons avaient depuis longtemps reçu mission d’étudier isolément la balance bénéfice/risque de chaque partie de ces protocoles.

En fait, établir la distinction entre les deux catégories de recherche (ABID/SBID) pour qualifier un projet s’est révélé à l’usage source de manipulation par les investigateurs et de conflit entre les différentes instances, à l’origine fréquente d’une requalification de ces projets par l’Agence française de Sécurité sanitaire des Produits de Santé (AFSSAPS) ou la Direction générale de la Santé (DGS) ; ce point est relevé par de nombreuses personnalités auditionnées par le sénateur Huriet, qui recommande dans un rapport au Sénat d’avril 2001 une clarification dans ce domaine.

Conclusions

L’adaptation de la directive européenne « recherche clinique » au droit français procure l’occasion de réaliser un « toilettage » de la loi Huriet devenu au demeurant indispensable en raison de l’évolution de la médecine et de la recherche depuis quinze ans.

Le remplacement de la distinction des recherches « avec » et « sans » bénéfice par l’évaluation du rapport risque/bénéfice devrait mettre la législation française en harmonie avec les normes internationales. Il n’est bien entendu pas question de nier que certaines recherches puissent apporter un bénéfice à certains patients. Mais il n’existe pas de catégorie spéciale de la recherche médicale conférant automatiquement un bénéfice individuel direct. L’adoption de l’évaluation de la balance bénéfice/risque, outre le fait qu’elle est familière aux médecins, permettra le passage de la notion autoabsolvante du supposé bénéfice de la recherche médicale à une culture du risque, plus contraignante. Loin d’affaiblir la nécessaire protection des malades organisée par la loi, cette évolution ne peut que la renforcer [ 14]. C’est d’ailleurs l’option prise par le Parlement dans le projet de loi qu’il a voté en première lecture en octobre 2003.

 
Footnotes
1 Voir l’historique de la loi Huriet dans l’article de Nicolas Léchopier : L’émergence de normes pour la recherche biomédicale. À l’origine de la loi Huriet (1975-1988), à paraître dans m/s n° 3, vol. 20, mars 2004.
References
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3.
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