Nagayo Sensai (1838-1902) pourrait être appelé le père de l’hygiène. On lui doit en particulier la traduction du concept par le terme Eisei et un travail monumental à la tête du Bureau d’Hygiène qu’il contribua à créer en 1875 et dirigea jusqu’en 1892 [7, 13].
Né dans une famille de médecins de rang modeste, il manifeste très précocement un vif intérêt pour la médecine. Malgré les réticences de sa famille très attachée à la tradition chinoise, il s’oriente vers les études dites hollandaises et étudie en particulier auprès de Pompe et Ogata Kôan. Il s’intéresse à la médecine préventive en participant activement à la mise en place d’un système de vaccination contre la variole dans son village avant Meiji. Lors de l’avènement de Meiji, il se voit confier la mission de réformer l’enseignement de la médecine. En 1871, il effectue un voyage en Europe et aux États-Unis dans le cadre de la mission dite Iwakura. Iwakura Tomomi, ministre de l’intérieur, organisa en effet un grand voyage d’étude à l’étranger dont le but était d’observer les usages en matière de science, d’enseignement, de politique et de culture [13]. Le rôle de Nagayo fut d’observer les différents modes d’organisation de l’enseignement médical en Occident. Nagayo visite en particulier les États-Unis et a l’occasion d’étudier sur place les hôpitaux et les infrastructures. Il comprend très vite que les termes anglais de public health ou allemand de Gesundheitspflege recouvrent une réalité qui dépasse de loin le cadre de la santé individuelle. Nous citons ici le récit qu’il donne dans ses mémoires [13] de cette prise de conscience : « Lorsqu’au cours de mes visites en Angleterre et aux États-Unis, je me renseignais sur le système de soins, j’entendais un nombre incalculable de fois les termes de sanitary, public health ou Gesunheitspflege. Je pensais alors que ces termes devaient être compris dans leur sens premier, mais en avançant dans mes recherches et à force de poser des questions, je compris qu’il s’agissait d’un appareil administratif particulier dont le but était d’assurer la protection de la santé dans son ensemble. Cet appareil trouve ses bases dans la médecine et doit intégrer les données de la physique, la chimie, les statistiques et la météorologie pour mettre toutes ces sciences au service de l’administration. Cet appareil doit traiter tous les facteurs importants ou non susceptibles de menacer la vie humaine et s’occupe aussi bien de la prévention des maladies infectieuses que des questions de pauvreté ou de salubrité des sols, de l’alimentation en eau et de leur drainage ou encore de la construction des rues ou de la réglementation des produits pharmaceutiques, colorants ou des produits alimentaires ».
Nagayo concevait ainsi un projet ambitieux qui visait à instaurer un contrôle de l’État sur tout ce qui pouvait menacer la vie humaine. Il souhaitait créer un organisme monumental qui, transposé à notre époque, couvrirait l’activité de plusieurs ministères. La base d’un tel organisme devait être la médecine. Toutefois, de son propre aveu, le concept restait difficilement compréhensible pour l’époque et lui-même ne savait pas très bien comment mener à bien un tel projet. Pour lui, l’action des médecins devait être relayée par celle de la police et d’un appareil administratif, mais le rôle relatif des différents éléments restait à définir. Nagayo était conscient du caractère révolutionnaire de ce concept et évoque dans ses mémoires les difficultés qu’il eut à convaincre le peuple, l’administration et même les médecins [13].
Pour bien marquer la spécificité du nouveau concept, il renonça à traduire les termes anglais ou allemands et eut recours à un composé chinois Eisei [7, 13,
14]. Ce terme était déjà utilisé dans les écrits taoistes. Il était souvent employé avec le sens de Yôjô dans les traités d’hygiène individuelle du XIVe siècle. Le terme faisait chez Nagayo l’objet d’une totale réinterprétation et se référait à la notion de policer la vie, celle de police, de garde et de surveillance et traduisait l’idée d’intervention d’une autorité dans la santé des individus, par opposition au terme Yôjô qui exprime la notion de cultiver ou soigner la vie et fait plutôt référence à des pratiques personnelles d’entretien du corps. En sous-entendant la mise en place d’un appareil de surveillance extérieure, le terme Eisei, dans sa nouvelle acception, sortait du domaine réservé des taoistes et l’hygiène ainsi définie devait pénétrer tous les domaines de la vie quotidienne. Il s’agissait, au moyen d’un appareil d’État, d’être en mesure de tout voir, de tout mesurer et de prévoir tous les risques. Désormais, rien ne devait plus être laissé au hasard. Nagayo va jusqu’à comparer l’hygiène à une religion comme le montre l’extrait suivant du discours qu’il prononça lors de l’inauguration de la Société d’Hygiène en 1883 sur laquelle nous reviendrons : « Les méthodes pour maintenir la santé publique relèvent pour une grande part des règlements gouvernementaux. Mais l’essence de l’hygiène consiste à faire reculer la maladie et prolonger la vie et relève donc de l’estime de soi. Il s’agit donc d’une religion née de la médecine et de la physiologie… L’incapacité de suivre les règles de la santé publique est une forme d’autodestruction et une telle attitude est comparable à celle de quelqu’un qui mettrait le feu à sa propre maison, ce que la société ne peut admettre » [
15].
Nagayo insiste ainsi sur la nécessité conjointe d’un appareil de contrôle d’État et d’un effort éducatif des masses. La notion d’un contrôle de l’État sur la santé des individus s’appuie sur le concept de police sanitaire introduit en Allemagne et en Autriche à l’époque des lumières [1, 5]. Dans sa forme la plus systématique chez Franck, la vie sociale et économique doit être placée au service de l’État. Le contrôle de la santé de l’individu a pour but de garantir l’éducation d’un citoyen utile, productif et quantifiable. Les individus étaient ainsi les composants d’un État dont la santé dépendait de la leur. L’hôpital devenait un instrument central de surveillance. Pour Michel Foucault [
16], cette idée de surveillance se trouve au centre des réformes des systèmes de santé avec institution d’une surveillance policière qui ont lieu en Europe au temps des lumières et qui se sont poursuivies durant plusieurs siècles. Le concept de police sanitaire a joué un rôle important dans la pensée des dirigeants de Meiji qui avaient pour ambition de créer un État fort et centralisé inspiré de l’Allemagne de Bismarck. Nagayo ne fondait cependant pas toute son argumentation sur la répression et le contrôle. Il insistait beaucoup sur la nécessité d’éduquer et d’informer inlassablement. Avec un zèle missionnaire, il multiplia, tout au long de sa carrière, conférences et publications [14]. Il n’excluait pas pour autant d’imposer les règles hygiéniques quand elles n’étaient pas respectées et admettait que l’on puisse limiter les droits des individus dans l’intérêt de la collectivité. Ce modèle de police sanitaire allait encore s’accentuer dans la pensée de Gotô Shinpei (1857-1929).
Gotô Shinpei allait succéder en 1892 à Nagayo à la tête du bureau d’hygiène. Né en 1857 à Mizuzawa au foyer d’un guerrier de rang modeste du Tôhoku (région encore défavorisée du nord du Japon), il s’intéresse très précocement à la médecine [
18]. En 1878, âgé à peine de 21 ans, il exerce les fonctions de médecin chef de l’hôpital d’Aichi et met en place avec succès une police sanitaire pour la ville de Nagoya. Il joue aussi un rôle important dans la mise en place de quarantaines durant les épidémies de choléra. La qualité de son travail lui vaut d’être remarqué par Nagayo et il intègre le bureau d’hygiène. Une de ses premières missions consiste à publier une enquête sur les conditions sanitaires dans les préfectures de Niigata, Nagano et Gunma. En 1887, il publie Kokkaeiseigenri (Principes d’une hygiène d’État) où il expose de façon systématique ses conceptions en matière d’hygiène publique. Entre 1890 et 1893, il obtient une bourse pour effectuer sa thèse de doctorat dans le laboratoire de Pettenkoffer à Münich, intitulée : « Vergleichende Darstellung der Medizinischen Polizei und Medizinalverwaltung in Japan und anderen Staaten » (Présentation comparée des polices sanitaires et de l’administration médicale au Japon et dans d’autres États). Gotô compare les administrations sanitaires du Japon et des pays européens mais le concept de police sanitaire ne résume pas toute sa pensée [
17]. Il reprend à son compte les visions organiques de l’État comme organisme vivant et s’inspire du darwinisme social qui trouve un écho important auprès des dirigeants et des universitaires de Meiji.
Selon Gotô, l’évolution des individus, comme celle des États, est régie par les principes de la sélection naturelle qui s’appliquent aux êtres vivants. Les individus sont ainsi les composants d’un organisme vivant. L’État, qui est la forme la plus achevée du vivant, doit être placé au-dessus des individus. À la différence des autres espèces, l’homme ne dispose à l’échelon individuel que de faibles capacités d’adaptation et ses énergies doivent être canalisées au niveau de l’État dont il est une molécule (bunshi) selon la terminologie employée par Gotô [18]. C’est l’hygiène qui garantit la santé de l’État et il est permis de limiter les libertés individuelles. Gotô accorde une place importante à la police sanitaire et s’inspire du modèle centralisé de l’Allemagne de Bismarck. Néanmoins, il se préoccupe aussi de la pauvreté et de la santé des ouvriers, conscient de l’impossibilité d’imposer durablement des règles d’hygiène à une population en majorité pauvre. Il propose en particulier, au lendemain de la guerre sino-japonaise de 1895, d’affecter une partie des réparations payées par la Chine vaincue, à la création d’un fond d’assistance aux pauvres et d’un système d’assurance maladie, selon le modèle développé par Bismarck en 1883. Malheureusement, ses projets resteront lettre morte et seule une infime partie des indemnités sera affectée à des mesures d’aide, plus de la moitié étant investie dans des dépenses militaires qui représentent 40 % du budget de l’État [10]. Un embryon de législation d’assurance maladie ne verra le jour qu’en 1927 [10] ! Si Gotô s’inspirait du modèle allemand, il accordait également une place importante à la création d’organismes sanitaires autonomes au niveau des collectivités locales empruntés au mouvement sanitaire anglais de Chadwick avec le Public Health Act en 1848 et le Sanitary Act en 1866 [2, 3, 7]. Ces actes avaient pour but la création d’un réseau régional d’hygiène reposant en partie sur le volontarisme. Ainsi, Gotô emprunte simultanément aux modèles allemand et anglais et ne néglige pas le rôle des administrations locales [18].
Ces deux exemples illustrent la même diversité d’approches de la santé publique qu’en Occident. Ces différentes conceptions se reflétent dans les institutions de santé publique mises en place par le gouvernement de Meiji.
À suivre…