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Med Sci (Paris). 2002 December; 18(12): 1282–1286.
Published online 2002 December 15. doi: 10.1051/medsci/200218121282.

Le réovirus de mammifères : un virus « orphelin » contre les cancers humains

Guy Lemay*

Département de microbiologie et d’immunologie, Université de Montréal, CP 6128, succursale Centre-ville, Montréal, Québec, H3C 3J7 Canada
 

Le premier exemple d’utilisation thérapeutique des virus est celui des vecteurs viraux en thérapie génique. Plus récemment, il a été proposé que des virus pourraient aussi être utilisés contre certains cancers [1,2]. Les interactions complexes entre un virus et sa cellule hôte déterminent si celle-ci est détruite ou non lors du cycle de réplication d’un virus donné. Étant donné les nombreuses voies de régulation cellulaire empruntées par les virus pour se répliquer, il n’est guère surprenant que le statut de cellule transformée s’accompagne de modifications - blocage ou facilitation - de la réplication virale. Dans le cas d’une facilitation, l’activité oncolytique du virus pourrait s’avérer une voie thérapeutique potentielle contre certains cancers.

Parmi les virus proposés comme des agents « oncolytiques » éventuels, on trouve différentes formes manipulées génétiquement d’adénovirus, d’herpèsvirus et de rétrovirus ainsi que, plus récemment, le virus de la stomatite vésiculaire et le réovirus de mammifères. Bien que ce dernier n’ait été qu’assez récemment l’objet d’études en ce sens, les progrès visant à son utilisation éventuelle en clinique ont été rapides. L’exemple du réovirus illustre également les principes guidant le développement de l’utilisation de virus en tant qu’agents anticancéreux.

Les réovirus de mammifères

L’acronyme de réovirus (respiratory enteric orphan virus) a été proposé par Sabin en 1959 pour désigner un groupe de virus largement répandus mais ne pouvant être clairement associés à une pathologie (pour revue, voir [3, 4]). Ces virus ont été isolés chez des individus présentant des symptômes respiratoires ou entériques très modestes. Chez l’adulte, il est peu probable que les réovirus de mammifères soient pathogènes. L’inoculation intra-nasale de virus, réalisée dans les années 1960 chez des volontaires, a seulement provoqué l’apparition dans quelques cas de légers symptômes au niveau des voies aériennes supérieures [5]. En outre, plus de 70 % des adultes dans les pays industrialisés possèdent des anticorps contre les réovirus, ce qui suggère que l’exposition à ces virus n’entraîne que peu ou pas de conséquences pour la santé. Une association entre la présence de ces virus et l’atrésie biliaire chez l’enfant a toutefois été proposée, mais demeure controversée [6].

Les réovirus sont des virus sans enveloppe et possédant une double capside protéique. Leur pénétration dans les cellules s’effectue par endocytose suivie d’une digestion partielle de la capside externe par des enzymes lysosomiales (Figure 1). Cette élimination de certaines protéines de la capside externe permet la traversée de la membrane de l’endosome par le virus. Un autre mécanisme d’entrée du virus dans la cellule, sans doute prépondérant dans les conditions naturelles d’infection, repose sur la digestion protéolytique de la capside externe par des enzymes présentes au sein du tractus intestinal, digestion qui permettrait une pénétration trans-membranaire directe du virus. Des résultats obtenus par notre équipe ont également révélé que la protéolyse de la capside externe peut démasquer une activité « mucinolytique » du virus, ce qui pourrait faciliter l’infection virale des surfaces épithéliales muqueuses recouvertes d’une épaisse couche de mucine [7].

Le génome du réovirus consiste en dix segments d’ARN bicaténaire transcrits par des enzymes virales au sein de la capside interne du virus, et codant pour onze protéines. La réplication du génome viral s’effectue par synthèse du brin négatif à partir du brin d’ARN positif, pour former un ARN bicaténaire. Le cycle réplicatif des réovirus s’achève généralement par la lyse cellulaire, entraînant le relargage de particules virales. In vitro, le spectre d’hôte des réovirus de mammifères semble très large. De multiples lignées cellulaires d’origine animale (humaine, simienne, murine, canine, etc.) permettent en effet la réplication virale [8]. L’origine tissulaire des cellules sensibles (fibroblastes, cellules épithéliales, neurones…) est également très large.

Cependant, il avait été suggéré, et ce voilà déjà plus de vingt ans, que les réovirus de mammifères se répliquaient in vitro de manière préférentielle dans les cellules transformées [9, 10]. En dépit de l’intérêt de ces premières observations, ce n’est que récemment que cette propriété a été explorée de façon plus approfondie, notamment par le groupe de Patrick Lee (Calgary, Canada). In vitro, la réplication préférentielle des réovirus dans les cellules transformées semble dépendre d’une activation de voies de signalisation dépendantes de l’oncogène Ras [11,12]. Le lien entre l’activation de Ras et la réplication virale se fait via un contrôle de la traduction par la protéine kinase cellulaire dépendante de l’ARN bicaténaire (PKR).

La protéine PKR : contrôle traductionnel et oncogenèse

La PKR est l’une des protéines induites par l’interféron (pour revue, voir [13]), et elle joue un rôle important dans l’activité antivirale de cette cytokine, y compris vis-à-vis des réovirus [14, 15]. L’activation de la PKR est dépendante de la formation d’homodimères actifs de l’enzyme grâce à sa liaison avec de l’ARN bicaténaire, ou à des structures bicaténaires formées par le repliement de molécules d’ARN monocaténaires (Figure 2). La PKR activée peut alors s’autophosphoryler, par réaction intermoléculaire au sein du dimère, puis phosphoryler divers substrats cellulaires. Le plus important est sans doute le facteur d’initiation de la traduction eIF-2α dont l’activité est alors inhibée, ce qui bloque la synthèse protéique. Pour des raisons qui ne sont pas encore clarifiées, la traduction des ARN messagers viraux est souvent inhibée de façon préférentielle à la suite de cette phosphorylation de elF-2α. L’importance de la PKR dans le contrôle de la réplication virale est également mise en évidence par le fait que de multiples virus non apparentés ont acquis des mécanismes s’opposant à l’effet de cette kinase [16].

Outre son activité antivirale, la PKR pourrait aussi agir en tant qu’anti-oncogène. Il a en effet été démontré que son inhibition, par l’expression d’un mutant dominant négatif, entraîne la transformation de fibroblastes NIH-3T3 en culture, un même phénotype pouvant être obtenu par l’expression d’un mutant non phosphorylable de son substrat eIF-2α.

Transformation cellulaire et infection par les réovirus

Les fibroblastes NIH-3T3 sont normalement résistants à l’infection par les réovirus. En effet, même si le virus a la capacité de pénétrer dans la cellule, la transcription des ARN viraux provoque la phosphorylation et l’activation de la PKR, bloquant ainsi la synthèse des protéines virales. En revanche, l’activation de la PKR est bloquée si les cellules sont transformées par l’expression de Harvey-Ras, une forme constitutivement active, liée au GTP, de la protéine Ras (Figure 3). Ce phénomène d’inhibition de la PKR par Ras était déjà connu, mais le mécanisme impliqué demeure encore obscur [17, 18]. Dans les cellules transformées et infectées par le réovirus, l’inhibition de la PKR est associée à une importante synthèse des protéines virales, entraînant la lyse des cellules. Cette sensibilité des cellules à l’infection virale n’est pas due à la transformation cellulaire elle-même, mais à l’activation de la voie de signalisation de Ras. Les cellules transformées par certains autres oncogènes tels que Myc demeurent en effet résistantes ; elles deviennent en revanche sensibles si la voie Ras est activée de façon indirecte par stimulation du récepteur de l’EGF (epidermal growth factor) ou par l’expression de l’oncogène Erb-B, une forme tronquée et constitutivement active de ce récepteur [11]. Compte tenu de la complexité des voies de signalisation intracellulaire reliées à Ras [19], on peut supposer que d’autres facteurs impliqués dans cette voie pourraient aussi affecter la réplication virale.

L’effet in vivo de l’infection virale sur la croissance tumorale a ensuite été étudié dans différents modèles murins de tumorigenèse [20]. L’injection locale de réovirus entraîne la régression des tumeurs développées après transplantation, chez la souris NIH, de cellules NIH-T3 transformées. Des résultats semblables ont été obtenus avec des tumeurs développées à partir de cellules de lignées tumorales humaines implantées chez des souris immunodéficientes (souris nude).

Une limite possible à l’utilisation thérapeutique des réovirus pourrait être la réponse immune de l’hôte, soit lors d’une infection primaire, soit en cas d’immunité préalable contre le virus, qui concerne une majorité de la population humaine déjà exposée aux réovirus. Cependant, les études effectuées sur des souris syngéniques immuno-compétentes montrent que l’injection de virus dans des tumeurs développées à partir de fibroblastes transformés par Ras provoque la régression de ces tumeurs. Une régression tumorale est également observée si les souris ont été pré-immunisées contre le réovirus.

Des expériences d’immunolocalisation ont clairement établi que la régression tumorale est liée à la synthèse abondante de protéines virales au sein des cellules cancéreuses infectées, entraînant leur destruction. L’activation, directe ou indirecte (par exemple via l’activation de Erb-B) de Ras était observée dans plus de 60 % des tumeurs humaines. Cela permet d’envisager que de nombreux cancers puissent être sensibles à l’effet cytolytique des réovirus. Cette hypothèse est renforcée par les études réalisées chez la souris qui montrent que des tumeurs développées à partir de cellules de gliomes, de lymphomes, de cancers de l’ovaire, du sein, de la vessie, du côlon ou de la prostate, sont effectivement sensibles au virus [2, 2024].

Si, jusqu’à présent, l’effet antitumoral des réovirus a été surtout examiné après injection locale au sein des tumeurs, des résultats récents montrent que ces virus sont également efficaces s’ils sont administrés par voie systémique, ce qui serait un atout important pour éliminer les métastases situées dans des sites anatomiques éloignés de la tumeur primaire [24, 25].

Il reste à établir si une thérapie reposant sur l’utilisation de réovirus répondrait à tous les critères de sécurité requis pour une utilisation en clinique humaine. L’utilisation de réovirus sous le nom de Reolysin® fait l’objet d’un premier essai clinique de phase I (http://www. oncolyticsbiotech.com/) dans lequel dix-huit patients ne répondant pas aux traitements anticancéreux classiques ont reçu, par injection intra-tumorale, des doses variables de virus. Aucun effet secondaire n’a été observé, confirmant le faible pouvoir pathogène du virus chez l’adulte. En outre, les résultats préliminaires montrent une diminution du volume tumoral chez plus de la moitié de ces patients.

Conclusions

Ces premiers résultats cliniques encourageants devront être confirmés ; des études de phase II sont d’ailleurs actuellement en cours. Il paraît également important de mieux comprendre les mécanismes de l’effet de la PKR sur la réplication virale ainsi que les mécanismes d’inhibition de la PKR par Ras ou par d’autres facteurs cellulaires. Des études portant sur l’effet du virus sur l’apoptose et le cycle cellulaire devraient aussi permettre de mieux comprendre les processus de mort cellulaire déclenchés par l’infection virale et, ainsi, contribuer à optimiser l’utilisation des réovirus en tant qu’agent oncolytique [26].

Les virus pourraient-ils devenir une composante essentielle de l’arsenal thérapeutique disponible pour le traitement de cancers? Si beaucoup de travail demeure nécessaire, il est probable que certains virus, notamment les réovirus, rejoindront éventuellement, et de façon complémentaire, les approches chirurgicale, pharmacologique et immunologique en oncologie humaine.

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