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Med Sci (Paris). 2002 June; 18(6-7): 647.
Published online 2002 June 15. doi: 10.1051/medsci/20021867647.

(Anti-)Finalisme

Lucrèce De Natura Rerum*

Corresponding author.
*Lucrèce. De Natura Rerum, 1er siècle avant notre ère. Traduction H. Clouard. Paris : Garnier-Flammarion. (Choix des extraits : Jean-Claude Ameisen)
 

En mémoire de Stephen Jay Gould

Le principe qui nous servira de point de départ, c’est que rien ne peut être engendré de rien par l’effet d’une puissance divine. Le temps lui-même n’a pas d’existence en tant que tel. Ce sont les choses et leur écoulement qui rendent sensibles le passé, le présent, l’avenir. Enfin, si la nature créatrice des choses n’avait coutume en détruisant les êtres de les réduire à leurs particules infimes, elle ne pourrait se servir des débris pour former de nouveaux corps. La mort en détruisant les corps n’anéantit pas leurs éléments ; elle se borne à dissoudre leurs unions, puis à en combiner d’autres.

Il importe donc de considérer, non seulement la nature des éléments, mais encore leurs mélanges ; les positions respectives qu’ils prennent, leurs mouvements réciproques. Les mêmes, en effet, qui forment le ciel, la mer, les terres, les fleuves, le soleil, forment aussi les moissons, les arbres, les êtres vivants : mais les mélanges, l’ordre des combinaisons, les mouvements, voilà ce qui diffère. Réfléchis : dans nos vers mêmes tu vois nombre de lettres communes à nombre de mots, et cependant ces vers, ces mots, estce qu’ils ne sont pas différents par le sens et par le son ? Tel est le pouvoir des lettres quand seulement l’ordre en est changé ! Mais les principes du monde apportent incomparablement plus d’éléments à la création des êtres et à leur variété infinie.

Combien d’autres questions nous aurions à examiner si nous voulions aller au fond du sujet ! Il existe un grave vice de pensée, une erreur qu’il faut absolument éviter. Le pouvoir des yeux ne nous a pas été donné, comme nous pourrions croire, pour nous permettre de voir au loin, de même que les bras n’ont pas été attachés à de solides épaules, les mains ne sont pas de dociles servantes à nos côtés, pour que nous en fassions usage dans les besoins de la vie. Toute explication de ce genre est à contresens et prend le contre-pied de la vérité. Rien en effet ne s’est formé dans le corps pour notre usage, mais ce qui s’est formé, on en use. Aucune faculté de voir n’exista avant la constitution des yeux, aucune parole avant la création de la langue : c’est au contraire la langue qui a précédé de beaucoup la parole, et les oreilles ont existé bien avant l’audition des sons. Tous nos organes existaient, à mon sens, avant qu’on en fît usage, ce n’est donc pas en vue de nos besoins qu’ils ont été créés.

Car ce n’est certes point par réflexion, ni sous l’empire d’une pensée intelligente, que les atomes ont su occuper leur place ; ils n’ont pas concerté entre eux leurs mouvements. Mais comme ils sont innombrables et mus de mille manières, soumis pendant l’éternité à des impulsions étrangères, et qu’emportés par leur propre poids ils s’abordent et s’unissent de toutes façons pour faire incessamment l’essai de tout ce que peuvent engendrer leurs combinaisons, il est arrivé qu’après avoir erré durant des siècles, tenté unions et mouvements à l’infini, ils ont abouti enfin aux soudaines formations massives d’où tirèrent leur origine ces grands aspects de la vie : la terre, la mer, le ciel, les espèces vivantes.

Titus Lucretius Carus (vers 98-55 av. J.-C.).

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