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Med Sci (Paris). 2003 May; 19(5): 515–516.
Published online 2003 May 15. doi: 10.1051/medsci/2003195515.

Neurosciences : progrès et perspectives

Dominique Aunis1

1Président de la Société des Neurosciences, Inserm U.575, 5, rue Blaise- Pascal, 67084 Strasbourg Cedex, France

MeSH keywords: France, Humains, Espérance de vie, Maladies du système nerveux, Neurosciences, Sociétés savantes

 

Le rendez-vous des neurosciences françaises a lieu tous les deux ans lors du colloque de la Société des Neurosciences. Cette année, Yves Agid et moi-même sommes heureux que la revue médecine/sciences ait accepté de scander cet événement en consacrant un numéro à ce champ thématique. Notre objectif est de rendre accessible au plus grand nombre les acquisitions les plus récentes dans des domaines particuliers. Les articles publiés dans ce numéro de médecine/sciences illustrent des aspects de la neurobiologie moléculaire et cellulaire (T. Galvez et J.P. Pin, p. 559), du développement du système nerveux (A. Ghysen et C. Dambly- Chaudière; T. Claudepierre et F. Pfrieger, p. 575 et 601), des mécanismes centraux de la douleur (R. Dallel et al., p. 567), de la neuropsychologie (M. Jeannerod, p. 621), des troubles affectifs (V. Daugé, p. 607), des neurosciences cognitives (D. Boussaoud, p. 583) et de la génétique corrélée aux maladies neurologiques (J.C. Liévens et S. Birman; O. Corti et A. Brice, p. 593 et 613). Les neurosciences représentent un domaine scientifique extrêmement vaste. Le terme « neurosciences » est apparu au début des années 1970 lorsque des scientifiques nord-américains ont décidé de rassembler en une seule société biologistes moléculaires et cellulaires, physiologistes, cliniciens et autres s’intéressant au système nerveux. La Society for Neuroscience était ainsi créée, et son premier congrès eut lieu en 1971. Depuis, d’autres sociétés nationales ont vu le jour, dont la Société des Neurosciences, française, en 1988. Ce regroupement avait pour objectif de concentrer les efforts de recherche sur l’étude du cerveau en développant les échanges - en termes d’outils, d’idées, de techniques et de réflexions, entre experts de disciplines diverses et souvent éloignées telles que la biologie, l’électrophysiologie, la neurologie, la psychiatrie… Il s’agissait de focaliser la recherche, donnant ainsi au mot « pluridisciplinarité » sa pleine valeur. Cette stratégie s’est concrétisée par des avancées spectaculaires dans de nombreux domaines. En particulier, il a semblé impératif que la composante biomédicale soit soutenue en impliquant les données fondamentales.

J’ai commencé mon métier de chercheur à la faculté de médecine de Strasbourg en cette fameuse année 1970, étudiant les enzymes de synthèse des neurotransmetteurs aminergiques, champ scientifique qui valut cette même année le Prix Nobel à Julius Axelrod, Ulf von Euler et Bernard Katz. Biochimiste de formation, j’ai néanmoins toujours perçu les neurosciences comme un vaste champ dans lequel on ne pouvait dissocier les aspects les plus moléculaires des composantes les plus intégrées, ces dernières incluant évidemment les neurosciences cliniques. Cette conception, qui paraît aujourd’hui évidente, a été encore illustrée récemment par un atelier de formation de l’Inserm consacré aux méthodes d’analyse en neuropsychologie. Plusieurs cas de malades, victimes d’un accident vasculaire cérébral ou atteints de dégénérescence du tissu cérébral ont été décrits. Un patient ayant une lésion du corps calleux après un accident vasculaire cérébral présentait ainsi, après récupération, une déconnexion hémisphérique: la main droite contrecarrait l’ensemble des actions engendrées par la main gauche; dans une autre séquence, un malade atteint d’une démence à corps de Lewy présentait un syndrome de Capgras, prenant des personnes proches pour des imposteurs, des sosies ou des espions, et agissant comme un étranger à leur encontre. Outre leur aspect pathétique, ces deux exemples abordent un terrain philosophique : l’intégrité de la conscience humaine associée à l’intégrité du cerveau et de son fonctionnement. Le développement spectaculaire de l’imagerie médicale au cours des dix dernières années a permis de pénétrer l’intimité du cerveau sans l’abîmer, et de mettre en lumière les cheminements et les modalités de mise en oeuvre de la pensée, du langage, des actions… Cette même technique a permis de révéler des dysfonctionnements, certains dus à des défauts de développement du système nerveux, d’autres à des altérations liées à l’âge: ce progrès a une valeur heuristique, voire diagnostique, mais d’autres avancées doivent s’accomplir pour prévenir et guérir.

En fait, c’est un ensemble de progrès qui a été réalisé dans presque tous les domaines, psychologie, neurosciences cognitives, biologie moléculaire, génétique, neuropharmacologie… Ainsi, appréhendons-nous depuis peu l’importance de la génétique et le rôle des facteurs environnementaux; cependant, et bien que le séquençage du génome humain ait été réalisé, le nombre de 30000 gènes potentiels rapporté au nombre de protéines, qui est trois à quatre fois plus élevé pour faire fonctionner la machine humaine suggère que les mécanismes de la génétique elle-même, ainsi que la protéomique, seront à l’avenir l’objet de découvertes. Cette même génétique ouvre la voie à des avancées insoupçonnées en neuropharmacologie: de nouvelles molécules seront créées à partir des données génétiques de chaque être humain, avec pour impact l’accès au bien-être [ 1]. Sans relâche, nous mettons en oeuvre des techniques médicales de plus en plus élaborées afin d’agir sur la prolongation de la vie. Nous développons l’intelligence artificielle, et les robots pseudo-humains permettront peut-être un jour d’approcher la conscience humaine. Ces nouvelles, et abondantes, connaissances acquises ces vingt dernières années ont des répercussions fondamentales sur notre vision du cerveau humain, et donc de l’être humain lui-même et de sa place dans l’univers: la perception présente, et encore incomplète, de notre cerveau, qui nous apparaît dans sa complexité comme une machine à la fois chimique et architecturée dans une logique non encore décryptée, s’est modifiée prodigieusement. À mon avis, il manque cruellement de prises de position des scientifiques à l’égard du grand public pour en faire valoir toute la splendeur, et surtout les interrogations.

Alors que, en Europe, 50 % des enfants du XVIIIe siècle mouraient avant d’atteindre l’âge de 15 ans, plus de 83 % de la population avait de grandes chances de vivre jusqu’à 65 ans à la fin du xxe siècle, ce chiffre passant à 28 % pour l’âge de 85 ans [ 2]. Cet allongement de l’existence provient de meilleures conditions de vie, de l’amélioration du suivi et des soins médicaux, les sociétés occidentales consacrant un effort gigantesque à la santé et considérant que toute maladie vaincue est une victoire, et la prolongation de l’existence une avancée. Cet allongement de la durée de vie peut vraisemblablement encore progresser, bien que les généticiens voient dans le dérèglement des gènes avec l’âge une étape inexorable conduisant à la mort. En gérontologie, le cerveau prend une place toute particulière, dans la mesure où la qualité de vie dépend de l’intégrité de son fonctionnement. Or, l’allongement de la durée de vie de l’être humain contemporain est malheureusement en inadéquation avec la détérioration du système nerveux, qui apparaît naturellement trop précocement. Les dégénérescences du système nerveux liées à l’âge concernent de plus en plus d’êtres humains, ce qui interpelle l’ensemble des neurobiologistes.

Outre l’impact des résultats récents des neurosciences sur la compréhension de l’être biologique qu’est l’homme et sur sa spiritualité, certains de leurs aspects ont des conséquences plus quotidiennes et cruciales, puisqu’ils sont à même de bouleverser les sociétés humaines et leur fonctionnement [2]. Ils démontrent également que si de nouveaux progrès restent à accomplir, leurs retombées doivent associer les neuroscientifiques à une réflexion très large sur leur impact.

References
1.
Fukuyama F. La fin de l’homme, les conséquences de la révolution biotechnique. Paris: La Table Ronde, 2002.
2.
Kirkwood T. Time of our lives: why ageing is neither inevitable nor necessary. Londres: Phoenix, 1999.