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Published online 2003 November 15. doi: 10.1051/medsci/200319111128.

Les cyclostatines bactériennes ou comment les bactéries manipulent le cycle cellulaire eucaryote

Jean De Rycke1* and Bernard Ducommun2

1Laboratoire Inra de Pathologie Infectieuse et Immunologie, BP 1 37380 Nouzilly, France
2LBCMCP-Cnrs UMR5088, Université Paul Sabatier, Institut d’Exploration Fonctionnelle des Génomes, IFR109, 118, route de Narbonne, 31077 Toulouse, France
Corresponding author.
 

La microbiologie cellulaire se propose d’étudier la capacité des bactéries à détourner à leur profit certaines voies de signalisation spécifiques des cellules de mammifères. La dynamique du cytosquelette est l’une des fonctions cellulaires les plus étudiées dans cette discipline, notamment en raison de son rôle essentiel dans les processus d’invasion et de transcytose bactérienne. De même, la modulation de la synthèse des cytokines constitue un autre champ majeur d’investigation, du fait de son impact sur les réponses immunitaire et inflammatoire de l’hôte.

Enfin, un nouveau domaine d’intérêt est sur le point d’émerger: celui de la manipulation du cycle cellulaire de l’hôte par les bactéries pathogènes. De nombreuses protéines bactériennes capables de bloquer ou de retarder spécifiquement la prolifération cellulaire ont en effet été décrites ces dernières années. L’existence de ces protéines soulève l’hypothèse, encore peu étayée in vivo, selon laquelle le ciblage des mécanismes de contrôle du cycle cellulaire constitue une stratégie de virulence ou d’adaptation des bactéries à l’hôte et leur confère un avantage sélectif. Nous proposons d’appeler cyclostatines les protéines bactériennes capables de bloquer ou de ralentir la prolifération cellulaire en agissant sur des voies de régulation du cycle. Parmi les cyclostatines bactériennes possibles figure la famille des toxines CDT (cytolethal distending toxin), dont le mode d’action sur le cycle a été très étudié ces dernières années. Les toxines de cette famille, représentée dans plusieurs espèces bactériennes pathogènes, activent très efficacement une voie de signalisation cellulaire bloquant irréversiblement les cellules en phase G2 du cycle cellulaire. Cette famille de CDT peut être considérée comme un modèle de base, auquel on peut comparer d’autres protéines bactériennes inhibant la prolifération cellulaire selon des modalités variées, et dont les mécanismes sous-jacents sont souvent spéculatifs. Au préalable, quelques données générales sur la régulation du cycle cellulaire sont présentées, en relation avec leur exploitation possible par les bactéries. Les mécanismes de contrôle du cycle font l’objet de nombreuses synthèses récentes, notamment en langue française, auxquelles le lecteur est invité à se référer (→)[ 1, 2].

(→) m/ s 2003, n°2, p. 173; n°3, p. 299 et p.309

Voies de régulation du cycle cellulaire exploitables par les bactéries

Les mécanismes de régulation du cycle ont deux finalités principales: assurer l’intégrité du génome et sa parfaite reproduction dans les cellules filles après la division, et coupler la prolifération cellulaire aux contraintes de l’environnement externe. Cette régulation extrêmement complexe met en jeu des voies de signalisation interdépendantes dont on peut dégager différentes constantes.

En premier lieu, les effecteurs situés le plus en aval des cascades de régulation du cycle cellulaire sont les kinases dépendantes des cyclines (CDK). Les CDK contrôlent en particulier les stades critiques que constituent les transitions successives entre les phases G1, S, G2 et M du cycle cellulaire (Figure 1). Physiologiquement, l’activité des CDK au cours du cycle est corrélée à leur association avec leur partenaire régulatrice cycline, à leur niveau d’activation catalytique et à l’association du complexe CDK/cycline aux inhibiteurs de kinase cycline-dépendants (CKI) (Figure 2).

En second lieu, les cascades de régulation du cycle, même si leur déclenchement intervient plus en amont, aboutissent en général à un arrêt entre deux phases successives du cycle. On désigne sous le terme général de «points de contrôle» les voies biochimiques qui, à un stade donné, lient la progression du cycle à la réalisation complète d’une étape antérieure. Deux points de contrôle sont importants (Figure 1): celui des lésions de l’ADN, mécanisme détectant une altération de l’ADN, produisant un signal qui arrête les cellules (à la transition G1/S ou à la transition G2/M) et induisant la mise en place des mécanismes de réparation, et celui des anomalies du fuseau mitotique, qui détecte les défauts dans l’attachement des chromosomes au fuseau mitotique et bloque les cellules à la transition entre métaphase et anaphase. On peut également noter l’existence d’un point de restriction, mécanisme de contrôle requérant des CDK et des cyclines. Situé en fin de phase G1, le point de restriction correspond à la transition où la cellule s’autorise ou non à entrer dans un cycle de division (donc en premier lieu en S) en fonction de la présence de facteurs de croissance dans le milieu.

Enfin, dans certaines situations, d’autres médiateurs ou voies de signalisation peuvent se connecter aux points de contrôle spécialisés dans la régulation du cycle. C’est en particulier le cas de voies de signalisation relayant des signaux extracellulaires, telles que les voies des MAPK (mitogen-activated protein kinases), et en particulier des ERK (extracellular signal-regulated kinases) [ 3], des PKC (protéine kinase C) [ 4] et des céramides [ 5]. La progression du cycle peut ainsi être tributaire de facteurs extracellulaires tels que des stress ou des facteurs de croissance. Des signaux intracellulaires peuvent également interférer avec les voies de contrôle du cycle, comme le montre l’implication de la MAP kinase p38 dans le renforcement du point de contrôle des lésions de l’ADN en G2 [ 6] et du point de contrôle des anomalies du fuseau [ 7].

De cet ensemble de caractères généraux, il ressort qu’un grand nombre de cibles cellulaires sont théoriquement offertes aux bactéries pathogènes pour bloquer la prolifération cellulaire. Ces cibles potentielles peuvent être de nature membranaire, cytoplasmique ou nucléaire, et le «piratage » peut concerner tout ou partie d’un point de contrôle, ou encore affecter une voie secondaire connectée à ce point de contrôle (Figure 2). La microbiologie cellulaire ayant déjà mis en relief la très grande diversité des stratégies employées par les bactéries pour détourner les voies de régulation du cytosquelette, il n’est pas irréaliste de penser qu’il en pourrait en aller de même pour la régulation du cycle cellulaire.

CDT comme prototype des cyclostatines
Effet des toxines CDT sur le cycle cellulaire eucaryote
Les toxines CDT sont produites par plusieurs espèces bactériennes pathogènes Gram négatives: Escherichia coli, Campylobacter sp., Shigella dysenteriae, Actinobacillus actinomycetemcomitans, Haemophilus ducreyi, Helicobacter sp. [ 8]. Elles exercent sur les cellules épithéliales en culture un effet caractérisé par l’absence de figures de mitose et un grossissement important des cellules, la mortalité ne commençant significativement que 48 à 72 heures après l’exposition. Les cellules s’accumulent au stade G2 du cycle cellulaire et ne sont pas ralenties pendant leur progression en phase S. Ce blocage en G2 évoquant celui causé par certains agents génotoxiques, l’implication d’effecteurs clés de la cascade de signalisation dite du «point de contrôle en G2» (point de contrôle des lésions de l’ADN) (Figure 3), a été examinée.

En premier lieu, l’implication du complexe formé par la kinase dépendante des cyclines CDK1 et par son partenaire régulateur, la cycline B, a été étudiée. Ce complexe contrôle en effet directement la transition entre le stade G2 et la mitose [ 9] (Figure 1). Il est présent à une concentration normale dans les cellules bloquées par une toxine CDT, mais CDK1 est sous sa forme inactive hyperphosphorylée, ce qui rend parfaitement compte de l’inhibition du déclenchement de la mitose. CDT n’agit toutefois pas comme inhibiteur direct de CDK1, puisqu’on peut restaurer la forme active de CDK1 par action de la phosphatase CDC25 (in vitro comme dans les cellules elles-mêmes) [ 10, 11]. Les phosphatases CDC25, effecteurs situés directement en amont de CDK1, sont responsables de la déphosphorylation, et donc de l’activation de ces kinases CDK. La possibilité que CDT active des effecteurs situés en amont de CDK1 dans la cascade a donc été recherchée. En étudiant le comportement, vis-à-vis de la toxine, des cellules mutées dans les gènes correspondants [ 12, 13], on a pu mettre en évidence que CDT provoque l’activation par phosphorylation de la kinase CHK2 (checkpoint kinase 2), puis fortement suspecter qu’elle entraîne celle de la kinase ATM.

On peut conclure de ces résultats que CDT active un point de contrôle en G2 du cycle cellulaire présentant des analogies frappantes avec la cascade dite des dommages de l’ADN. Cette hypothèse est renforcée par le fait que l’exposition des cellules à CDT entraîne, comme avec les radiations ionisantes, un recrutement nucléaire précoce des protéines H2AX et Mre11 du complexe dit de réparation de l’ADN [ 14]. Bien que la réalité des dommages de l’ADN n’ait pas été démontrée avec des concentrations de toxine capables de bloquer le cycle en G2, ces observations soutiennent l’hypothèse que les effets de CDT sur le cycle cellulaire eucaryote sont bien liés à une modification de l’ADN.

Relation structure-fonction dans les protéines trimériques CDT
Les CDT forme une famille hétérogène de toxines présentes dans un large spectre d’espèces bactériennes Gram négatives pathogènes chez l’homme et les animaux [8]. Toutes les toxines CDT sont codées par un locus de trois gènes (cdt A, B et C) organisés en un seul opéron, et codant pour des protéines de taille comprise entre 15 et 30 kDa. Le degré d’identité entre gènes de toxines d’origine différente est très variable, le gène cdtB étant de loin le plus conservé. La présence simultanée des trois gènes est indispensable à l’expression de CDT [ 1518], de même qu’il n’est possible de reconstituer l’activité de CDT qu’à condition de mélanger les trois protéines clonées séparément [ 1922]. Cela signifie que chaque sous-unité joue un rôle indispensable dans l’une ou l’autre des étapes de l’interaction de la toxine avec la cellule-cible : reconnaissance d’un récepteur périphérique, internalisation et trafic intracellulaire, translocation nucléaire et enfin activité catalytique sur la cible nucléaire. Aucune de ces étapes n’a cependant été directement mise en évidence à ce jour. La seule certitude est que cdt B code pour la sousunité catalytique de la toxine. Cette conclusion, corroborée par le fait que CDT-B est la protéine la plus conservée, est fondée sur les analogies lointaines que la molécule présente avec des enzymes de la grande famille des phosphodiestérases [8], et sur la démonstration que la mutation d’acides aminés critiques des sites enzymatiques présumés abroge l’activité de la toxine [ 23, 24]. L’hypothèse la plus plausible est que CDT-B est une nucléase, comme certains membres de la famille des phosphodiestérases tels que la DNAse-I. En effet, CDT-B exerce in vitro, sur l’ADN, et à très forte dose, une activité de coupure de brin se traduisant par le relargage de plasmides superenroulés [ 25]. De même, l’expression forcée de CDT-B à l’intérieur de cellules après transfection ou micro-injection conduit à la translocation nucléaire de la molécule, puis à des signes de dégradation de la chromatine [23, 26].

En résumé, les observations rapportées à ce jour sur les voies de signalisation activées par CDT comme sur les propriétés de la sous-unité catalytique CDT-B permettent de dresser un tableau cohérent du mode d’action de CDT sur les cellules eucaryotes (Figure 4): CDT-B modifierait l’ADN nucléaire, ce qui déclencherait l’activation du complexe de réparation auquel sont associées les protéines H2AX et Mre11, ainsi qu’une cascade de contrôle du cycle en G2 passant successivement par ATM, CHK2, CDC25 et enfin CDK1. Les principales inconnues restant à élucider sont la nature exacte des modifications infligées à l’ADN et le rôle respectif des sous-unités CDT-A et CDT-C, probablement dédiées aux phases d’attachement spécifique et d’internalisation de la toxine.

Rôle de CDT dans le pouvoir pathogéne
Les CDT sont produites par des espèces bactériennes pathogènes des muqueuses (intestinale pour E. coli, Shigella, Campylobacter et Helicobacter; génitale pour H. ducreyi; gingivale pour A. actinomycetemcomitans). À l’heure actuelle, la contribution exacte de CDT au pouvoir pathogène des bactéries est encore largement spéculative, de même que la pertinence in vivo de son effet sur la prolifération cellulaire. L’existence de CDT dans plusieurs espèces bactériennes non apparentées, observation originale pour une toxine bactérienne, laisse penser que CDT confère un fort avantage sélectif aux bactéries qui la produisent. Que cet avantage soit lié à l’aptitude de CDT à contrôler la multiplication cellulaire des tissus cibles est très probable, bien qu’aucune démonstration ne soit encore venue étayer cette hypothèse. On ne peut pas retenir l’éventuel effet génotoxique de CDT comme un mécanisme de pathogénie en soi, car il serait très modéré et sans conséquence cytotoxique directe, ainsi que le suggèrent les résultats obtenus en cultures cellulaires dans des conditions physiologiques d’exposition à la toxine [10]. En revanche, il est plausible que les cibles majeures de CDT soient les tissus où la réponse proliférative est essentielle, comme les muqueuses et les épithéliums, dont le taux de renouvellement est très élevé et au sein desquels les (nombreux) lymphocytes doivent être mobilisables en permanence comme première barrière immunologique. De ce point de vue, les muqueuses digestive, gingivale et génitale, que colonisent préférentiellement les bactéries productrices de CDT, sont donc des tissus potentiellement sensibles car ils associent ces deux types cellulaires.

En dehors des effets des CDT in vivo sur la prolifération cellulaire, qui ne sont pas documentés, il existe des résultats expérimentaux obtenus sur cellules primaires et dans des modèles animaux, destinés à évaluer le rôle de CDT dans le pouvoir pathogène. En ce qui concerne les cellules primaires, CDT inhibe efficacement la réponse proliférative des lymphocytes B et T activés, notamment humains, en les bloquant en phase G2. Ces observations ont été effectuées avec des CDT d’origine différente, provenant notamment de A. actinomycetemcomitans et H. ducreyi, deux agents ayant en commun de provoquer des infections localisées, respectivement des muqueuses gingivale et vaginale, dont l’aggravation est liée au débordement de la réponse immunitaire locale.

En ce qui concerne les modèles animaux, l’inoculation par voie orale de la toxine CDT de S. dysenteriae provoque une diarrhée chez les souriceaux nouveau-nés [ 27], et CDT contribue aux propriétés invasives de C. jejuni chez la souris après colonisation digestive [ 28]. Dans ces deux études, aucune relation n’a été recherchée entre le phénomène de diarrhée ou d’invasion et l’état de prolifération (ou de différenciation) des entérocytes. Enfin, le rôle de CDT dans la formation de l’ulcère chancroïde génital provoqué par H. ducreyi a été étudié dans deux modèles cutanés (chez l’homme et chez le lapin) qui reproduisent la pustule, premier stade de cette lésion [19, 29, 30]. Les résultats montrent que CDT n’a aucun rôle déterminant dans la formation de la pustule, sa participation restant possible dans la formation de l’ulcère terminal.

Autres protéines bactériennes inhibant la prolifération cellulaire

Comme nous venons de le voir, la toxine CDT active le point de contrôle en G2 des lésions de l’ADN, de son origine, probablement une modification de l’ADN, jusqu’à son effecteur final, la kinase dépendante des cyclines CDK1. D’autres protéines bactériennes ayant en commun d’inhiber la prolifération des cellules en culture sans exercer d’effet cytotoxique précoce dans les mêmes cellules ont été décrites (Tableau I). Pour la plupart d’entre elles, la signalisation expliquant l’inhibition de prolifération n’est pas connue, notamment en ce qui concerne l’implication des CDK, effecteurs clés en aval des point de contrôles. Il est donc encore prématuré de faire une typologie fonctionnelle de ces produits.

Deux de ces protéines, à l’instar de CDT, provoquent dans les cellules de type épithélial un blocage en G2 associé à une inactivation de CDK1 par hyperphosphorylation. Il s’agit de la toxine C2 de Clostridium botulinum [ 31] et de la protéine CIF d’E. coli [ 32]. Ces protéines semblent activer la dernière étape du point de contrôle des lésions de l’ADN, mais cela ne signifie pas pour autant qu’elles l’activent dans son intégralité, c’est-à-dire à partir d’une altération de l’ADN ou de perturbations dans la réplication. Pour le démontrer, il faudrait, comme pour CDT, vérifier l’implication des effecteurs en amont comme CDC25, les kinases CHK et ATM, ou encore démontrer la réalité des dommages de l’ADN dans les cellules exposées. Par ailleurs, il ne faut pas exclure la possibilité que ces blocages en G2 liés à une inactivation de CDK1 par phosphorylation soient induits par des voies alternatives connectées au point de contrôle. Ainsi l’hypothèse a-t-elle été émise selon laquelle la toxine C2, connue pour activer in vitro les tyrosine phosphatases, pourrait activer directement dans les cellules la protéine phosphatase 2A (PP2A), elle-même puissante inactivatrice de la phosphatase CDC25. Ce faisant, elle empêcherait l’activation de CDK1 par tyrosine déphosphorylation, inhibant ainsi le déclenchement de la mitose.

La protéine FIP de Fusobacterium nucleatum bloque en G1 les lymphocytes activés par des mitogènes ou des antigènes [ 33, 34]. Une étude de l’expression des cyclines spécifiques de cette phase montre que le stade d’arrêt ne coïncide pas avec le point de restriction, mais se situe entre celui-ci et l’entrée en phase S. Pour déterminer la cause exacte de ce blocage en G1, il faudrait commencer par examiner l’activité kinase des complexes CDK/cycline ayant un rôle spécifique au stade G1, notamment pour préparer la transition G1/S, à savoir les complexes CDK4/cyclines D et CDK2/cycline E. En cas d’inhibition de l’un de ces complexes, il faudrait ensuite examiner l’existence d’une interaction avec des CKI propres à ce stade, comme p16lnk4A ou p27kip1.

Pour les autres protéines figurant dans le Tableau I, le stade du cycle où les cellules sont bloquées n’est pas rapporté par les auteurs, mais des informations spécifiques sur les cibles cellulaires ou les voies de transduction activées sont indiquées. Ainsi, la glycoprotéine SAGP de Streptococcus pyogenes produit un arrêt de prolifération associé à une déphosphorylation du récepteur au facteur de croissance épidermique (EGF), puis une inhibition de la MAPK p42/44 [ 35]. Il resterait à élucider comment, dans ce cas particulier, la voie des MAPK se connecte à un point de contrôle (en G1 ou G2), par comparaison avec les blocages en G2 liés à l’EGF ou d’autres facteurs de croissance [ 36]. SAGP est la seule protéine présentée dans le Tableau I dont l’action anti-proliférative ait été démontrée in vivo, en l’occurrence vis-à-vis de tumeurs syngéniques de la souris [ 37]. Les propriétés pathogènes des deux toxines colibacillaires ST (entérotoxine thermostable) et VT (vérotoxine) sont bien connues. Plus originale est l’observation récente que ces deux toxines ralentissent fortement la prolifération de cellules constituant des cibles réelles in vivo, à savoir une lignée entérocytaire différenciée, pour ST [ 38], et des cellules mésangiales de glomérules rénaux, pour VT [ 39]. ST agissant comme un agoniste de la guanylyl cyclase, il est possible que son effet antiprolifératif sur les entérocytes soit dépendant d’une voie de transduction à laquelle participe la GMPcyclique. Quant à VT, l’hypothèse avancée est que la signalisation conduisant à l’inhibition de prolifération pourrait démarrer du récepteur membranaire de la toxine, le glycosphingolipide Gb3.

Enfin un dernier groupe de protéines ont été caractérisées uniquement en référence à leur effet d’inhibition de la prolifération des lymphocytes activés, sans précision sur le stade du cycle où s’effectue le blocage: le LIF d’E. coli [ 40], le STI de Salmonella typhimurium [ 41], le PIP d’Helicobacter pylori [ 42] et une protéine de Prevotella intermedia [ 43].

Conclusions : vers une définition des cyclostatines bactériennes

À partir des informations rapportées dans cet article, on peut provisoirement définir les cyclostatines comme étant des protéines bactériennes provoquant un arrêt de prolifération cellulaire en interférant spécifiquement avec des effecteurs de voies de contrôle du cycle, en particulier les CDK. Certaines des protéines présentées sur le Tableau I ne répondent pas encore à cette définition, car la description de leur effet sur le cycle et sur ses effecteurs est encore trop sommaire.

Il faudrait ajouter à ces critères la démonstration d’un effet antiprolifératif in vivo. Or, contrairement à la plupart des concepts de la microbiologie cellulaire, tel que celui d’internalisation des bactéries dans les cellules, celui de cyclostatines est né d’observations faites à partir de cultures cellulaires et non pas d’animaux infectés. Il est donc essentiel d’en vérifier à présent la pertinence in vivo, en d’autres termes de démontrer la réalité des phénomènes antiprolifératifs dans des tissus cibles et d’en analyser les implications pour le pouvoir pathogène ou l’adaptation à l’hôte, ceci pour chaque espèce bactérienne productrice. La nécessité de trouver une finalité biologique aux nombreuses cyclostatines potentielles décrites dans la littérature est d’autant plus importante que les mécanismes conduisant à l’arrêt du cycle semblent à première vue très diversifiés. Cette exigence concerne en particulier la cyclostatine-type CDT dont la diffusion remarquable dans plusieurs espèces bactériennes pathogènes non apparentées est un argument fort en faveur d’un rôle dans le pouvoir pathogène ou dans l’adaptation aux hôtes.

 
 
Glossaire
CDKM Membre de la famille des kinases dépendantes des cyclines qui s’associent avec des partenaires régulateurs, les cyclines, pour former des complexes CDK/cyclines. Leur chef de file, CDK1 (ou CDC2), est un régulateur essentiel du contrôle de l’entrée en mitose.
Cyclines Partenaires régulateurs des CDK, leur abondance oscille au cours du cycle cellulaire.
CDC25 Phosphatases (A, B et C chez l’homme) responsables de la déphosphorylation et de l’activation des kinases CDK. Par exemple, à l’entrée en mitose, CDC25C déphosphoryle la tyrosine 15 de CDK1 pour permettre son activation.
WEE1 Kinase responsable de la phosphorylation de la tyrosine 15 de CDK1 et de son maintien à l’état inactif.
CKI Inhibiteurs de CDK, capables d’inhiber l’activité des complexes CDK/cyclines. Par exemple, l’inhibiteur p21Cip1/WAF1, dont l’expression est dépendante de p53, s’accumule en réponse à des lésions de l’ADN, s’associe aux complexes CDK/cycline impliqués dans le contrôle de la transition G1/S, bloquant ainsi la progression dans le cycle cellulaire.
14-3-3 Protéines chaperons capables d’interagir avec de nombreuses classes de protéines impliquées dans plusieurs voies de signalisation. Elles s’associent généralement à des motifs consensus incluant un résidu phosphorylé.
CHK (1 et 2) Checkpoint kinases responsables, en réponse à la détection de dommages sur l’ADN, de la phosphorylation de différents substrats tels que p53, CDC25, BRCA1. La phosphorylation de CDC25, par exemple, permet son interaction avec les molécules de la famille 14-3-3.
ATM, ATR Membres de la famille élargie des phosphatidyl inositol kinases (PIK) participant à la réponse cellulaire à la suite de lésions de l’ADN.
Mre11, H2AX Protéines nucléaires appartenant au complexe de réparation de l’ADN.
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