2011


ANALYSE

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Processus psycho-cognitifs impliqués dans la conduite d’un véhicule routier

La conduite automobile est une tâche complexe qui nécessite des capacités perceptives, motrices et cognitives. Au plan cognitif, le conducteur doit sélectionner, parmi les informations multiples en provenance de la situation routière, celles qui sont pertinentes pour la tâche routière, il doit ensuite répondre par des actions adaptées à cette situation.
La capacité à sélectionner les informations pertinentes pour l’action en cours a été étudiée en psychologie cognitive dans le cadre des théories de l’attention. La capacité à choisir les actions adaptées a été développée plus récemment dans le cadre des théories des fonctions exécutives, en particulier sous l’influence de la neuropsychologie. Les fonctions exécutives peuvent être définies comme permettant l’adaptation à des situations nouvelles par la programmation d’un enchaînement d’actions adaptées à l’atteinte d’un but. Mais ces fonctions, attentionnelles et exécutives, sont étroitement imbriquées, dans la mesure où la sélection des informations est guidée par les besoins de l’action à effectuer.
Les conséquences du fait de téléphoner sur la tâche de conduite ont été étudiées au plan cognitif, dans le cadre des théories de l’attention et dans les situations de double tâche et plus largement dans les situations de tâches multiples. La première partie de cette analyse portera sur les modèles développés en psychologie cognitive pour définir et comprendre les phénomènes d’attention et la capacité à réaliser des doubles tâches. L’apport des recherches sur la double tâche à la compréhension des conséquences du fait de téléphoner au volant sera également abordé.
Les modèles développés en laboratoire se sont enrichis de leur confrontation avec les études en ergonomie cognitive sur les activités de travail complexes. Par ailleurs, l’activité de conduite automobile fait intervenir la motivation et la gestion du risque. L’apport de ces différents modèles à la compréhension du phénomène du téléphone au volant est discuté.

Attention et situations de doubles tâches

Attention

L’attention n’est certainement pas un concept unitaire. Comme le soulignait William James, l’un des pères de la psychologie moderne, dans son livre « Principles of Psychology » à la fin du XIXe siècle (1890renvoi vers) : « Tout le monde sait ce qu’est l’attention. C’est quand l’esprit prend possession sous une forme claire et active, d’un objet ou d’une pensée parmi d’autres qui se manifestent au même moment ». La compréhension des phénomènes d’attention a donc été abordée par les premiers théoriciens de la psychologie qui utilisaient uniquement l’introspection. Cette méthode est considérée maintenant comme trop subjective, car elle se réfère seulement à ses propres expériences conscientes.

Psychologie cognitive et ses méthodes

À partir des années 1950, la psychologie est devenue une discipline scientifique en combinant, comme beaucoup d’autres disciplines scientifiques, des méthodes expérimentales fondées sur l’observation et le développement de modèles théoriques. La psychologie cognitive a pour objet l’étude des mécanismes qui permettent à l’individu la prise de connaissance de son environnement et la réalisation d’actions sur cet environnement. Elle étudie les fonctions telles que la mémoire, le langage, l’attention et la programmation d’actions. Pour la psychologie cognitive, l’esprit est conçu comme un système de traitement de l’information. Pour comprendre le fonctionnement de ce système, cette discipline a développé des théories ou modèles du fonctionnement cognitif. Ces modèles théoriques sont conçus à partir d’inférences s’appuyant sur des données d’observation du comportement de personnes dans certaines situations « expérimentales » créées en laboratoire. Ce travail en laboratoire permet de contrôler tous les facteurs de l’environnement et les caractéristiques des actions à effectuer dans une situation donnée. En modifiant certains paramètres d’une situation donnée, il est possible de vérifier si les comportements exprimés dans cette situation correspondent aux comportements prédits par le modèle théorique testé. Les situations expérimentales constituent des simplifications de situations réelles plus complexes. Cette simplification est indispensable à la mise au point des modèles théoriques. Pour interroger la capacité des modèles développés en laboratoire à rendre compte de situations réelles, il convient d’évaluer les paramètres non pris en compte et leurs rôles éventuels dans le fonctionnement cognitif dans les situations plus complexes.
Un modèle du fonctionnement cognitif est supposé refléter l’ensemble des connaissances acquises à un moment donné sur un phénomène, ou sur une fonction. Le non spécialiste peut s’étonner de l’existence dans la littérature scientifique, de plusieurs modèles théoriques pour rendre compte par exemple de la focalisation de l’attention, ou de l’effet de la double tâche. Mais la diversité et la concurrence entre ces modèles participe à leur évolution : la confrontation expérimentale des différents modèles fait progresser la recherche. La compréhension des concepts dans ce domaine est souvent rendue difficile par l’utilisation de termes différents pour des notions qui semblent proches. Dans le développement de modèles théoriques, le vocabulaire s’adapte à l’évolution de la compréhension des phénomènes, mais il peut également refléter la discipline scientifique d’origine. Dans l’ensemble de ce champ se croisent en effet des modèles développés dans des disciplines voisines : la psychologie cognitive expérimentale telle que nous l’avons déjà définie, l’ergonomie cognitive qui doit rendre compte d’activités complexes telles que celles du monde du travail et/ou de l’aéronautique, la neuropsychologie qui doit rendre compte de l’effet des lésions cérébrales sur le fonctionnement cognitif. La confrontation des différentes disciplines favorise l’émergence de modèles permettant la compréhension des comportements complexes en situation de conduite automobile et de ses aspects multi-tâches.

Attention, notion de sélectivité et de distraction

L’étude de l’attention continue de mobiliser la communauté scientifique en psychologie. L’attention est centrale au fonctionnement cognitif car elle joue un rôle dans la modulation des autres fonctions. Une des caractéristiques importantes de l’attention est la sélectivité, illustrée dans les premières recherches par la notion de filtre de Broadbent (1958renvoi vers) : le système de traitement était conçu comme un filtre par lequel ne passe qu’une seule information à la fois. Les recherches ultérieures ont montré que ce concept du canal unique de traitement de l’information devait être largement nuancé. L’attention peut être divisée entre plusieurs éléments perceptifs d’une même tâche, ou entre des éléments perceptifs relatifs à deux tâches différentes. La quantité d’informations qui peut être prise en compte à un moment donné par le système de traitement est donc plus importante que celle proposée par les premiers modèles, mais la notion de sélectivité n’est pas remise en question. Dans beaucoup de situations, un individu reçoit un grand nombre d’informations en provenance de l’environnement ou de son propre corps. L’attention sélective permet de sélectionner uniquement les informations pertinentes pour la tâche en cours. Ce processus de focalisation de l’attention sur l’information pertinente est étroitement lié au processus d’inhibition des informations non pertinentes.
Pour certains auteurs, la notion de distraction correspond à un échec des processus d’inhibition des éléments d’information non pertinents à la tâche en cours. Par exemple, un conducteur peut être distrait en conduisant parce qu’une affiche publicitaire, ou un évènement qui se produit sur le bord de la route, va automatiquement attirer son attention. Ceci peut l’empêcher de focaliser son attention sur les éléments à considérer pour traiter correctement la tâche de conduite et en conséquence, entraîner des erreurs de gestion de la situation routière. Les origines de la distraction peuvent être externes à la personne comme dans l’exemple cité précédemment, mais elles peuvent être internes : il peut s’agir de signaux en provenance du corps qui détournent l’attention du conducteur, comme par exemple une douleur soudaine, mais également de pensées qui vont interférer avec le traitement des informations.

Notion de capacité attentionnelle et de processeur central

Dans les années 1970, l’idée de canal unique de traitement, avancée initialement par Broadbent, est abandonnée au profit d’un modèle de capacité ou de ressources. Kahneman (1973renvoi vers) décrit, dans le système de traitement de l’information, l’existence d’un processeur central dont le rôle est d’affecter de l’attention sur les différents éléments de la situation perceptive.
Selon ce modèle, toute activité qui requiert de l’attention est en compétition avec d’autres activités potentielles. Quand les ressources d’attention disponibles sont inférieures à la demande de la tâche, le niveau de performance décline. Pour caractériser le niveau de conscience et d’attention requis pour la réalisation d’une tâche, Kahneman introduit l’idée d’« effort mental », qui est resté un concept central dans toutes les théories actuelles. Certaines tâches requièrent peu d’effort mental quand d’autres en nécessitent beaucoup. La capacité du processeur central est flexible en fonction des intentions momentanées de la personne, de facteurs motivationnels à long terme et de la pertinence biologique des éléments perceptifs, mais aussi en fonction de la demande en attention de la tâche (grâce à une boucle de feedback) (figure 2.1Renvoi vers).
Figure 2.1 Modèle du « processeur central » de Kahneman (1973renvoi vers)
Cette conception de l’attention en termes de capacité ou de ressources a été complété par la distinction entre processus automatiques et processus contrôlés (Schneider et Shiffrin, 1977renvoi vers). Un « processus contrôlé » demande beaucoup de capacités attentionnelles, il est lent et de nature sérielle (un seul input est traité à la fois), il est conscient et peut facilement être modifié par le sujet. Il est affecté par les demandes de traitement qui se produisent au même moment. Un « processus automatique », à l’inverse, demande peu de capacités attentionnelles, il est rapide et parallèle (plusieurs inputs peuvent être traités en même temps). Il est non conscient, difficile à modifier ou à supprimer et il est peu affecté par les autres demandes de traitement qui se produisent en même temps. Les processus automatiques correspondent à des routines acquises par répétition de la même tâche.
Cette distinction entre processus automatiques et contrôlés permet de comprendre comment certaines routines peuvent se dérouler avec peu d’intervention de la conscience et de ressources attentionnelles. Processus automatiques et contrôlés représentent cependant deux extrêmes d’un continuum. Ces deux types de processus jouent un rôle dans les activités complexes comme la conduite automobile.

Situations de double tâche

Les recherches sur le paradigme de la double tâche, développées à partir des années 1970, ont montré que dans certaines circonstances, l’attention pouvait être divisée entre plusieurs éléments de la situation, voire entre deux tâches différentes. Mais c’est loin d’être toujours le cas.
S’engager dans une deuxième tâche, dite secondaire, lorsque l’on est déjà impliqué dans une première tâche, dite principale, constitue une source de distraction. Le traitement de l’information nécessaire pour gérer la tâche secondaire interfère avec le traitement des informations nécessaires pour traiter la tâche principale. En règle générale, les recherches ont montré une diminution de la qualité des performances lorsque deux tâches sont réalisées en même temps par comparaison à une exécution séparée. Toutefois, les conséquences de la situation de double tâche sur les performances dépendent des caractéristiques des tâches impliquées.
Ces recherches ont validé la portée opérationnelle de la distinction entre processus automatique et processus contrôlé, puisqu’elles ont montré que l’interférence entre deux tâches réalisées simultanément dépend du niveau d’automaticité de chacune d’entre elles. Si les deux tâches font appel à des processus contrôlés, l’interférence négative sur les performances est importante, alors qu’elle est très limitée quand au moins l’une des deux tâches fait appel à des processus automatiques. Ceci est illustré par les résultats d’une étude de Sullivan (1976renvoi vers) : les sujets devaient répéter des mots parvenant à une oreille quand parallèlement un message leur était transmis à l’autre oreille. Si le message était plus complexe (mots ou phrases plus compliqués), les performances des sujets à la répétition de mots diminuaient.
Les performances de la double tâche dépendent également du niveau d’expertise pour chacune des tâches. Par exemple Spelke et collaborateurs (1976renvoi vers) ont demandé à des sujets de lire des histoires courtes qu’ils devaient comprendre tout en écrivant des mots sous dictée. Au début de l’expérience, le temps de lecture des participants était considérablement allongé en double tâche. Mais après 6 semaines d’entraînement, ils lisaient tout aussi rapidement (en comprenant ce qu’ils lisaient) en double tâche qu’en simple tâche. Cet effet de l’expertise sur la double tâche est directement lié au fait que l’expérience permet de mettre en place des routines ou des automatismes pour traiter la tâche, diminuant ainsi l’effort mental impliqué. Logan (1988renvoi vers) développe la théorie des instances selon laquelle l’automatisation est une récupération mnésique : une performance est automatique lorsqu’elle est basée sur une récupération en accès direct en mémoire et en une seule étape.
L’interférence entre les tâches dépend des entrées sensorielles utilisées. L’interférence négative sur les performances est plus forte si les deux tâches utilisent la même entrée sensorielle. Shaffer (1972renvoi vers) montre ainsi que si les sujets doivent taper des mots présentés visuellement et répéter un message parvenant à une oreille, le niveau de performance des tâches est comparable à celui des tâches réalisées séparément. Mais lorsque les deux messages sont auditifs (même canal d’entrée sensoriel) ou doivent être lus (même entrée sensorielle, même sortie motrice), il y a une baisse de performance dans la réalisation des deux tâches.
À partir de ces résultats, Wickens (1980renvoi vers) a complexifié l’idée de ressources en développant la théorie des ressources multiples dans laquelle différents stocks de ressources sont définis dans un modèle à trois modalités. La première modalité différencie les ressources visuelles et auditives, la deuxième les ressources en termes de réponse spatiale ou verbale et la troisième modalité décompose les trois phases de traitement de l’information : la perception, le traitement central et la réponse. Selon cette théorie, la compétition de ressources aurait lieu seulement si les deux tâches impliquent les mêmes parties de chaque modalité. L’idée que l’interférence entre deux tâches dépend du stade de traitement de l’information de chacune des tâches est particulièrement intéressante dans cette théorie, car elle implique que l’interférence dépend de la coordination temporelle du déroulement des deux tâches.
La démonstration expérimentale que l’interférence liée à la double tâche est fonction du domaine sensoriel ou effecteur utilisé, rejoint la notion de modules de traitement spécialisés développée au même moment en neuropsychologie et selon laquelle des processus différents sont effectués par des modules spécialisés différents (Fodor, 1983renvoi vers). Cette conception est issue du constat que certaines lésions cérébrales perturbent de façon sélective certains processus cognitifs et non d’autres. Il existerait donc une indépendance fonctionnelle entre divers modules de traitement. Cette approche dite « modulaire » ne peut cependant pas rendre compte de l’ensemble du fonctionnement cognitif, en particulier en ce qui concerne les processus d’attention et de contrôle cognitif.

Modèles cognitifs

Tous les modèles cognitifs actuels combinent une approche modulaire et la notion de processeur central, qui a une fonction de contrôle indispensable à la coordination et à la cohérence de l’action en cours.
Le modèle le plus influent en neuropsychologie est celui de Norman et Shallice (1986renvoi vers) (figure 2.2Renvoi vers). Ce modèle considère que la plupart des opérations de traitement de l’information sont exécutées sans contrôle attentionnel, sous forme de programmes acquis déclenchés automatiquement par des signaux appropriés.
Les unités de base du modèle (ou schémas) sont des unités de connaissances qui contrôlent les séquences d’action ou de pensée sur-apprises (par exemple : effectuer un trajet domicile-travail). Ces schémas sont activés soit par des informations perceptives en provenance du milieu extérieur, soit par celles issues du milieu interne (en provenance de l’individu lui-même ou d’autres schémas). Une fois déclenché, le schéma d’action reste opérant jusqu’à atteindre le but de l’action ou jusqu’à son inhibition par des schémas concurrents ou par un processus de contrôle supérieur. Le « gestionnaire des priorités » de déroulement assure la coordination des schémas les plus pertinents en fonction du but poursuivi. Son rôle permet en particulier de gérer la compétition entre les différents schémas potentiellement activables. Le système attentionnel de supervision (SAS) intervient dans toutes les situations où la sélection des routines n’est pas satisfaisante, notamment en réponse à la nouveauté. Des lésions cérébrales, en particulier celles du cortex frontal, peuvent perturber ce système.
Figure 2.2 Modèle cognitif de Norman et Shallice (1986renvoi vers)
L’autre modèle qui reste très influent en psychologie cognitive et en neurospsychologie est le modèle de mémoire de travail de Baddeley, proposé initialement par Baddeley et Hitch en 1974renvoi vers et modifié par Baddeley en 2000renvoi vers. Ce modèle est complémentaire de celui de Norman et Shallice qui traite principalement de la sélection des actions. La notion de mémoire de travail se propose de rendre compte des processus qui permettent aux individus une représentation mentale de leur environnement immédiat et un maintien à court terme des informations utiles pour poursuivre un but. Ce modèle a été inspiré par le modèle de « Mémoire à court terme » de Shriffin et Atkinson (1969renvoi vers) permettant de décrire comment les diverses informations traitées en parallèle par les différents registres sensoriels aboutissent à un registre à court terme, voie de passage obligée pour passer en mémoire à long terme et constituer les souvenirs. La notion de « mémoire de travail » met l’accent sur l’aspect dynamique et l’intervention de l’attention dans ce processus.
Le modèle de Baddeley (2000renvoi vers) est constitué de 4 composantes : le centre exécutif et trois systèmes qui ont pour fonction le stockage temporaire de l’information (figure 2.3Renvoi vers). La boucle phonologique et le calepin visuo-spatial sont spécialisés respectivement dans le stockage de l’information verbale et visuo-spatiale, alors que le « buffer épisodique » est capable d’intégrer des informations provenant de sources diverses (boucle phonologique, calepin visuo-patial, mais aussi des informations en provenance de la mémoire à long terme, dite « mémoire épisodique ») pour les regrouper en une seule représentation. Le centre exécutif contrôle l’ensemble du système en répartissant l’attention entre ces composantes, et Baddeley lui attribue un rôle comparable au SAS du modèle de Norman et Shallice.
Figure 2.3 Modèle du « centre exécutif » de Baddeley (2000renvoi vers)

Apport des recherches sur la double tâche à la problématique du téléphone au volant

Le fait de téléphoner en conduisant constitue une double tâche. Si la tâche principale du conducteur est de conduire en évitant d’avoir un accident, on peut considérer que téléphoner au volant est une source de distraction. Les éléments d’information nécessaires pour traiter la tâche secondaire que constitue la conversation téléphonique vont interférer avec le traitement des informations de la tâche principale, qui est de conduire.
En prenant en compte les modèles cognitifs actuels et les recherches effectuées en psychologie cognitive sur la double tâche, on peut prédire que la tâche secondaire « téléphoner » va interférer avec la tâche principale « conduire » de deux façons différentes :
• quand les deux tâches font appel au même module sensoriel ; la tâche de conduite ayant toujours une composante visuelle, le fait de devoir détourner le regard vers le téléphone, par exemple pour composer un SMS, devrait être plus préjudiciable que la tâche téléphonique passant uniquement par le canal auditif ou vocal ;
• quand l’une des deux tâches, voire les deux, nécessite le recrutement de « ressources attentionnelles », ou en d’autre termes entraîne un « effort mental ».
Concernant ce deuxième point, le fait d’être un conducteur expert devrait faciliter la double tâche : les conducteurs experts ont à leur disposition un nombre important d’automatismes et de routines pour gérer la situation routière et ils ont besoin de moins de ressources attentionnelles dans de nombreuses conditions.
Il est important de prendre en compte l’existence de différences individuelles dans la disponibilité des ressources attentionnelles : elles dépendent de l’état cérébral de l’individu. En effet, la double tâche est plus difficile chez les personnes âgées et encore davantage pour les personnes présentant certaines maladies neurologiques.
La disponibilité des ressources attentionnelles, chez un même conducteur, peut varier en fonction de l’état d’éveil, de l’heure de la journée. Kahneman (1973renvoi vers) avait déjà montré dans son modèle que l’un des facteurs qui modulait la capacité du processeur central et donc des ressources attentionnelles, était l’état d’éveil de l’organisme, lui-même modulé par le rythme veille-sommeil. Cet état d’éveil, ou vigilance, peut être diminué lorsqu’un individu manque de sommeil (conduite nocturne) ou souffre de troubles du sommeil. La vigilance peut également diminuer lors de situations de conduite monotones, quand l’absence d’informations à traiter n’alimente plus la boucle de feedback qui rehausse le niveau de vigilance.
Pour le même individu, la disponibilité des ressources attentionnelles peut également varier en fonction de l’état de fatigue cognitive, lié à l’épuisement des ressources attentionnelles. Un même conducteur peut disposer de ressources attentionnelles au début d’un trajet, mais ces ressources peuvent diminuer rapidement dans un contexte de route chargée.

Modèles de fonctionnement du conducteur et modèles d’activités complexes

Certains auteurs mettent en doute la capacité des théories cognitives développées en laboratoire à rendre compte de la complexité de la situation de conduite automobile.
Des modèles du fonctionnement cognitif du conducteur ont été développés en intégrant les acquis des recherches en ergonomie cognitive sur les activités complexes.
Le modèle de Rasmussen (1986, modèle SKR Skill-Rule-Knowledgerenvoi vers) différencie trois niveaux de comportement :
• le comportement basé sur des connaissances qui est conscient et non automatique et demande des ressources attentionnelles ;
• le comportement basé sur des règles. Celui-ci, qui reste également conscient intervient quand la performance d’une tâche implique l’activation automatique de règles par lesquelles une séquence de sous-routines est effectuée ;
• le comportement basé sur des routines pour lequel le déroulement n’implique pas la conscience.
Ce modèle, très proche de celui de Schneider et Shriffin (1977renvoi vers), opposant processus automatiques et contrôlés, introduit un niveau intermédiaire, celui des règles, qui reste conscient bien que le déroulement de l’action soit basé sur des acquis.
Le modèle hiérarchique de Michon (1985renvoi vers) différencie trois niveaux de prise de décision :
• au niveau stratégique, les décisions concernent en général la planification du voyage incluant le choix de la route, les stratégies pour éviter les embouteillages ou minimiser le temps de parcours, l’heure de départ ;
• au niveau tactique, les décisions concernent les manœuvres à réaliser pour négocier les situations de conduite comme les intersections, les entrées sur une voie ;
• au niveau opérationnel, les décisions concernent les activités de contrôle de base du véhicule, telles que freiner ou changer de file. Les trois niveaux impliquent des échelles de temps différentes, la pression temporelle existant en permanence au niveau opérationnel.
D’autres auteurs ont souligné que la situation de conduite, complexe et dynamique, fait intervenir la motivation et la gestion du risque. Wilde (1982renvoi vers) propose « la théorie de l’homéostasie du risque ». Celle-ci considère que le risque ne peut pas être éliminé mais qu’il doit être optimisé. Chaque conducteur adopterait un niveau de risque acceptable qui prend en compte les avantages et les désavantages des options associées à une augmentation ou à une diminution du risque. Summala (1988renvoi vers) propose aussi une théorie selon laquelle le conducteur dans la situation dynamique de conduite contrôle des « marges de sécurité ». Cet auteur postule l’existence d’un risque subjectif ou d’un « moniteur de peur » qui influence les décisions du conducteur quand ses marges de sécurité sont dépassées.
Fuller (2005renvoi vers) remet en cause cette notion d’évitement du risque et il lui substitue la théorie d’évitement de l’effort mental. Selon cette théorie, le conducteur appliquerait la loi du moindre effort en ce qui concerne le recrutement des ressources attentionnelles. Il tendrait ainsi à privilégier l’utilisation de routines et de moyens lui permettant de réduire la charge mentale de l’activité de conduite lorsqu’elle devient trop complexe. Réduire la vitesse de la voiture est l’un des moyens privilégiés pour diminuer l’effort mental lié à la conduite ; en conséquence, l’accroissement de l’effort mental lié à l’utilisation du téléphone au volant devrait se traduire par un ajustement/une réduction de la vitesse de la voiture.
Cette idée d’évitement de l’effort mental est également centrale dans les modèles développés pour rende compte des activités complexes tels que celui de Hoc et Almaberti (2007renvoi vers). Ce modèle intègre un niveau métacognitif, « le contrôle métacognitif » dont le rôle est de distribuer le contrôle entre un mode contrôlé (ou symbolique) et un mode automatique (ou sub-symbolique) dans le but de satisfaire pleinement la maîtrise de la situation. Il repose sur l’hypothèse que l’utilisation optimale du contrôle cognitif consiste paradoxalement à paramétrer la performance à un niveau sub-optimal. Ce niveau reste satisfaisant pour répondre aux besoins perçus de la situation tout en préservant la capacité à mener des activités en parallèle (travail ou pensées) et en permettant un travail efficace sur le long terme (économie de ressources). La libération de ressources par le biais du compromis cognitif a ainsi pour objectifs de garantir une performance stable dans le temps en évitant l’épuisement des ressources et d’autre part, de pouvoir investir des efforts dans des activités parallèles.
En conclusion, les recherches sur l’attention et plus spécifiquement celles sur les situations de double tâche réalisées en psychologie cognitive montrent que la capacité à réaliser deux tâches simultanément dépend des caractéristiques des tâches concernées et de la disponibilité des ressources attentionnelles.
Les modèles plus spécifiques du comportement du conducteur mettent en avant la nécessité de prendre en compte la motivation du conducteur et sa gestion du risque. D’autres modèles mettent en avant l’idée que le conducteur aurait tendance à privilégier dans son comportement de conduite l’utilisation de routines acquises par l’expérience, tendant ainsi à minimiser l’effort mental nécessaire et donc le recrutement de ressources attentionnelles.
Cependant, la littérature scientifique actuelle ne permet pas de déterminer en quoi les conducteurs se conforment à ces types de modèles lorsqu’ils téléphonent au volant. Les recherches effectuées ne permettent pas de déterminer si l’usage du téléphone induit des ajustements comportementaux de la tâche de conduite permettant de réduire le risque ou de ne pas déborder les ressources attentionnelles disponibles. Elles ne permettent pas non plus de comprendre s’il existe des différences individuelles dans la mise en œuvre de ces éventuels ajustements comportementaux, liées par exemple à l’âge, l’expérience de conduite, le genre ou la personnalité des conducteurs.

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